Prédication du 15 novembre 2015

de Matthieu Calame

Le contexte dans lequel les textes furent écrits

Les trois textes ont été choisis avant les tragiques événements du vendredi 13 novembre.

Ils ont été lus dans leur ordre de rédaction probable. C’est certain en ce qui concerne Daniel. Les deux autres textes sont contemporains et il est donc plus difficile de les dater relativement l’un par rapport à l’autre.

  • Daniel

Daniel est écrit très vraisemblablement entre 167 et 164 avant Jésus Christ. Si les biblistes sont aussi précis c’est que le texte décrit soigneusement les péripéties politiques de la période que l’on connaît par les auteurs grecs et latins. On le date donc postérieurement aux événements qu’il mentionne et antérieurement aux événements qu’il ne mentionne pas et que nous connaissons par ailleurs. D’où cette fourchette extrêmement étroite.

Deux empires hellénistiques, tous deux héritiers du démembrement de l’empire d’Alexandre, s’affrontent depuis près d’un siècle et demi pour la suprématie en Méditerranée orientale. Au nord les Séleucides avec leur capitale d’Antioche, au sud les lagides d’Egypte et leur capitale Alexandrie. Deux espaces partageant la même culture et même deux familles royales apparentées. Il s’agit d’un affrontement politique au sein du même univers culturel.

La Judée se trouve à ce moment-là sous le contrôle des séleucides dont le roi est Antiochos Epiphane. Celui-ci est un roi énergique qui essaie de relever la puissance séleucide ébranlée par la défaite subie face au romain par son aïeul Antiochos III en 189. Au contraire de ses prédécesseurs et des empires qui les ont précédés, Antiochos Epiphane a pour projet non pas seulement une domination politique des peuples conquis mais une intégration par l’hellénisation de ces peuples, sans doute dans l’idée de renforcer la cohésion de son empire, en généralisant le mode de vie et les valeurs grecques : pratique du sport nu au gymnase, écoles de philosophie, culte civique. Cette hellénisation s’opère souvent en lien et au travers des  élites locales. Ce sera d’ailleurs une réussite par exemple dans le monde phénicien. Mais c’est ce projet d’hellénisation, qui réussira en Judée sur le long terme, qui provoque alors la révolte des Macchabées. L’auteur de Daniel appartient à cette mouvance. Lorsqu’il écrit, l’issue du soulèvement est incertaine et contribue au ton apocalyptique.

C’est un moment certes très troublé mais dans une histoire du Proche-Orient elle-même marquée par la succession d’empires de plus en plus universels (assyriens, babyloniens, mèdes, perses et grecs), qui intègrent de plus en plus les peuples en les projetant dans un espace géographique, économique et culturel de plus en plus large : une sorte de mondialisation à l’échelle du Moyen-Orient de l’époque.

  • Hébreux et Marc

Les deux textes sont très vraisemblablement écrits avant la destruction du temple par Titus en 70, car ils ne mentionnent pas l’événement.

Les analystes aujourd’hui doutent que l’épître aux Hébreux ait été écrite par Paul lui-même du fait de son style quoique le thème – le salut par la grâce et non par les rites – en soit tout à fait Paulinien.

La Judée est désormais intégrée au monde gréco-romain, le dernier en date des empires universels et pour ainsi dire le vainqueur définitif. La Judée a perdu l’indépendance acquise sous les asmonéens, ce qui suscite des tensions de plus en plus vives en dépit du respect – ou du désintérêt – des romains pour la question religieuse.

Leur signification probable à l’époque de leur rédaction

Ces contextes nous permettent de mieux comprendre l’état d’esprit des rédacteurs. Dans tous les cas, les judéens ont été projetés irréversiblement dans des empires à vocation « universelle » qui menacent de diluer leur identité. Il existe des tensions politiques avec un sentiment d’oppression lié à la présence de militaires et de magistrats étrangers. Dans le cas de Daniel il est certain qu’il existe également une très forte tension socio-culturelle, l’hellénisation étant perçue comme une agression de l’identité judéenne. S’y ajoutent des tensions sociales puisque l’intégration dans des économies larges profite probablement aux classes les plus aisées urbaines au détriment des classes les plus pauvres et des ruraux. Il est probable que le sentiment national se double d’un ressentiment social. Il existe donc dans une partie de la population marginalisée et  méprisée une sorte d’aspiration à un dénouement que l’on pressent brutal et l’espérance d’une justice céleste. C’est ce qui explique l’émergence de ce genre « apocalyptique » qui rompt avec la plupart des prophètes par son universalisme.

En effet nous ne sommes plus ici dans le registre de la faute entraînant la punition suivie de la repentance entraînant la rédemption du seul peuple hébreu, si caractéristique des premiers livres de l’ancien testament (Rois, Chroniques, nombreux prophètes).

La conception tribale d’une divinité ethnique dédiée à Israël (les autres peuples n’étant que des instruments, des seconds rôles de la relation centrale entre un peuple et son Dieu) a dû changer de nature pour prendre une dimension nécessairement cosmique car les judéens sont plongés dans un monde immense dans lequel une divinité vernaculaire et tribale n’a plus de sens. Si Dieu est unique alors il doit bien avoir une relation avec le reste de l’humanité. L’idée archaïque d’un Dieu unique mais ethnique constitue désormais une sorte de contradiction presqu’insoluble.

On voit d’ailleurs un début de glissement dans la distinction que fait l’auteur de  Daniel entre un jugement un peu moins collectif et un jugement de plus en plus individuel pour séparer les justes et des injustes au sein même du peuple d’Israël. Certes chez Daniel le peuple est encore perçu comme une entité par rapport aux autres peuples. Cela interdit d’affirmer que l’auteur a déjà adopté l’idée d’un Dieu universel dégagé de la figure du Dieu ethnique. Toutefois le fait de distinguer dans plusieurs passages au sein du peuple, entre sauvés et non sauvés, indique que le Dieu n’est plus déjà uniquement ethnique. Le peuple dans le cas d’une divinité ethnique est perçu comme une entité inséparable où le destin individuel compte peu. S’esquisse donc chez Daniel une rupture qui sera consommée un siècle plus tard.

D’ailleurs dans le début de Daniel, le rapport avec Nabuchodonosor constitue les prodromes du prosélytisme juif caractéristique de l’époque asmonéenne (2ème siècle av JC – 1er siècle après JC) et qui traduit le début de désethnisation de la religion initiale autorisant ainsi à convertir d’autres ethnies.

Pour nous modernes, l’aventure du soulèvement des Macchabées (fondateurs du royaume asmonéen) n’est pas sans ambiguïté. Et dans le contexte actuel le propos m’a forcément dérangé. On peut certes la lire – et les protestants le feront abondamment quand ils se trouveront persécutés pour leur foi – comme la résistance obstinée d’un petit peuple attaché à son Dieu et à sa liberté contre un souverain oppresseur.

Mais on peut aussi la lire comme le rejet au nom de valeurs traditionalistes de l’intégration des judéens dans la « modernité hellénistique ». Cette modernité séduit une partie des classes dominantes, celle qui par son capital culturel et économique profite des opportunités de ce monde élargi. Ceci conduira les Macchabées et leurs partisans à mener non pas seulement une guerre contre l’occupant mais également une guerre interne contre ceux des judéens – souvent urbains et cultivés – qui sont perçus comme des traîtres, des agents de l’acculturation et de l’hellénisation. Si Judas Macchabée était irakien aujourd’hui nous ne sommes pas si sûrs de savoir quel camp il choisirait. Ou plutôt il y a à craindre qu’il ne choisisse la résistance à tout prix contre la pénétration des « valeurs occidentales » et trouverait légitime de liquider les « occidentalisés ». Position intenable à terme d’ailleurs. La suite de l’histoire démontrera que la position idéologique  des Macchabées en dépit même de leur victoire relative sur le terrain va rapidement évoluer dans le sens qu’ils prétendaient combattre. Parvenue au pouvoir, la famille elle-même s’hellénisera, les prénoms à la génération suivante sont déjà pour certains grecs – Aristobule ! En fait la réponse culturelle et cultuelle durable à l’universalisme hellénistique sera la formation d’un véritable monothéisme universel. Mais le processus prendra encore du temps.

C’est de l’achèvement de ce processus que témoignent Hébreux et Marc.  Le peuple de Dieu a pris un sens métaphorique : ce sont les justes et non une ethnie particulière. Néanmoins l’universalisation du message posera immédiatement le problème, si central dans l’émergence du christianisme, du rapport à la loi mosaïque en tant que marqueur identitaire. Plus le message se pose comme universel en face de l’universalisme hellénistique et plus la question de la signification des rites et notamment du sacrifice au seul temple de Jérusalem pose problème pour le mouvement de la conversion.

C’est cette question à laquelle essaient de répondre le texte de Marc et surtout le texte d’Hébreux.

Marc annonce l’assouplissement du figuier, arbre qui symbolise à de nombreuses reprises la loi dans la Bible. L’approche de la fin des temps est annoncée par la ramure flexible qui donne tout à coup des rameaux nouveaux. La loi en quelque sorte s’apprête à donner de nouvelles pousses.

Dans Hébreux le message est on ne peut plus clair : nous sortons de la religion transactionnelle (la religion du sacrifice et du don et contre-don) pour entrer sans ambigüité dans une religion de l’éveil moral et pour ainsi dire individuelle. La théologie christique du sauveur qui se donne en sacrifice final et définitif – l’oblation – et qui accède à la royauté universelle est déjà fermement établie. Non sans un petit air de prédestination avec l’allusion à « ceux qu’il sanctifie » par rapport à ses ennemis placés comme un escabeau sous ses pieds, vieille représentation orientale de la soumission au souverain vainqueur. Le monothéisme moral se libérant du rituel ethnique judéen se pare de l’universalisme grec et de sa rhétorique philosophique pour conquérir le monde gréco-romain.

Ce que ces textes nous évoquent aujourd’hui

Si la signification de ces textes pour leurs contemporains nous paraît relativement claire au contraire d’autres textes plus cryptés, que nous évoquent-ils aujourd’hui ? Je souhaiterais aborder trois points qui me semblent d’actualité :

– le vertige apocalyptique,

– la question sans cesse renouvelée de la liberté, de la grâce et du pardon,

– enfin la question du sacrifice.

  • L’angoisse existentielle et l’aspiration à Armaggedon, la bataille rédemptrice

La croyance apocalyptique en une bataille définitive et rédemptrice pour liquider un monde corrompu est malheureusement une des figures très présente encore aujourd’hui dans la psychologie individuelle et collective tant politique que religieuse.

Si nous évitons les qualificatifs simplistes tel que le mot « barbare » renvoyant l’autre à une altérité incommunicable (ce serait le degré zéro de la capacité de comprendre un phénomène), nous pouvons à partir de ces textes anciens et à la lumière du présent essayer de comprendre leur ressort c’est à dire à la fois :

– la frustration de ces auteurs face aux iniquités manifestes du monde,

– la peur face aux incertitudes et aux chaos grandissants,

– enfin le vertige de grandes tribulations rédemptrices, d’une lutte finale dont émergerait un monde parfait car purifié.

« Plutôt une fin effroyable qu’un effroi sans fin » a dit le patriote prussien « Ferdinand von Schill » quand il luttait contre l‘occupation française de 1807. C‘est un peu la synthèse de l‘aspiration à l‘Armagedon.

Au fond c’est à ce sentiment de l’impuissance individuelle et collective à améliorer le monde présent que vient répondre le vertige apocalyptique qui peut prendre la forme d’une pulsion suicidaire individuelle mais également collective.

Il est d’ailleurs à noter la dimension cosmique de cet événement dans l’imaginaire de l’auteur de l’évangile de Marc, le soleil et la lune sont concernés.

Cette fuite en avant qui se propose de résoudre par la violence destructrice une situation jugée insoutenable est une tentation que nous avons pu éprouver même dans des relations à l’échelle individuelle. C’est sans doute ce sentiment hypertrophié qui animent ceux qui succombent à la tentation de la violence extrême. Et sauf à penser que nous ne partageons rien de ce travers de l’humanité, nous devons tous nous convaincre qu’il nous faut lutter contre cette tentation de la violence. Et pas seulement pour des raisons morales mais également parce que ces sacrifices sanglants, des autres et même de soi, ne servent à rien.

Car le propre des situations de chaos, c’est leur capacité à absorber la violence externe, et à la recycler pour accroître encore leur chaos interne. Ainsi le propre du chaos est que la puissance aveugle, dépourvue d’analyse et de perspective de réorganisation, est contre lui impuissante. Faute de savoir quel ordre elle souhaite rétablir, elle vient alimenter et renforcer le désordre qu’elle prétendait contenir.

Nous voilà avec une responsabilité nouvelle. Une puissance qui se révèle impuissante et qui est un appel à la mesure. Ceci vaut en termes sociaux, géopolitiques mais singulièrement aussi en terme écologique si l’on considère le changement climatique. Les grands désordres sociaux-politiques actuels ne pourront être résolus par le seul exercice d’une puissance accrue ; il requiert de notre part de rétablir des équilibres et une régulation.

  • Grâce, liberté et pardon

Dans ce moment de choc, il peut être difficile sinon à croire, du moins à vivre personnellement la grâce et le pardon. Que signifie la grâce et le pardon pour ceux qui n’éprouvent ni pitié ni merci ?

La grâce gratuite est le fondement  du protestantisme mais aussi en un sens sa principale difficulté au regard de la morale humaine courante. Et je ne vais pas prétendre revenir dessus d’un point de vue théologique – je ne m’en sens pas capable – mais je voudrais dans le contexte actuel partager la question cruciale de la liberté de l’homme et de sa responsabilité dans l’économie de la grâce.

Je pense que dans la théologie libérale, il n’y a plus à proprement parler de prédestination : d’idée que Dieu aurait déterminé ses élus par avance. Pas plus que Dieu ne ferait commerce de la grâce en échange d’œuvres comme c’était le cas dans les religions sacrificielles où l’on achetait en quelque sorte la protection divine. C’est une sorte d’acquis pour  nous : le Divin se donne en profusion, sans compter, sans demander de compte et à tous, même le plus monstrueux à l’aune de notre jugement.

Soit.

Nous avons abordé fréquemment le petit sentiment d’injustice que nous éprouvons tout de même quand nous avons le sentiment d’être des ouvriers de la première heure. Nous voilà obligés de combattre notre nature comptable face à une grâce surabondante et incommensurable. Nous y parvenons tout de même en songeant que nous avons tous vocation à être ouvrier de Dieu. Et tant pis si d’aucuns le deviennent après un chemin tortueux. Ils y viennent finalement. Mais qu’arrive-t-il à l’ouvrier qui ne se présente pas ? Notre raisonnement bute quand nous sommes face à des personnes qui jusqu’à la mort n’émettent aucun regret des actes qui nous semblent les plus contraires à l’éthique de la grâce elle-même. Traiter de la grâce divine en ne considérant que le seul point de vue du don illimité par Dieu sans s’intéresser à celui à qui la grâce est destinée serait occulter le fait que pour qu’il y ait don il faut être deux. L’un qui donne et l’autre qui reçoit. Sauf à considérer que nous serions sans liberté – liberté d’accepter ou de refuser la grâce – il ne suffit donc pas que la grâce soit donnée, il faut encore qu’elle soit reçue. La grâce est un don. Elle n’est pas un dû indépendant de la liberté individuelle. Elle est à profusion pour qui la demande, mais elle ne sert de rien pour qui ne la demande pas. La source peut-être surabondante, elle ne désaltère pas celui qui n’aspire pas à y boire.

Cette importance de l’engagement des deux parties, nous en faisons tous je crois l’expérience sur le point particulier du pardon, si brûlant dans le contexte actuel. Songeons à ces moments où nous avons le sentiment que quelqu’un nous a offensés. Si l’offense n’est pas reconnue, nous avons bien conscience que pardonner n’apporte que bien peu d’apaisement à l’un comme à l’autre. Qu’importe le pardon pour celui qui n’éprouve pas de remords ? C’était tout le sens du processus « Vérité et réconciliation » en Afrique du Sud après l’apartheid. Et c’est bien pourquoi dans la liturgie la repentance précède le pardon. Non qu’il soit conditionné mais simplement le pardon donné à quelqu’un qui ne regrette rien est malheureusement un geste vide et d’incommunication.

Il ne s’agit bien sûr pas pour moi de justifier la vengeance vis à vis de l’offenseur qui ne se repentirait point. Mais de rappeler qu’entre la vengeance et le pardon il y a cette situation intermédiaire où l’offensé ne cherche pas à se venger mais où l’offenseur n’éprouve aucun sentiment de culpabilité ou même de responsabilité. Situation inextricable. Situation sans doute où nous remettons notre âme blessée, nos sentiments meurtris à cet absolu qu’est Dieu en l’absence d’une capacité de dialogue. Dieu est là dans notre incommunicabilité, dans notre silence. Il est d’ailleurs consolation et pas seulement pardon. Cette incapacité du pardon n’est-ce pas d’ailleurs ce dont le Christ fait l’expérience sur la croix quand il s’écrie « Père, père pardonnez leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » ? Il ne pardonne pas lui-même à ses bourreaux qui se sentent tout à fait justifiés, il demande au Père de les pardonner. Il fait l’expérience humaine du pardon impossible, de l’incapacité de pardonner à ceux qui ne savent pas ce qu’ils font.

  • La notion de sacrifice

Je voudrais pour terminer aborder la question clef du sacrifice. Ne doutons pas malheureusement que les hommes qui ont perpétré ce vendredi ce massacre en donnant même leur vie pour cela étaient animés d’un esprit de sacrifice et intimement persuadés de participer à une rédemption et à un acte de vengeance et de guerre et non à un crime. C’est bien ce type d’esprit de sacrifice macabre dont Jésus nous libère.

J’ouvre une parenthèse agronomique. Il est clair pour moi que dans l’histoire, les religions du sacrifice sanglant apparaissent au moment où l’humanité prend conscience de la destruction de son environnement, s’en alarme, et tente de la prévenir en versant du sang, principe de vie, pour régénérer la vie. Mais cette origine a pris au fil des millénaires, notamment dans les religions urbaines, les formes d’un rite lié à la question de la pureté et du péché.

Jésus constitue pour nous le sacrifice définitif par rapport au péché et nous délivre de cet esprit de sacrifice morbide qui anime les fanatiques.

Mais dans le langage courant on a vu apparaître un sens très édulcoré au terme de sacrifice. Le terme est à ce point galvaudé  que nous l’utilisons pour la moindre concession, le moindre renoncement à quelque chose. Toute privation même légère est-elle un sacrifice ? Nous avons l’impression désormais de sacrifier même ce que nous n’avons pas mais que nous aurions pu avoir, par le seul fait que nous y aurions renoncé pour avoir autre chose. Mais peut-on avoir quelque chose sans renoncer à une autre chose ? Bien sûr, si j’ai des enfants, cela m’oblige à renoncer à la vie que j’aurais eue si je n’avais pas eu d’enfants. Cela en fait-il pour autant un sacrifice ? N’est-ce pas simplement la contrepartie de mon choix ?

J’ai évoqué au sujet de la grâce la notion de dû qui est problématique car elle abolit la notion de gratitude. On éprouve de la gratitude pour un don pas pour un dû. Nous avons développé une culture du dû qui finit par abolir tout sentiment de gratitude et transforme toute contrepartie en sacrifice insupportable. J’observe d’ailleurs un des effets de ce refus de gratitude dans l’idéologie du self-made man, l’homme qui s’est fait lui-même, ce qui constitue une forme poussée d’ingratitude vis à vis de la société – car qui se fait en dehors de la société ? – ingratitude qui se traduit par exemple par le refus de l’impôt. Il y a donc un problème fondamental quand se perd l’esprit de gratitude et quand toute concession tout renoncement et toute contrepartie sont assimilés abusivement à un sacrifice. Nous avons en quelque sorte réintroduit la notion de sacrifice dont Jésus voulais nous libérer, mais sous une forme très égoïste visant à culpabiliser autrui.

La parole de Jésus nous libère évidemment de la culpabilité stérile, elle nous libère du sacrifice sanglant rituel réalisant d’ailleurs ainsi la parole d’Osée « Car c’est l’amour qui me plait et non les sacrifices, la connaissance de Dieu plutôt que les holocaustes ». Mais elle ne fait pas que supprimer le sacrifice, elle appelle à le dépasser par l’amour et la connaissance de Dieu. La fin du sacrifice ce n’est pas la fin du don et de la gratitude, c’est la fin du don sanglant et de la gratitude apeurée. Mais c’est l’avènement du don par amour et de la gratitude apaisée.

Et inévitablement les sociétés et les hommes qui perdent et le sens de l’amour et le sens de la gratitude, qui voient en tout contre-don à consentir un sacrifice personnel intolérable préparent le retour des sacrifices sanglants et les holocaustes. Notre histoire en porte l’abominable témoignage.

Amen