Prédication du 28 février 2021

de Dominique Hernandez

Délier Isaac, libérer Abraham

Lecture : Genèse 22, 1-19

Lecture biblique

Genèse 22, 1-19

1 Après cela, Dieu mit Abraham à l’épreuve ; il lui dit : Abraham ! Il répondit : Je suis là !
2 Dieu dit : Prends ton fils, je te prie, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t’en au pays de Moriya et là, offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je t’indiquerai.
3 Abraham se leva de bon matin, sella son âne et prit avec lui deux serviteurs et Isaac, son fils. Il fendit du bois pour l’holocauste et se mit en route pour le lieu que Dieu lui avait indiqué.
4 Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit le lieu de loin.
5 Abraham dit à ses serviteurs : Vous, restez ici avec l’âne ; moi et le garçon, nous irons là- haut pour nous prosterner, puis nous reviendrons vers vous.
6 Abraham prit le bois pour l’holocauste et le chargea sur Isaac, son fils, et il prit lui-même le feu et le couteau. Puis ils continuèrent à marcher ensemble, tous les deux.
7 Alors Isaac dit à Abraham, son père : Père ! Il répondit : Oui, mon fils ? Isaac reprit : Le feu et le bois sont là, mais où est l’animal pour l’holocauste ?
8 Abraham répondit : Que Dieu voie lui-même quel animal il aura pour holocauste, mon fils ! Et ils continuèrent à marcher ensemble, tous les deux.
9 Lorsqu’ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait indiqué, Abraham y bâtit l’autel et disposa le bois. Il ligota Isaac, son fils, et le mit sur l’autel, par-dessus le bois.
10 Puis Abraham tendit la main et prit le couteau pour immoler son fils.
11 Alors le messager du SEIGNEUR l’appela depuis le ciel, en disant : Abraham ! Abraham ! Il répondit : Je suis là !
12 Il dit : Ne porte pas la main sur le garçon et ne lui fais rien : je sais maintenant que tu crains Dieu et que tu n’as pas retenu ton fils, ton fils unique.
13 Abraham leva les yeux et vit par-derrière un bélier retenu par les cornes dans un buisson ; alors Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils.
14 Abraham appela ce lieu du nom d’Adonaï-Yiré (« YHWH voit ») . C’est pourquoi l’on dit aujourd’hui : A la montagne du SEIGNEUR, il sera vu.
15 Le messager du SEIGNEUR appela Abraham une seconde fois depuis le ciel ;
16 il dit : Je le jure par moi-même, — déclaration du SEIGNEUR — parce que tu as fait cela, parce que tu n’as pas retenu ton fils, ton fils unique,
17 je te bénirai et je multiplierai ta descendance comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est au bord de la mer. Ta descendance prendra possession des villes de ses ennemis.
18 Toutes les nations de la terre se béniront par ta descendance, parce que tu m’as écouté.
19 Abraham revint vers ses serviteurs, puis ils s’en allèrent ensemble à Bersabée, car Abraham habitait à Bersabée.

Prédication

Ce texte de la Genèse est l’un des plus connus, interprété en exégèse, en commentaires, en peinture, en théâtre… théologiens, biblistes, psychanalystes, artistes s’en sont emparés, s’y sont plongés.
Qu’est-ce qui passe, qu’est-ce qui se passe à travers ces figures de père, de fils, de messager divin, de bélier ?
Dieu a-t-il vraiment demandé à Abraham un holocauste, un sacrifice, tuer son fils, le fils de la promesse, le fils tant attendu, tant désiré ?
Abraham a-t-il vraiment obéi, sans protestation, sans état d’âme ?
Pourquoi Isaac se laisse-t-il faire ?
Et quelle a été la réaction de Sarah, sa mère, l’épouse d’Abraham, qui meurt tout de suite après ?
Bien des exégètes lisent dans ce récit la condamnation des sacrifices humains, pratiqués largement dans le Proche Orient ancien et même au-delà, particulièrement le sacrifice des enfants, si précieux d’être les garants de l’avenir, un avenir remis aux dieux pour se concilier leurs bonnes grâces et obtenir victoire, pluie, récolte, vent favorable… L’interruption par le messager divin du geste d’Abraham qui s’est saisi du couteau et le don du bélier pour prendre la place d’Isaac lié sur le bois signent la fin de cette horrible pratique pour ceux qui mettent leur foi dans le Dieu d’Abraham et d’Isaac, le Dieu d’Israël.
Certains théologiens insistent sur la foi d’Abraham, inaltérable, même devant la perspective de devoir sacrifier son fils, une foi inébranlable même devant la contradiction, la cruauté, la perversité d’un dieu qui donne pour mieux reprendre…
D’autres mettent l’accent sur l’obéissance du patriarche à un ordre qui ne peut qu’arracher le cœur du père aimant qu’il est. Mais rien ne doit résister à la volonté de Dieu et s’y plier représente la seule voie acceptable, celle qui manifeste la crainte de ce dieu souverain qui peut exiger une vie, jusqu’à plusieurs vies, et même de nombreuses vies…
D’autres encore admirent la soumission d’Isaac, son acceptation sans broncher du sort funeste que son père lui réserve à la demande de son dieu. En voilà un fils respectueux de son père et de la foi de son père…
D’autres chercheurs de sens invitent à comprendre ce que le récit fait apparaître de la relation entre Abraham et Isaac, le père et le fils, et la manière dont l’Éternel intervient dans cette relation de famille, car nous savons bien, par expérience, par ce que nous voyons, entendons et lisons, et parce qu’avant de lire Genèse 22, nous avons peut-être bien lu Genèse 4 (Caïn et Abel), nous savons combien ces relations de famille peuvent être difficiles, conflictuelles, et même destructrices.
Cette quête est riche, constructive, passionnante. Elle conduit à déplier des recoins du récit, cachés par les traductions et par certaines traditions de lecture.
Par exemple, aucune traduction ne peut rendre compte du fait que ce que dit Dieu à Abraham au verset 2 peut se comprendre de 3 manières différentes en hébreu :

  • Offre-le en holocauste sur la montagne que je t’indiquerai : (traduction de la NBS lue ce matin)
  • Fais monter ton fils sur la montagne pour un holocauste, sans qu’Isaac soit le sacrifié, mais simplement un sacrifice sera offert sur la montagne par le père accompagné de son fils
  • Fais monter, élève ton fils sur la montagne, car le mot traduit souvent par sacrifice, plus exactement un holocauste, indique aussi de manière plus banale l’idée de monter, une pente ou un escalier ou encore l’idée de s’élever au sens symbolique.

L’indétermination, la plurivocité du verset disparaît dans la traduction, dans toutes les traductions françaises qui choisissent pour la plupart, comme la NBS, l’univocité de l’ordre de sacrifier Isaac.
Pourtant ce n’est qu’au verset 9 que nous comprenons qu’Abraham choisit cette interprétation, lorsqu’il ligote Isaac sur le bois de l’autel. Jusque là, pendant tout le chemin, pendant tout le temps qu’il a fallu pour arriver sur cette montagne, à travers tout ce qu’Abraham a dit à ses serviteurs et à son fils, rien ne permettait de savoir ce qu’il allait faire.
Il est question d’épreuve, d’une mise à l’épreuve d’Abraham par Dieu, mais il y a toujours, avec un texte, l’épreuve de la traduction et l’épreuve de l’interprétation.
Le récit prend tant de temps pour indiquer

les préparatifs du voyage,

le détail de ce que dit Abraham à ses serviteurs et qui n’a pas d’autre intérêt que de ralentir le récit et de faire comprendre qu’Abraham compte encore redescendre avec son fils de la montagne,

la question d’Isaac interrogeant sur l’animal qui sera sacrifié et la réponse du père qui compte sur l’Éternel pour y pourvoir.

Tant de temps qui maintient la plurivocité, jusqu’à la décision d’Abraham de lier Isaac sur le bois de l’autel et de prendre le couteau, décision rompue, geste interrompu par l’intervention du messager. Isaac ne mourra pas ! Il y aura bien un animal fourni pour l’holocauste : un bélier, pas un agneau, c’est-à-dire un père et pas un fils. Et si Abraham a bien fait monter son fils sur la montagne, il rentre sans Isaac, le fils est désormais séparé de son père, suivant son propre chemin, une séparation symbolique qui fait d’Isaac une personne élevée comme sujet distinct de son père.
Ainsi les trois possibilités de traduction et d’interprétation de l’ordre donné par Dieu à Abraham se retrouvent-elles en fin du récit, mais l’une est interrompue : le sacrifice du fils, tandis que les deux autres, l’holocauste offert par Abraham en présence d’Isaac et l’élévation du fils comme sujet distinct de son père sont accomplies.

Mais il est possible d’aller un peu plus loin, de creuser un peu plus, de comprendre un peu plus.
Qu’est-ce qui a été mis à l’épreuve ?
Est-ce la foi d’Abraham ? Certainement pas dans le sens où Dieu voudrait vérifier qu’Abraham a suffisamment de foi.
La promesse faite à Abraham d’une descendance nombreuse comme les étoiles du ciel ou le sable de la mer, la promesse d’une terre, la promesse de la bénédiction répandue sur les clans de la terre a déjà été faite à Abraham et elle a été donnée sans condition. Le signe de la promesse, la naissance d’Isaac, a déjà été donné, sans condition non plus. Quel genre de dieu poserait une condition après avoir donné ce qu’il a promis ? Ce serait une extrême perversité.
Dieu, le Dieu d’Abraham et le Dieu de Jésus-Christ, ne demande pas de preuve de foi.
Les disciples de Jésus en manquent souvent et cela n’empêchent pas qu’ils soient disciples. Ils comprennent souvent de travers ce qu’ils voient et entendent. Par exemple dans le texte de l’évangile proposé ce jour, le récit dit de la transfiguration de Jésus dans l’évangile de Marc, Pierre ne trouve rien de mieux à proposer que de dresser trois tentes, une pour Jésus, une pour Moïse et une pour Élie, comme s’il s’agissait de s’installer sur la montagne. Pendant ce temps au pied de la montagne, les autres disciples, qui n’avaient pas accompagnés Jésus, ne sont pas capables de délivrer un enfant de l’esprit impur qui le fait beaucoup souffrir. Jésus peut s’agacer mais il ne sanctionne pas ses disciples pour leur manque de foi ou leur incompréhension.
Le récit de Genèse dans sa mise en scène si particulière exprime à la fois la confiance en Dieu d’Abraham et son indécision, son espoir que Dieu intervienne et la poursuite du chemin vers l’holocauste, son amour pour Isaac et sa fidélité à ce qu’il croit. Mais même ce qu’Abraham croit, jusqu’à lier son fils, jusqu’à tendre la main pour prendre le couteau, cela peut ne pas être juste. Abraham n’est pas non plus parfait : deux fois, pour sauver sa vie qu’il croit menacée, il fait passer son épouse pour seulement sa sœur (car Sarah est effectivement sa demi-sœur). Mais Dieu ne demande pas non plus d’être parfait, irréprochable et impeccable. Et lorsque que Jésus dit à ses disciples : soyez parfait comme votre Père céleste est parfait, c’est après avoir longuement expliqué que cette perfection du Père, c’est sa générosité inconditionnelle.

Ce qui est mis à l’épreuve dans la foi d’Abraham, c’est la façon dont il considère son fils. Parce qu’Isaac n’est pas seulement un fils, il est le signe de la promesse, il est le fils donné par Dieu à Abraham alors que Sarah était trop âgée pour enfanter. Isaac est l’impossible devenu possible, le fils qui est un don de Dieu. Ce qui est mis à l’épreuve dans la foi d’Abraham, c’est la manière dont il considère le don de Dieu. Et c’est en cela que ce récit éclaire chaque croyant, au-delà des pères ou des parents et de leurs enfants, en le faisant cheminer, et cela prend du temps, en l’interrogeant sur la manière dont il considère le don de Dieu qu’il a reçu.
Lorsque le messager dit à Abraham qu’il n’a pas retenu loin de Dieu son fils, cela signifie qu’Abraham a renoncé à considérer son fils, son unique, son fils très aimé, comme sa propriété. Il était prêt en le sacrifiant, à le rendre à Dieu, à ne pas le garder pour lui. Le messager intervient à ce moment pour lui dire que Dieu ne reprend pas ce qu’il a donné. Ce qui reste, ce qui était en jeu, c’est qu’Abraham ne considère plus Isaac comme son enfant, qui lui appartient, sur lequel il peut avoir droit de vie ou de mort même au nom de sa foi, même au nom de Dieu.
Ce dont il s’agit, c’est de considérer toujours le don de Dieu comme don, de ne pas se l’approprier, de ne pas le maîtriser. Ce don pour Abraham est un fils, mais ce peut être la grâce, le pardon, la bénédiction, la foi, l’Esprit, la vitalité, la vie de la vie.
Ce n’est pas qu’il faille rendre le don, comme Abraham a cru qu’il devait sacrifier son fils, mais pour que le don reste don, ce qui est donné ne doit pas être considéré comme possession, quand bien même cela touche à l’être, à l’identité, au sens de l’existence. Car la promesse faite à Abraham va bien au-delà de lui-même, la promesse n’est pas qu’il sera père d’Isaac, mais père d’une multitude bénie en lui. Ce qui est donné par Dieu de grâce, de pardon, de bénédiction, de Parole n’est pas limité à celui ou celle à qui le don est fait.
Ce n’est pas qu’il faille rendre le don, comme Abraham a cru qu’il devait sacrifier son fils, car cela même, le rendre, signale une maîtrise du don. Et même si cela est fait au nom de la foi, voire au nom de Dieu, ce n’est justement pas une manière accordée au don mais une manière d’en faire un pouvoir.
Et il y a une manière de s’approprier le don de Dieu, don de grâce, de pardon, de bénédiction, de foi qui conduit à se croire détenteur du pouvoir de déclarer qui est pardonné et qui ne l’est pas, qui est béni et qui ne l’est pas, qui est bénéficiaire de la grâce et qui ne l’est pas ou plus, qui est croyant et qui ne l’est pas ou pas assez. Une manière de croire qu’avoir reçu un don de Dieu confère un pouvoir et ainsi, se prévaloir du don de Dieu pour se justifier d’être meilleur qu’autrui et d’avoir raison contre lui.
Il y a une manière de s’approprier le don de Dieu qui induit un pouvoir sur autrui, comme Abraham a cru pouvoir, même par devoir, sacrifier son fils. Certainement faut-il avoir goûté à cette tentation du pouvoir pour y renoncer. C’est un chemin qui peut être long et lent et il nécessite de l’aide pour y avancer.
Mais ce chemin conduit à la possibilité merveilleuse de se tenir en relation avec le Dieu qui donne autrement que dans le cadre de la soumission ou de la dette infinie, se tenir devant Dieu dans la reconnaissance et la gratitude pour la grâce, le pardon, la bénédiction qui toujours précèdent chacun, se tenir devant Dieu dans l’alliance écrit la Genèse, Abraham et d’autres après lui diraient : dans la confiance.

Il n’y a alors personne à sacrifier, personne n’a à payer ou à subir quoi que ce soit pour ce que nous croyons. Abraham n’a pas retenu son fils pour lui, loin de Dieu, il était prêt à le lui rendre, seulement ce n’est pas un « rendu » qui accomplit la volonté de Dieu, mais un « laisser vivre », laisser vivre autrui sans l’attacher, sans le ligoter -dans la tradition juive ce récit est appelé la ligature d’Isaac-. Laisser vivre sans attacher autrui, ce n’est ni rejet de lui ni désintérêt envers lui, mais plutôt une sorte de « consécration », le rendre sacré c’est-à-dire de le considérer comme « part de Dieu » qui l’aime, le sauve, le bénit, lui fait grâce.
Dieu lui-même n’a pas voulu sacrifier son Fils sur l’autel de sa toute-puissance ou de sa colère. Si Jésus meurt sur la croix, c’est qu’il dépose sa vie par fidélité à Dieu et afin que les humains connaissent et reconnaissent ce Dieu qui donne pour leur liberté et leur vie.
Car Dieu, qui ne demande ni preuve ni sacrifice, appelle à devenir vivant, à devenir un sujet responsable en libérant des idoles et des oppressions, y compris celles auxquelles nous soumettons autrui. Délier, détacher, « déligoter », libérer : au-delà de la vie qu’ils procurent à celui ou celle qui les reçoit, les dons de Dieu orientent vers les autres, pour leur vie, pour leur liberté, et c’est cela les aimer.