Prédication des 2 et 9 septembre 2018

de Catherine Axelrad

Dire le Notre Père, un acte de libération et de paix

1ère partie – le 2 septembre 2018

Introduction 

Ceux qui ont pu venir au culte début juillet se souviennent peut-être qu’avec l’épisode du baptême du haut fonctionnaire éthiopien, puis celui de l’ouverture de l’Eglise naissante aux non-Juifs (avec l’accueil par Pierre du centenier romain Corneille et toute sa maisonnée), nous nous sommes brièvement immergés dans la vie et les conflits des communautés des tout premiers temps de l’Eglise. En ce début septembre, je vous propose pour les deux cultes qui viennent, aujourd’hui et dimanche prochain, un survol tout aussi rapide, et donc probablement tout aussi frustrant, d’un texte aussi important pour nous que pour ces premières communautés : une prière qui accompagne et nourrit la foi chrétienne depuis deux millénaires – la prière du Notre Père, ce texte que nous ne voulons plus « réciter » mécaniquement et que nous avons même quelquefois du mal à dire avec simplicité. En juillet nous avions lu ensemble la remarquable adaptation de cette prière par Vincens Hubac ; c’est en effet un très beau texte, que nous aimons et que je vous proposerai à nouveau de temps à autre pendant cette année que nous allons passer ensemble. Mais il me semble qu’il serait dommage de nous priver de la version commune d’une prière communautaire, et donc je vous propose de réfléchir ensemble à son histoire, au sens que les premières communautés lui attribuaient, aux difficultés que le texte peut présenter pour nous aujourd’hui et à l’aide que cette prière peut néanmoins nous apporter. Comme je l’ai dit ce sera frustrant, car c’est un sujet riche et inépuisable, un sujet  auquel de nombreux ministres de différentes églises ont consacré une littérature très abondante – qui a pris beaucoup de place dans ma valise cet été. Mais je vais m’attacher à ce qui me paraît essentiel pour nous, et rien n’empêchera ceux qui le souhaitent de creuser la question de leur côté.

Prédication

Donc nous allons réfléchir aujourd’hui à la première partie de cette prière que nous appelons habituellement le Notre Père. « Notre Père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Ce texte est évidemment une construction à partir des deux textes que nous venons d’entendre, qui se ressemblent mais présentent plusieurs différences.  Et ce texte est surtout construit à partir de deux textes traduits du grec – et ce qui complique encore un peu plus les choses, c’est que dans le cas de Mathieu le texte grec a une forme qu’on appelle hébraïsante, c’est-à-dire que sa syntaxe, la forme des phrases ne correspond pas à celle du grec mais de l’hébreu ou de l’araméen. Ce qui n’est pas étonnant si le Notre Père a vraiment été dit par Jésus, sous une forme ou sous une autre ; Jésus parlait en araméen, et si la prière du Notre Père vient de lui, on peut même imaginer qu’il l’ait dite plusieurs fois, mais pas toujours exactement avec les mêmes mots. Mais les biblistes ont surtout remarqué, depuis longtemps et surtout depuis 70 ans, avec la découverte des manuscrits trouvés à Qûmran – les fameux manuscrits de la mer morte – que cette prière ressemblait beaucoup à d’autres textes, des textes écrits justement en araméen. Et puis les traducteurs de la dernière édition de la Nouvelle Bible Segond ont inséré dans le texte de l’évangile de Mathieu, à côté du texte que nous avons entendu, le texte du Qaddish, une prière juive assez différente mais qui a pu inspirer celle des premières communautés. Je vous en lis juste la première phrase : « Qu’il soit magnifié et sanctifié son nom grand dans le monde, qu’il a créé selon son bon plaisir ». A vrai dire, pour en finir avec les comparaisons, une seule chose me paraît à peu près certaine : les rédacteurs des Evangiles ont inséré dans leur texte une prière déjà utilisée par les croyants de leurs communautés respectives. Quand ces textes ont été écrits – peu après 70 pour Matthieu, sans doute une dizaine d’années plus tard pour Luc – le Notre Père était déjà en usage dans les communautés – les croyants la disaient déjà, peut-être individuellement, sûrement ensemble au culte – et donc ça n’a rien d’étonnant qu’ils l’aient dite et écrite dans des versions un peu différentes selon les communautés.

Alors regardons la nôtre, celle que l’Eglise a rapidement adoptée et fixée, dans sa traduction latine puis dans la traduction – les traductions – en français. Les Protestants ont bien sûr été les premiers à dire le texte en langue vernaculaire (dans leur propre langue), et dès le début les Protestants français ont respecté le tutoiement du texte grec. Dans le sud de la France, avant Vatican 2, quand il y avait d’autres versions du NP, ils étaient quelquefois appelés les « tutoyeurs de Dieu » ou même, de manière plus péjorative, « les tutoyeurs ». Et je pense en effet que ce tutoiement, tout à fait naturel en grec comme dans les langues hébraïques, particulièrement dans les Psaumes (et qui existait d’ailleurs également dans la version latine)- et qui a été adopté pour toutes les confessions depuis Vatican 2- ce tutoiement favorise la relation directe et intime de chaque  croyant avec son Dieu. Tutoyer Dieu dans le Notre Père est à la fois une évidence et une joie. Mais surtout, la traduction française débute par Notre – notre Père – en grec c’est l’inverse, pater emôn père de nous – et c’est une grande chance, parce que dès le premier mot cette prière fait de nous – nous qui la disons, nous qui l’écoutons ou la pensons sans trop oser la dire – cette prière fait de nous une famille – mieux, car on ne choisit pas sa famille – cette prière fait de nous une communauté. En disant ces premiers mots nous prenons conscience que nous nous présentons devant Dieu ensemble, dans une recherche qui nous unit, qui nous permet de respecter nos individualités tout en les dépassant. Et cette prise de conscience est déjà un élément de paix et de libération. Voilà, je crois qu’on est déjà entrés dans le cœur du texte : Paix et libération.

Alors bien sûr, aujourd’hui, pour nous, les problèmes surgissent dès la première phrase. Pourquoi Père ? Pourquoi dans les cieux ? Le nom de Dieu et celui de père sont très souvent associés dans l’AT, en particulier dans les noms de personnes qui comporte les son ab (père) et el, yah ou yo (Dieu). Abbiyah signifie Dieu est mon père, Eliab mon Dieu est Père, Abiel Dieu est mon père, Yoab Yahvé est père… Bien sûr que cette expression nous renvoie à l’image du vieux barbu dans une société patriarcale, et nous avons raison de la remettre en question, cette image. Mais nous pouvons aujourd’hui dépasser ce rejet, être attentifs à l’histoire que nous avons entendue dans les premières lectures – comment la foi s’est déplacée du morceau de bois qu’on appelait Père, ce qui mettait Jérémie tellement en colère, au Dieu unique et rédempteur dont Esaïe recherche la compassion paternelle, c’est-à-dire l’amour – ce Dieu que l’humanité se représente au ciel – il faut bien se le représenter quelque part !- depuis qu’elle se tient debout. Je crois que « Notre Père qui est aux cieux » est celui qui d’une manière ou d’une autre, depuis trois millions d’années, accompagne notre évolution, nous a mis debout et nous a donné le désir de lever la tête, et nous permet désormais de le chercher ailleurs que dans la pierre dressée ou le bois sculpté.

Mais cette recherche nous la vivons dans une relative frustration ou du moins comme une attente – nous l’entendons exprimée ici avec les mots de la même prière juive qui a peut-être inspiré le Qaddish  – « que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne » – en prenant conscience en même temps qu’il s’agit d’un acte relationnel où Dieu  a le rôle prépondérant, mais qui nécessite une réponse de la part de l’humanité ; ces phrases ne sont pas des demandes d’intervention directe – la traduction qui dit « fais savoir qui tu es, fais venir ton règne, fais se réaliser ta volonté » me paraît tout à fait injustifiée et modifie l’état d’esprit de celui qui dit le texte. « Que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » :  par ces mots et surtout par cette forme verbale nous reconnaissons et acceptons avec simplicité notre propre insuffisance ;  par ces mots et cette forme verbale nous prenons conscience avec simplicité que Dieu représente nos aspirations les plus profondes, celles auxquelles nous ne pouvons pas répondre par nous-mêmes ; que lui seul peut répondre à notre désir d’unité intérieure et même (sur la terre comme au ciel) d’unité cosmique.  Et je crois, comme je l’ai dit tout à l’heure, que sans nous permettre d’oublier nos obligations envers nos frères et sœurs humains (et cela nous y réfléchirons dimanche prochain) cet état d’esprit qui nous réunit devant Dieu est porteur de libération et de paix.

Amen

2ème partie, le 9 septembre 2018

Introduction

Nous allons aujourd’hui poursuivre et provisoirement conclure notre survol du texte du Notre Père tel qu’il nous est proposé par notre Eglise et par les églises se référant aux travaux œcuméniques. Comme je l’ai dit dimanche dernier, ce survol est par nature un peu frustrant, parce que ce texte mériterait un commentaire beaucoup plus approfondi – dont il a d’ailleurs fait l’objet, sous forme de prédication et de livres, de la part de nombreux théologiens et pasteurs. Pour ceux qui auraient manqué le début, comme on dit quelquefois dans les programmes télé : nous avons réfléchi dimanche dernier aux premiers versets, à commencer bien sûr par Notre Père qui es aux cieux. Nous avons vu que dire notre Père nous constitue en communauté, qu’il est très courant dans le 1er testament d’appeler Dieu Père et que donc, tout en prenant nos distances avec le caractère patriarcal de cette appellation, nous pouvons en assumer l’importance dans l’histoire de notre foi ; nous avons rapidement évoqué, avec la notion de transcendance, les raisons pour lesquelles les humains peuvent lever la tête et rechercher Dieu au ciel plutôt que dans les idoles. J’ai parlé de la joie de tutoyer Dieu, comme les Protestants l’ont toujours fait, et aussi du fait que les phrases suivantes : que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel expriment à la fois le profond désir humain que le divin soit reconnu et à l’œuvre dans le monde et dans l’univers, et que dans le même temps, par leur forme au subjonctif passif, ces mêmes phrases traduisent le sentiment que sans l’aide de Dieu, l’homme ne peut parvenir à cette reconnaissance – à vrai dire il y aurait encore beaucoup à réfléchir sur cette dernière phrase que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel en ces temps où même l’aventure spatiale, après avoir permis pendant quelques décennies une expérience de fraternité internationale, risque de devenir un véritable instrument de domination et de pouvoir. Mais nous allons aujourd’hui réfléchir ensemble à la suite de ce texte, et nous prions avant d’entendre les lectures bibliques.

Prédication

Donc je vous propose de réfléchir aujourd’hui à la deuxième partie de cette prière que nous appelons le Notre Père : « Donne nous aujourd’hui notre pain de ce jour, pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés, et ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre nous du Mal ». Et je terminerai en commentant très brièvement la conclusion, que nous nous appelons doxologie, du mot grec doxa qui signifie gloire : « car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire, pour les siècles des siècles ». Je vais donc parler du pain de ce jour, du pardon demandé et pratiqué, et de la tentation, avec justement celle de la nouvelle traduction choisie par l’Eglise catholique et que notre Eglise a également adoptée.

Commençons par le pain. Certains d’entre vous le savent peut être, la phrase grecque pose un énorme problème de traduction car le mot qui définit le pain, l’adjectif qu’on a traduit par « de ce jour », est le mot epiousios. Or ce mot epiousios n’existe nulle part ailleurs en grec. On ne le trouve que dans le NT, et seulement à cet endroit pour définir le pain. Pour comprendre, ou plutôt pour essayer de deviner ce qu’il veut dire, les linguistes l’ont décomposé : epi ousia, et ils ont trouvé plusieurs possibilités : notre pain nécessaire, notre pain pour ce jour-ci, notre pain pour demain, et peut-être même – pour ma part c’est ainsi que je le comprends – notre pain à nous c’est-à-dire notre part et rien de plus. La traduction qui nous est proposée met l’accent sur deux éléments importants : ce serait une référence à la manne, cette nourriture dont la lecture de l’Exode nous a dit que c’était un don quotidien de Yahvé à son peuple au désert. Un don extraordinaire pas tellement par sa provenance – on ne la connaît pas, même si certains préhistoriens pensent que ce mythe aurait pour origine une sorte de dépôt résineux comestible – mais surtout par ce qui le caractérise : chacun reçoit ce dont il a besoin pour vivre, rien de moins, rien de plus. Cette nourriture ne se conserve pas, on ne peut pas en faire des provisions, et encore moins bien sûr l’échanger ou en faire commerce (il n’en est même pas question). C’est en fait la nourriture idéale, celle que toute l’humanité devrait avoir, au lieu que tant de personnes en manquent et que tant d’autres en consomment trop et en fassent commerce. Pour nous aujourd’hui c’est un appel à la modération, pas toujours facile à entendre, et aussi un appel à la confiance, tout aussi difficile à entendre puisqu’il s’agit de ne pas s’inquiéter de ce qu’on va manger plus tard – et nous savons bien que c’est déjà difficile quand on est seul, mais évidemment impossible quand on a responsabilités, en particulier des enfants. Et si le plus probable, comme les linguistes semblent le penser, c’est que la formule veut dire « notre pain pour demain, pour le jour qui vient » ou même « notre pain à venir » pourquoi avoir adopté « notre pain de ce jour » ? Eh bien comme je l’ai dit dimanche dernier, cette prière était certainement déjà en usage dans les communautés quand elle a été rédigée dans les évangiles de Matthieu et de Luc. Et il est probable qu’elle était dite en particulier juste avant, ou pendant, la célébration de la Cène – un peu comme nous le faisons nous-mêmes. Et du coup, la formule « notre pain de ce jour » prend un sens un peu différent, elle évoque pour chacun ce qu’il va vivre quelques instants plus tard, sa propre participation à la Cène, tout en mettant l’accent sur la  dimension communautaire de ce partage. Je crois que ce sont ces deux raisons qui font que lorsque nous célébrons la Cène, nous incluons le Notre Père dans la liturgie au lieu de le dire à la fin de la prière fraternelle qui conclut le culte – ce qui est en revanche tout à fait approprié dans les cultes sans Ste Cène.

Et alors la suite de notre texte peut paraître surprenante. On était dans le refus de la thésaurisation et de l’échange, il était tout à fait logique de faire à ce moment-là acte de générosité en effaçant les dettes de nos frères et sœurs humains (Heureusement que dans les premières communautés ils mettaient tout en commun, parce qu’autrement je me demande si vraiment toutes les dettes étaient vraiment effacées le dimanche au moment du Notre Père). Mais pourquoi alors avoir traduit dettes par offenses ? Le texte de Marc se réfère à une comparaison selon laquelle les fautes des humains sont autant de dettes qu’ils contractent envers Dieu et pour lesquelles il pourrait leur en vouloir. Luc le dit encore plus clairement : « Pardonne nous nos péchés, car nous aussi, nous remettons sa dette à quiconque nous doit quelque chose ».  Dans le 1er testament, le péché était un acte ou une parole dont on pensait qu’il s’opposait à Dieu et à sa Loi. Mais comme l’a expliqué le théologien Karl Barth, en identifiant le péché – le manque d’amour envers autrui –  à une dette, nous affirmons que « nous, frères de l’homme Jésus-Christ, nous manquons à ce que nous devons à Dieu ».  La traduction de ce mot pose problème depuis le 16ème siècle : au fil du temps on trouve : fautes, manquements, forfaits, méfaits, péchés, offenses (Calvin – qui ensuite est revenu au mot « dettes »).  C’est cette dernière traduction, « offenses », qui a été retenue pour la version actuelle (œcuménique), et au-delà des querelles linguistiques et théologiennes, certes importantes, mais qui ne doivent pas restreindre notre approche, je voudrais juste vous faire remarquer que la version actuelle est réellement libératrice. On pourrait presque les supprimer complètement, ces dettes, péchés ou offenses, et dire tout simplement : Pardonne-nous comme nous pardonnons. En dernière lecture je vous ai proposé le psaume 130, cette réflexion sur la faute et le pardon, psaume très célèbre, en particulier en latin à partir de ses premiers mots « De profundis ». Ce psaume nous dit que  « le pardon se trouve auprès de Dieu, pour que l’homme le craigne », c’est-à-dire pour qu’il croie en lui, et pour qu’il sache « qu’auprès de lui la libération abonde ». Pardonne nous comme nous pardonnons : j’aime cette phrase parce qu’elle unit dans un même mouvement ce en quoi nous avons tant de mal à croire – le pardon, l’amour inconditionnel de Dieu – et ce que nous avons tant de mal à faire nous-mêmes : pardonner.  En grammaire on parle d’aspect performatif d’une forme verbale : dire c’est faire. En demandant pardon nous nous savons déjà pardonnés ; en disant que nous pardonnons nous sommes déjà en train de pardonner.  Dans l’idéal ce serait une fois pour toutes, comme un vrai pardon, comme le pardon de Dieu ; mais dans notre réalité psychologique les vieilles rancunes peuvent revenir, bien sûr, comme les vieux remords d’ailleurs. Le plus souvent elles reviennent, ces vieilles rancunes, et ce n’est pas facile à vivre. Mais avec le Notre Père nous sommes invités à pardonner à nouveau, à pardonner et repardonner, jusqu’à ce que cela devienne une réalité – jusqu’au jour où on se dit « ah tiens, je ne lui en veux plus, ça fait du bien ». Mais je vous rassure, comme entre temps on a trouvé d’autres bonnes raisons d’en vouloir à quelqu’un d’autre, on n’a plus qu’à recommencer.

Et si nous avions la tentation de résister à ce mouvement libérateur, il faudrait à nouveau nous en remettre à Dieu pour retrouver la Paix. Certains, y compris parmi nous, se demandent si l’Eglise protestante unie n’a pas adopté un peu trop rapidement la nouvelle version proposée par Rome : « Ne nous laisse pas entrer en tentation », au lieu de « Ne nous soumets pas à la tentation ». Leurs arguments ne sont pas du tout infondés, car la phrase grecque dit « que tu ne nous introduises pas dans l’épreuve ». Vous voyez bien la différence, et elle est effectivement très importante : soit l’épreuve – la vraie tentation, la tentation ultime – la tentation du découragement ou du désespoir, du renoncement à la foi, du renoncement à la vie  – soit cette tentation existe indépendamment de Dieu, et nous sommes libres d’entrer en tentation ou d’y résister ; soit c’est Dieu lui-même qui nous fait subir cette épreuve, qui nous y soumet, histoire de voir comment on va s’en sortir, ce qui remet évidemment en question l’amour auquel nous voulons croire. En fait les deux sens ont alternés selon les époques et les traductions, et le débat n’est pas entre Catholiques et Protestants, en tous cas au 20ème et 21ème siècles il a traversé toutes les confessions (par exemple, dans son livre sur le Notre Père, le pasteur Louis Pernot proposait dès 2011 des traductions très proches de celle qu’on dit aujourd’hui). En fait on sait que dès le début cette formule a posé problème dans l’Eglise, puisqu’on trouve au 1er chapitre de la lettre de Jacques (Jacques le frère de Jésus, celui qui a joué avant Pierre un rôle prédominant dans l’Eglise des premiers temps): Que personne, lorsqu’il est mis à l’épreuve, ne dise «c’est Dieu qui me met à l’épreuve » ; car Dieu ne peut être mis à l’épreuve par le mal, et lui-même ne met personne à l’épreuve .  On comprend mieux le pourquoi de la nouvelle traduction, qui pour ma part ne me choque pas car n’oublions pas que de toutes façons, il ne s’agit pas de respecter les textes à la lettre : le Notre Père que nous disons est une prière composée à partir d’au moins deux textes – en réalité trois. Car la formule finale que nous utilisons vient d’un texte à peine plus récent que les évangiles, un petit livre écrit en grec avant l’année 150, un petit livre qu’on a intitulé la Didaché (l’enseignement) un petit livre qui donne de précieuses  informations sur les liturgies des tous premiers siècles, sur la manière dont les premiers chrétiens priaient et célébraient (cette information n’est pas un scoop, vous trouverez le texte de la Didaché sur Google). C’est dans ce livre que le Notre Père se termine ainsi : « Mais délivre nous du mal, car à toi appartiennent la puissance et la gloire pour les siècles ». Là aussi, cette formule que d’autres confessions ne disent pas de la même façon divise, y compris quelquefois chez les protestants. C’est à nouveau une manière de s’en remettre à Dieu, y compris pour lutter contre le phénomène du Mal qui depuis toujours met à l’épreuve la foi humaine dans un dieu bon – et ça, je suis sûre que nous aurons l’occasion d’en reparler. Pour ma part, et pour en terminer aujourd’hui, j’aime cette conclusion doxologique ;  elle vient inscrire  le Notre Père dans le contexte de son élaboration, et surtout, elle participe à ce sentiment de libération que le Notre Père peut nous apporter, à cette paix que nous pouvons éprouver en disant ensemble, avec la plus grande simplicité, que d’une manière ou d’une autre, pour survivre et pour vivre, pour être en accord avec nous-mêmes et avec nos frères et sœurs humains, nous avons besoin de Dieu et nous nous en remettons à lui.

Amen