Prédication du 13 janvier 2019

de Philippe Vollot

Le Royaume de Dieu s’est approché

Le texte que je propose aujourd’hui à votre méditation est très connu. Tellement connu que sa simplicité et sa force en ont été, me semble-t-il, très largement oubliées.

On le considère comme un passage obligé du temps liturgique de l’Avent ou de Noël, et l’on garde en mémoire depuis notre enfance l’image pittoresque de Jean-Baptiste vêtu d’un manteau en poil de chameau, et se nourrissant de sauterelles et de miel sauvage.

Ou alors, d’un strict point de vue exégétique, on se rappelle que les disciples de Jean-Baptiste et de Jésus étaient loin d’être d’accord entre eux, que certains passaient d’un groupe à l’autre, et que les évangélistes ont eu tendance à forcer le trait pour démontrer que ce prophète était quelque peu dépassé.

Bref, on trouve Jean-Baptiste quelque peu ennuyeux par ses appels incessants à la repentance, trop violent dans ses paroles, un peu trop pesant, et l’on passe ainsi à côté de l’essentiel de son message, à savoir qu’avec Jésus de Nazareth, « le Royaume de Dieu s’est approché ! »

Vous me direz que c’est une parole bien difficile à entendre, hier comme aujourd’hui.

Hier en Palestine, avec le peuple juif opprimé par l’empire romain qui gouvernait d’une main de fer, par roitelets interposés, et levait force impôts par l’intermédiaire des publicains.

Un peuple juif donc profondément divisé sur le plan politique entre d’un côté les collaborateurs de la puissance occupante, et de l’autre les Zélotes préparant la résistance armée, sans oublier au milieu la traditionnelle grande masse des indécis.

Un peuple juif enfin profondément divisé sur le plan théologique, notamment entre d’un côté les Sadducéens rejetant l’idée de résurrection, et de l’autre les Pharisiens si soucieux de pureté et de respect de multiples rites, sans oublier une myriade de sectes, de prophètes, voire de messies autoproclamés.

Aujourd’hui dans notre village planétaire, avec ces guerres incessantes, les enfants esclaves, les femmes bafouées, les désastres écologiques, le développement de forces obscurantistes et fanatiques.

Et dans nos pays riches, le développement de la pauvreté et de l’analphabétisme, les morts de froid dans les rues, le retour des maladies que l’on croyait éradiquées, la montée en puissance d’idées racistes, nationalistes et totalitaires, l’horreur économique au lieu d’une économie au service de l’homme.

Qu’est-ce qui a donc changé en plus de 2000 ans ?

En quoi le Royaume de Dieu s’est-il approché ?

Eh bien, à l’encontre de tous les scepticismes et de toutes les incrédulités, nous l’annonçons haut et fort : depuis la venue de Jésus-Christ parmi nous, malgré les apparences, tout a changé ou plus exactement, pour reprendre une formule heureuse, l’Humanité tout entière est entrée dans le « déjà là » et le « pas encore » du Royaume de Dieu.

« Déjà là » sont présents les germes du royaume, avec ces millions d’hommes et de femmes de bonne volonté, avec ces bienfaiteurs célèbres de l’Humanité, ces hommes et ces femmes de foi, ces philosophes, ces écrivains, ces scientifiques, ces savants, ces artistes. Mais aussi avec tous ces inconnus qui savent très simplement donner un peu d’amour autour d’eux, à ceux qu’ils aiment, comme à ceux qu’ils aiment moins, voire à ceux qu’ils n’aiment pas.

 « Pas encore », lorsqu’on observe avec lucidité l’état d’une société qui n’est ni juste, ni fraternelle, à l’image d’ailleurs de l’histoire des églises chrétiennes qui, au lieu d’être le reflet fidèle du message d’amour et de paix que Jésus a prêché inlassablement jusque sur la croix, a été pendant trop de siècles éclairée par la lueur des bûchers, et éclaboussée par le sang des persécutions.

Quoiqu’il en soit, ces trois dernières décennies ont vu s’écrouler la plupart des dictatures, notamment en Amérique du sud et en Europe de l’Est et en partie en Afrique et reculer les guerres malgré les apparences, les froides statistiques le démontrent.

Ainsi, toutes les valeurs qualifiées trop souvent péjorativement de judéo-chrétiennes ont fait malgré tout petit à petit leur chemin, jusqu’à devenir sur le plan international la référence, au moins théorique, pour la quasi-totalité des États.

C’est ne pas faire à autrui ce que l’on ne veut pas subir de lui, c’est la proclamation de la liberté et de la dignité de tous les êtres humains quelles que soient leurs origines, le rejet de toute discrimination, le respect des femmes, la protection des enfants, le souci de soulager la misère, d’éviter la guerre, de protéger la Création, d’œuvrer pour une société plus humaine, etc… toutes perspectives tracées avec plus ou moins de bonheur par la plupart des traités internationaux, et particulièrement par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.

En tout cela, le Royaume de Dieu s’est approché, et depuis le vieux livre de l’Ecclésiaste, depuis la venue de Jésus-Christ parmi nous, il y a bien quelque chose de nouveau sous le soleil : c’est que l’on est passé de l’apologie de la force chère aux sociétés antiques, et particulièrement au monde romain, à l’exhortation à l’amour du prochain, et à la préparation d’une ère de paix, de justice, et d’amour mutuel.

Ainsi, depuis le passage de Jésus de Nazareth sur cette Terre, les conditions sont enfin réunies pour qu’une nouvelle étape puisse être franchie dans l’histoire humaine, afin que l’homme ne soit plus jamais un loup pour l’homme.

Et si au bout de 2000 ans, nous pourrions être tentés de dire que Jean-Baptiste et le Christ s’étaient trompés en parlant de la proximité du Royaume, nous devrions mesurer que c’est une durée extrêmement courte par rapport à l’histoire et à la préhistoire de l’humanité et au million d’années qui nous sépare du lointain ancêtre qui fût le premier à façonner ses outils et à communiquer avec ses semblables.

Nous devrions aussi nous souvenir de ce que nous dit l’apôtre Pierre dans sa 2ème épître, chapitre 3, verset 9 : « Il y a une chose mes amis, que vous ne devez pas ignorer, c’est que pour le Seigneur, un seul jour est comme mille ans, et mille ans comme un jour. Le Seigneur ne tarde pas à tenir sa promesse alors que certains prétendent qu’il a du retard, mais il fait preuve de patience envers vous, ne voulant pas que quelques-uns périssent, mais que tous parviennent à la conversion. »

Nous devrions enfin nous rappeler cette magnifique parole de l’apôtre Paul dans Timothée I, chapitre 2, verset 4 : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ! »

Avec cette assurance d’un salut universel, tout est dit. Pour que le Royaume de Dieu s’approche encore plus, pour que la Parole habite toujours plus le monde, Dieu a besoin de nous pour agir comme nous avons besoin de lui. Car l’histoire du monde n’est pas fixée à l’avance, mais dépend uniquement de notre volonté de nous inscrire concrètement ou non dans le projet qu’a le Seigneur pour sa Création.

Il ne s’agit donc pas d’attendre passivement le Royaume en trouvant le temps bien long, mais il s’agit bien de contribuer à le faire avancer, ici et maintenant.

D’ailleurs Jean-Baptiste, après le prophète Esaïe, nous le redit : « Préparez le chemin du Seigneur, rendez droit ses sentiers ! ». C’est à la fois un appel à l’humilité, et à l’engagement.

Appel à l’humilité, car nous ne sommes appelés qu’à préparer la Terre nouvelle et le Ciel nouveau dont parlent de façon si émouvante le prophète Esaïe et Jean de Patmos au livre de l’Apocalypse. Mais l’avènement du Royaume, c’est bien à Dieu qu’il appartient, lorsque le Christ sera de retour parmi nous, parce qu’il sera présent en chaque être humain.

La liberté de Dieu ne se laisse pas en effet enfermer dans le désir de l’homme, car Dieu nous a créés à son image, c’est-à-dire libres, libres y compris de choisir entre le Bien et le Mal, entre la Vie et la Mort, tout en nous demandant bien sûr, comme il le rappelle à Moïse au livre du Deutéronome, au chapitre 30, de choisir le Bien.

Par ces mots, le Seigneur ne nous oblige pas, mais nous invite à agir comme Lui, à agir avec Lui.

Appel à l’engagement, car Jean-Baptiste ne se contente pas de la repentance des adultes qui viennent se faire baptiser, mais les rabroue avec rudesse : « Engeance de vipères, qui vous a montré le moyen d’échapper à la colère qui vient ! ».

Et il les place aussitôt face à leurs responsabilités : « Produisez donc du fruit qui témoigne de votre conversion ! »

Une conversion donc non pas simplement en paroles, ce qui ne serait qu’hypocrisie religieuse, mais aussi et surtout une conversion en actes. En effet, pour reprendre une belle et juste expression du grand pasteur de l’Oratoire Wilfred Monod, « A l’heure du Jugement dernier, mieux vaudra avoir servi Jésus-Christ sans l’avoir nommé, que l’avoir nommé sans l’avoir servi. »

Alors oui, savoir reconnaître nos manquements jour après jour, dimanche après dimanche, est fondamental pour examiner en conscience les manquements que nous avons eus vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis de nos frères et de nos sœurs et au-delà, ainsi que le disait lucidement et douloureusement l’apôtre Paul dans l’Épître aux Romains au chapitre 7, verset 19, pour tenter de discerner le Bien que nous avons voulu faire et que nous n’avons pas fait, et le Mal que nous avons fait sans l’avoir voulu.

En effet, en-deçà des bonnes ou des mauvaises actions imputables à nos décisions et à notre responsabilité, en-deçà même de nos capacités de discernement, une part de nous-mêmes nous échappe dans laquelle peut s’opérer un décrochement entre notre bonne volonté et nos agissements.

Se dire pécheur devant Dieu et devant les hommes, c’est reconnaître cette réalité en soi-même comme en tout homme, non pas dans un esprit de résignation désespérée, mais dans celui de se remettre à sa juste place. Cette humilité consiste donc à reconnaître notre propension naturelle au Mal, mais aussi à accepter d’être dépendant des autres, de leur aide, de leurs dons, de leur pardon, même si l’on s’en juge indigne. C’est aussi savoir s’en remettre à Dieu.

D’ailleurs, n’est-ce pas Jésus-Christ lui-même qui termine le Notre Père dans l’Évangile selon Matthieu par l’invocation « Délivre-nous du Mal », nous disant ainsi la pesanteur, la généralité et l’objectivité de ce Mal auquel nul n’est en mesure d’échapper seul ?

Cette reconnaissance de notre humaine condition nous sauve de deux erreurs dévastatrices : celle de l’innocence absolue, et celle de la culpabilité écrasante, qui sont deux manières jumelles et opposées d’éviter de prendre toutes nos responsabilités.

Se reconnaître pécheur nous aide à identifier « ce Mal que nous ne voulons pas faire et que nous faisons », dans l’espérance de le réparer et de le dépasser. Et c’est dans cet esprit que nous demandons pardon, sans idée de mérite ou d’excuse, mais dans la confiance en Dieu.

Car ainsi que Jésus le déclare dans l’Évangile de Jean au chapitre 3, verset 20 : « Quand votre cœur vous condamne, Dieu est plus grand que votre cœur, et il connaît toutes choses. »

Alors oui, Luther a été particulièrement inspiré de parler du destin simultanément tragique et magnifique de l’Homme, à la fois pécheur et pardonné. Et Calvin également de parler, dans cette belle confession des péchés que nous avons lue tout à l’heure, de notre inclination naturelle au Mal, de notre seul et unique recours à la grâce de Dieu et à son pardon, de notre appel à l’Esprit Saint pour reconnaître nos fautes et porter des fruits de justice et de sainteté.

Cette confession des péchés, loin d’être culpabilisante, nous appelle à discerner le Mal non pas pour le contempler comme une réalité intangible, mais pour nous en sortir. Contrairement à ce qui a pu parfois être dit, ce texte ne doit donc pas être entendu comme un exercice d’auto-flagellation, mais doit être vécu comme un message de libération et d’appel à la responsabilité.

En effet, à travers ces paroles, les Réformateurs annonçaient, par-delà les siècles, la Bonne Nouvelle, à l’instar de Jean-Baptiste qui parlait aussi de l’Esprit Saint après la repentance et la conversion.

Car l’Esprit Saint nous est promis dans le même temps où nous sommes appelés à nous convertir : « Moi, je vous baptise d’eau », disait Jean-Baptiste, « mais Celui, qui vient bientôt, il vous baptisera d’Esprit Saint et de feu ! ».

« Produisez donc du fruit digne de votre conversion ! » Qu’est-ce à dire ? Les foules (c’est-à-dire nous aujourd’hui), l’interrogeaient : « Que ferons-nous donc ? »

Et Jean-Baptiste leur répondit : « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n’en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même ».

Frères et sœurs, il n’y aura pas d’autre conclusion pour nous ce matin. Notre conversion, si elle est sincère, nous conduira sur le chemin de l’engagement individuel ou collectif, humanitaire, social, et même politique au sens noble du terme.

L’Esprit Saint nous inspirera la préoccupation de la justice parmi les hommes et parmi les peuples, du partage de nos richesses avec tous ceux qui n’ont rien, ni argent, ni travail, ni logement, ni papiers.

Si l’Évangile de Noël ne nous rappelait pas ces dures vérités là, ce ne serait pas l’Évangile de Noël.

« Convertissez-vous » nous dit ce matin Jean-Baptiste. Ne nous décourageons pas. Ne baissons pas, ne baissons jamais les bras. Le règne du Dieu d’amour s’est approché avec Noël.

Produisons donc du fruit qui témoigne de notre conversion !

Amen