Prédication du 4 novembre 2018



d’Henri Persoz

La tentation au désert

Lecture biblique

Évangile de Matthieu, chapitre 4, versets 1 à 11

Alors Jésus fut conduit par l’Esprit au désert pour être tenté par le diable. Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il finit par avoir faim. Le tentateur s’approcha et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains » Mais il répliqua : « Il est écrit : l’homme ne vivra pas de pain seulement mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » Alors le diable l’emmena dans la Ville Sainte, le plaça sur le fait du Temple et lui dit : « Si tu es  Fils de Dieu, jette-toi en bas car il est écrit « Il donnera pour toi des ordres à ses anges et ils te porteront sur leurs mains pour t’éviter de heurter du pied quelque pierre. » Jésus lui dit : « Il est aussi écrit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu ». Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne ; il lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire et lui dit : « Tout cela je te le donne, si tu te prosternes et m’adores. » Alors Jésus lui dit : « Retire-toi Satan ! Car il est écrit : «  Le Seigneur Dieu tu adoreras et c’est à lui seul que tu rendras un culte. » Alors le diable le laissa et voici que les anges s’approchèrent et ils le servaient.

Prédication

Quel curieux personnage que le diable. Il apparait dans la Bible hébraïque à diverses reprises avec des noms variés. Et toutes les religions le connaissent, parce qu’il faut bien renvoyer sur quelqu’un d’autre tous les malheurs du monde et toutes les fautes des hommes, en particulier les siennes. Mais est-ce vraiment une réalité, quelqu’un, une personne, ou simplement une tendance, un mythe, une dimension de l’humain, celle qui l’incline vers le mal, tandis que Dieu serait la dimension qui l’incline vers le bien ?

Et une autre question et de savoir si le diable est une création de Dieu ou s’il lui est extérieur, s’il existe indépendamment de  Dieu, s’il est un autre Dieu, celui du mal. La Bible ne répond pas clairement, ni toujours de la même façon. Mais le christianisme officiel, toutes confessions confondues, répond sans hésiter: le diable est une créature de Dieu. Parce qu’il n’y a qu’un Dieu, peut-être en trois personnes, mais un seul Dieu, qui a tout crée y compris le diable, mais veut cependant le bien de l’humanité.

La question suivante et donc évidemment pourquoi Dieu, dans sa grande bonté envers les hommes, a-t-il crée le diable et tout le mal qu’il préside et les malheurs qui s’en suivent. St Augustin a essayé de répondre, mais sans vraiment nous convaincre et bien d’autres chrétiens après lui. Par exemple, il disait qu’il faut laisser à l’homme sa liberté. Mais alors pourquoi avoir créé des humains attirés dans leur liberté par le mal ?

Ceux qui savent bien répondre, ce sont les dualistes, ceux qui disent qu’il y a deux Dieux, celui du bien et celui du mal, en perpétuelle lutte, à l’intérieur  et à l’extérieur de l’homme et un jour le Dieu du bien triomphera. On voit ces idées dans la religion persane de Zoroastre, chez Platon, chez les manichéens, dans la gnose, chrétienne ou pas chrétienne, chez les cathares, chez certains théologiens protestants plus ou moins libéraux comme Wilfred Monod. Mais tout cela est hérésie car il n’y a qu’un seul Dieu

Dans cet univers de questions inextricables, que nous apprend ce très célèbre récit de la tentation au désert ? D’abord que c’est l’esprit de Dieu, Dieu lui-même qui conduit Jésus au désert pour qu’il soit tenté par le diable. Jésus est entré de force en tentation, comme chaque dimanche, nous prions pour ne pas l’être. Jésus serait-il vulnérable comme nous le sommes ?

Car comment peut-il se faire que ce Jésus qui vient d’être touché par l’Esprit de Dieu lors de son baptême qui vient d’avoir lieu, puisse être soumis à la tentation, livré au diable ? C’est ce que nous allons essayer de comprendre.

Nous savons bien que, personne n’étant sur place  pour rapporter cette intéressante conversation entre les deux personnages, la rencontre est imaginée par la tradition de la toute première Église, comme un mythe. Et que Matthieu, par rapport au récit très lapidaire de Marc, a quelque chose à dire à la communauté judéo-chrétienne à laquelle il appartient. Si bien que les tentations dont il est question sont aussi celles de Matthieu, ou des juifs convertis auxquels il s’adresse, ou même les nôtres.

Les évangiles nous disent peu de choses sur la formation religieuse de Jésus. Où a-t-il été instruit ? De quelle influence a-t-il bénéficié pour être envahi par une telle sagesse ? Les trois synoptiques répondent de la même façon et de façon symbolique: par les deux rencontres qui se suivent dans les textes parce qu’elles se complètent : le baptême, où les cieux s’ouvrent pour que l’Esprit tombe sur lui, et ces tentations au désert ou les royaumes s’ouvrent pour que le diable tombe aussi sur lui. Jésus sort de l’eau qui purifie pour aller se salir dans la poussière du désert. Il reçoit du ciel la sagesse de Dieu puis il va batailler avec les difficultés pour vivre sur la terre. Sa formation est double ; elle vient du ciel, et elle vient de la terre, car il faut bien  manger et se frayer un chemin dans le monde des hommes.

Il n’y a donc pas de formation sans épreuve, sans lutte pour rester dans la sagesse de Dieu. Fils de Dieu comme fils de l’homme. S’il est le fils bien aimé désigné par le baptême, il est aussi un homme qui a faim et qui peut être tenté par la  gloire et  la domination du monde.

Un des mots pour dire désert en hébreu est  Mitbar, ce qui signifie l’absence de parole. Le désert est le domaine du silence.  Jésus est conduit par l’esprit dans une terre de silence. Et c’est justement la parole de Dieu qui, prenant la place de ce silence, sauve Jésus de la tentation. Il est écrit, il est écrit, il est écrit, répété trois fois, une fois pour chaque tentation. Parole qui est le contenu d’un livre écrit,  l’âme d’Israël, son code moral, qui est le Logos, la sagesse de Dieu descendue sur la terre et qui, ici, remplit les silences du désert et s’oppose au mal

Ce qui est frappant, c’est que les trois réponses de Jésus  aux insinuations de Satan : « Si tu es fils de Dieu » ne sont pas spécialement messianiques et ne supposent aucun pouvoir surnaturel de la part de Jésus.  C’est le diable qui voudrait attribuer à Jésus des pouvoirs au-delà du raisonnable. C’est le diable qui veut faire des miracles. Les réponses de Jésus rappellent simplement l’obéissance demandée à tout homme juif. Le Fils bien aimé puise donc sa force dans ce que le Dieu des écritures demande à tout être humain.

La première tentation, celle de changer les pierres en pain, est repoussée par une citation du Deutéronome qui évoque la traversée du peuple d’Israël pendant quarante ans dans le désert et justement la manne qui était tombée du ciel parce que le peuple avait faim. Eh bien, avec le Fils bien aimé, désigné par son baptême, fini les miracles, fini le surnaturel, plus rien ne tombe du ciel. Dieu n’est plus que dans sa Parole, comme le précise Matthieu : « Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu ». Le Dieu de Jésus-Christ, que veut nous expliquer l’évangéliste, n’est plus un faiseur de miracles, il n’intervient que par sa parole. Parole venue du ciel lors du baptême, parole venue du Livre lors de la rencontre avec le Diable.

De même, les deux autres tentations, celle de croire que l’on peut s’appuyer sur les anges pour amortir sa chute, et celle de vouloir posséder les royaumes du monde, c’est encore une parole biblique qui concerne tout homme pieux, que Jésus cite pour les surmonter. Il ne s’agit pas de rêver à quelque supériorité invraisemblable ou à une gloire inutile, mais de bien se situer dans l’obéissance à Dieu.

Le choix par Dieu de Jésus comme Fils bien aimé consiste à ce qu’il reste dans les limites d’une humanité obéissante. Il est Fils de Dieu, certes,  mais reste un homme,  qui refuse les miracles, mais est imprégné de la culture biblique.

Et ce récit ne nous permet pas de répondre aux questions que nous nous posions au début de cette méditation : D’où vient le diable et où va-t-il et pourquoi est-il là ? Nous n’en savons toujours rien, mais nous comprenons ici qu’il s’agit dans ce récit d’une fiction littéraire pour bien montrer ce qu’il faut entendre par  Fils de Dieu. Nous voyons juste que Jésus s’est opposé au diable  et l’a combattu. Il ne lui demande pas « pourquoi es-tu là ? » et « comment cela se fait-il que tu existes ? » Mais il s’oppose à lui à l’aide de la parole de Dieu.

Et cela rejoint une pensée moderne, défendue notamment par Paul Ricœur, suivant laquelle il ne sert à rien de se demander d’où vient le mal et pourquoi le mal. Nous ne saurons jamais. L’important c’est de le combattre, ce que fait Jésus ici contre la personne figurée de Satan. Car le christianisme, à la suite des évangiles,  n’a pas pour ambition d’expliquer le monde, mais de le rendre meilleur.

C’est bien ce que fait ici Matthieu, il n’explique rien sur l’existence de Satan, mais dit seulement que la Parole de Dieu, à travers l’Écriture, est le moyen de le combattre. Et sans peut-être s’en rendre compte, il la prolonge en écrivant son évangile (au chapitre 7) : Ainsi tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le vous-même pour eux. C’est là la loi et les prophètes.

Alors, comme dit la fin du texte, le diable laissa Jésus. Et voici que des anges s’approchèrent et le servaient.

Amen