Prédication du 17 février 2019

de Catherine Axelrad

Les Béatitudes, une radicale inversion des valeurs

Lectures

Introduction aux lectures par deux catéchumènes

Romary : Nous allons entendre deux textes qu’on appelle habituellement les Béatitudes ; l’un est extrait de l’évangile selon Mathieu et l’autre de l’évangile selon Luc. Ce matin nous avons comparé ces deux textes ; on parle de béatitudes parce que dans l’évangile selon Matthieu, chaque verset commence par l’adjectif Heureux – Makarios en grec ;  dans l’évangile selon Luc vous entendrez que c’est un peu différent, la première partie des versets commence par l’adjectif heureux, mais ensuite il y a toute une série de reprises avec l’adjectif « malheureux ». Il y a d’autres différences importantes entre ces deux textes : – dans l’évangile de Matthieu,  la scène se passe sur une montagne, où Jésus est monté pour être tranquille avec ses disciples, pendant que la foule reste en bas. Donc les paroles qu’il prononce sont destinées uniquement à ses disciples. Dans l’évangile selon Luc la scène se passe dans la plaine. Jésus est avec trois groupes de personnes : à côté de lui il y a les disciples les plus proches, qu’on appelle aussi les apôtres ; un peu plus loin un grand nombre de disciples, c’est-à-dire de gens qui veulent suivre son enseignement ; et encore plus loin se trouve une foule venue d’un peu partout, pas seulement des judéens mais aussi des étrangers de Tyr et Sidon.

Raphaël : Ces étrangers viennent de Tyr et Sidon ; ces deux villes sont sur la côte, au nord d’Israël – aujourd’hui elles sont au Liban. A l’époque de Jésus, les personnes qui vivent là-bas ne sont pas juives, donc ces étrangers sont considérés comme des païens. Et pourtant Luc nous dit qu’ils sont tous venus écouter Jésus – apôtres, disciples juifs, étrangers païens – c’est peut-être une image qui annonce l’église universelle, ouverte à tous les humains.

Nous nous sommes aussi demandé pourquoi ces deux textes étaient différents. Est-ce que cela signifie qu’une des deux histoires n’est pas vraie ? Ou les deux ? Nous avons aussi réfléchi à l’image que ces textes nous donnent de Jésus. De qui est-ce qu’il parle, au fond, dans ces textes ? A qui est-ce qu’il parle ? Ces textes permettent de se poser beaucoup de questions, car ils nous disent le contraire de ce qu’on a l’habitude de penser. Donc si on s’intéresse à Jésus, à ce qu’il a dit, on doit réfléchir à ces paroles qui annoncent le bonheur et le malheur, en essayant de comprendre ce qu’elles veulent dire pour nous aujourd’hui.

Évangile selon Matthieu, chapitre 5, versets 1 à 12

Voyant les foules, il monta sur la montagne, il s’assit, et ses disciples vinrent à lui. Puis il prit la parole et se mit à les instruire :

3 Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux !

4 Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés !

5 Heureux ceux qui sont doux, car ils hériteront la terre !

6 Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés !

7 Heureux ceux qui sont compatissants, car ils obtiendront compassion !

8 Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu !

9 Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu !

10 Heureux ceux qui sont persécutés à cause de la justice, car le royaume des cieux est à eux !

11 Heureux êtes-vous lorsqu’on vous insulte, qu’on vous persécute et qu’on répand faussement sur vous toutes sortes de méchancetés, à cause de moi.

12 Réjouissez-vous et soyez transportés d’allégresse, parce que votre récompense est grande dans les cieux ; car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.

Évangile selon Luc, chapitre 6, versets 17 à 26

17 Il descendit avec eux et s’arrêta sur un endroit tout plat, où se trouvait une grande foule de ses disciples et une grande multitude du peuple de toute la Judée, de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon. 18Ils étaient venus pour l’entendre et pour être guéris de leurs maladies. Ceux qui étaient perturbés par des esprits impurs étaient guéris. 19Et toute la foule cherchait à le toucher, parce qu’une force sortait de lui et les guérissait tous.

20 Alors, levant les yeux sur ses disciples, il disait :

Heureux êtes-vous, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous !

21 Heureux êtes-vous, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés !

Heureux êtes-vous, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez !

22 Heureux êtes-vous lorsque les gens vous détestent, lorsqu’ils vous excluent, vous insultent et rejettent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme.

23 Réjouissez-vous en ce jour-là et tressaillez de joie, parce que votre récompense est grande dans le ciel ; car c’est ainsi que leurs pères traitaient les prophètes.

24 Mais quel malheur pour vous, les riches ! Vous tenez votre consolation !

25 Quel malheur pour vous qui êtes rassasiés maintenant ! Vous aurez faim !

Quel malheur pour vous qui riez maintenant ! Vous serez dans le deuil et dans les larmes !

26 Quel malheur pour vous, lorsque tout le monde parle en bien de vous !

C’est ainsi que leurs pères traitaient les prophètes de mensonge !

 Prédication

Vous vous doutez bien que je n’ai pas de réponse aux multiples questions dont les jeunes nous ont parlé à propos de ces deux textes – ces deux béatitudes bien différentes, ne serait-ce que parce que celle de l’évangile de Luc se termine par des mots de colère, une condamnation qui s’oppose point par point à la consolation des premiers versets. Quel malheur pour vous, les riches, vous qui êtes rassasiés, vous qui riez maintenant, vous qui êtes bien vus et voulez le rester ! Quand j’ai commencé à réfléchir à ces deux textes, en les comparant, dans un premier temps je me suis dit : bon, le Jésus des béatitudes de Matthieu ça va, il console sans condition – je reviendrai sur ces consolations – mais le Jésus des Béatitudes de Luc a un peu l’air d’un fou qui éructe – on pourrait presque penser que ses premières paroles, heureux êtes-vous, ces quatre versets de consolation ne sont là que pour lui permettre ensuite de se laisser aller à la colère, et cette colère on pourrait avoir du mal à la comprendre. Oui mais voilà, le matin du jour où j’ai commencé à travailler sur ces textes, un secrétaire d’état était invité à une émission matinale de France Inter, pour parler des contenus haineux véhiculés par les réseaux sociaux, et de la manière de combattre ce fléau. Comme d’habitude, les journalistes qui veulent donner l’impression de tout maîtriser n’arrêtaient pas de lui couper la parole, et en plus, pour beaucoup de raisons qui mériteraient réflexion, mais ce n’est pas le lieu, on pouvait avoir l’impression que ces journalistes lui parlaient avec une certaine condescendance – mais notre secrétaire d’état en charge du numérique tenait le coup – on peut se demander pourquoi quelqu’un qui consacre son énergie à servir son pays doit en plus se trouver soumis à une telle pression –, mais en tous cas il la supportait, il se débrouillait même plutôt bien, jusqu’au moment où il a dit le mot – le mot interdit – non, pas un gros mot, aujourd’hui tout le monde s’en fiche des gros mots – il a parlé de faire évoluer les mentalités et de remplacer la haine par l’amour. Erreur fatale, stupeur de l’interviouveuse « l’amour, l’amour… ça fait pas un peu – je cite – ça fait pas un peu bisounours ? » Et le conformisme des mentalités est si fort qu’au lieu de lui balancer une bonne dose de béatitudes, du genre « heureux les bisounours, car ils hériteront la terre » ou « malheur à vous qui voulez faire plaisir à tout le monde et augmenter l’audimat », notre secrétaire d’état en charge du numérique s’est repris, a cherché à atténuer son propos, non, c’est pas ce que je voulais dire mais quand même, l’amour, c’est pas mal. Et d’un seul coup je me suis rendu compte que la problématique des Béatitudes, on était en plein dedans, et que les imprécations de Jésus dans l’évangile de Luc étaient plus que jamais d’actualité.

Et pourtant on n’est pas du tout sûr que Jésus les ait dites, ces phrases qui commencent par Malheur à vous ou – selon les traductions – quel malheur pour vous. En fait, le mot malheur a été ajouté par les traducteurs, dans le texte le mot grec c’est ouaïe umôn, quelque chose comme « oïe oïe oïe pour vous » Ce que Jésus a vraiment dit, on ne le sait pas – on pense que les disciples avaient recueilli quelques unes des ses paroles, et que les rédacteurs des évangiles s’en sont servi ensuite ; donc on suppose que les 4 premières sont authentiques, et que les autres ont été ajoutées ou transformées par les rédacteurs des évangiles en fonction de la vie et des difficultés des communautés pour lesquelles ils écrivaient. Les imprécations chez Luc nous donnent une idée de ce que sa communauté subissait d’ironie, de mépris, et de refus d’entraide de la part des riches – et peut-être que ça ne nous fait pas de mal d’entendre ces imprécations, parce que dans une perspective économique mondiale elles s’adressent aussi à nous. Malheur à nous qui tenons notre consolation, ou plutôt qui croyons la tenir parce que nous sommes rassasiés ; malheur à nous, surtout, quand nous nous trompons sur le véritable bonheur. Mais ces imprécations sont aussi là en opposition aux Béatitudes, pour insister sur l’incroyable nouveauté du message, la radicale inversion des valeurs ;  on connaît tellement bien ces phrases qu’on risquerait de passer à côté. On risquerait de passer à côté du message si on ne lisait que la fin du texte chez Luc, si on ne l’entendait que comme une expression de colère, même justifiée, contre le conformisme des mentalités dont je parlais tout à l’heure. On risquerait aussi de passer à côté du message si on y voyait seulement un appel à la résignation en vue d’une rémunération ultérieure, ultime – un peu comme si Jésus était en train de nous dire « Acceptez tout maintenant pour être heureux dans l’avenir, un avenir qui pourrait bien se rapprocher de ce qu’on appelle la vie éternelle ». Je crois que le message est beaucoup plus fort et beaucoup plus radical, et les précisions peut-être ajoutées par Matthieu sont importantes, c’est peut-être pour cela qu’on aime mieux son texte. Dans les béatitudes, Jésus parle d’abord de lui-même : c’est lui qui est doux, c’est lui qui pleure, c’est lui qui a faim et soif de justice – et c’est lui l’artisan de paix.  Il parle de lui et il parle de chacune et chacun d’entre nous. La consolation annoncée est à la fois future et déjà présente – heureux dès maintenant les pauvres en esprit – ils ne valorisent pas l’ignorance ou le manque d’intelligence, mais ils se savent pauvres dans la relation avec autrui comme dans la relation avec Dieu, ils lui laissent de la place – ils laissent en eux se creuser le désir de Dieu, ce qui n’est pas toujours facile à vivre – heureux dès maintenant ceux qui pleurent, car, nous dit Jésus lui-même, je suis dès maintenant avec eux –  ce n’est pas une consolation mièvre ou illusoire, c’est une consolation solide et durable – ce n’est pas une consolation qui valorise la souffrance ni les difficultés de la vie, c’est une consolation dans laquelle Christ lui-même affirme sa présence au cœur même de ces souffrances et de ces difficultés. C’est une promesse et c’est déjà, en même temps, la réalisation de cette promesse. Et cette promesse nous accompagne, nous soutient, nous engage – ce n’est pas un hasard si les membres de la communauté des Veilleurs s’engagent à dire les Béatitudes une fois par jour –  les Béatitudes nous permettent, tout simplement, de devenir un peu meilleurs – les Béatitudes, quand nous savons les entendre, nous aident à devenir tout ce que nous avons tant de mal à être par nous-mêmes : les Béatitudes, quand nous les lisons, au moment où nous les entendons, les Béatitudes font de nous des pauvres en esprit, des assoiffés de justice, des êtres compatissants – tout ce que nous avons tant de mal à trouver pour nous-mêmes, et encore plus de mal à accepter de la part des autres – les Béatitudes nous encouragent à le rechercher – les Béatitudes font de nous des artisans de paix et nous engagent ainsi à devenir veilleurs – oui, nous devons veiller, comme nous le pouvons, à remplacer la haine par l’amour. Nous devons travailler à remplacer les discours d’exclusion par le dialogue et l’ouverture, et oui, heureux les doux, heureux les compatissants, heureux les artisans de paix – ils ne seront pas appelés bisounours, ils seront appelés enfants de Dieu.

Amen