Prédication du 13 mars 2022

de Dominique Hernandez

Devenir comme un pont

Lecture : Luc 10, 25-37

Lecture biblique

Luc 10, 25-37

25 Un spécialiste de la loi se leva et lui dit, pour le mettre à l’épreuve : Maître, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? 
26 Jésus lui dit : Qu’est-il écrit dans la Loi ? Comment lis-tu ? 
27 Il répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ton intelligence, et ton prochain, comme toi-même. 
28 Tu as bien répondu, lui dit Jésus ; fais cela, et tu vivras. 
29 Mais lui voulut se justifier et dit à Jésus : Et qui est mon prochain ?

30 Jésus reprit : Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. Il tomba aux mains de bandits qui le dépouillèrent, le rouèrent de coups et s’en allèrent en le laissant à demi-mort. 
31 Par hasard, un prêtre descendait par le même chemin ; il le vit et passa à distance. 
32 Un lévite arriva de même à cet endroit ; il le vit et passa à distance. 
33 Mais un Samaritain qui voyageait arriva près de lui et fut ému lorsqu’il le vit. 
34 Il s’approcha et banda ses plaies, en y versant de l’huile et du vin ; puis il le plaça sur sa propre monture, le conduisit à une hôtellerie et prit soin de lui. 
35 Le lendemain, il sortit deux deniers, les donna à l’hôtelier et dit : « Prends soin de lui, et ce que tu dépenseras en plus, je te le paierai moi-même à mon retour. » 
36 Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de celui qui était tombé aux mains des bandits ? 
37 Il répondit : C’est celui qui a montré de la compassion envers lui. Jésus lui dit : Va, et toi aussi, fais de même.

Prédication

Dans une série de prédications consacrée à la parabole du samaritain et donnée au Foyer de l’Âme en 1914, le pasteur Charles Wagner écrivait :
Que faut-il que je fasse pour entrer en possession de la vie éternelle ? La question équivaut à celle-ci : Comment employer la vie pour en tirer le meilleur fruit possible, maintenant et toujours ? On le voit, ce n’est pas une question, c’est LA question.
Nous pourrions également la poser ainsi : Comment vivre pour ne pas vivre en vain ? ou encore : Comment faire pour que ma vie soit vivante ?
Celui qui pose la question est amené par Jésus à y répondre lui-même : tu aimeras l’Éternel ton Dieu, tu aimeras ton prochain comme toi-même.
D’où la question suivante du légiste : Qui est mon prochain ?
Quelles que soient les raisons pour lesquelles le légiste pose ces questions à Jésus, l’évangile de Luc nous met en situation de les poser également, pour nos propres existences, les poser pour notre propre compte, pour les soupeser, pour les traduire, voire pour les critiquer. Ainsi la question de savoir qui est mon prochain, qui vient si naturellement à la suite de la première réponse.
Qui est mon prochain ? est une manière de poser la question en sous-entendant que la réponse servira de critère pour pouvoir reconnaître le prochain, et celui qui ne l’est pas. Une réponse pour définir à l’avance qui est le prochain et qui ne l’est pas. Une réponse pour répartir les gens en deux catégories : les prochains et les autres, et en être satisfait. En ce sens, la question est un piège, pas tant pour Jésus que pour celui qui la pose et qui se trouvera lui-même enfermé dans une représentation de l’humanité coupée au moins en deux, ce qui implique une image de Dieu très particulière : un Dieu qui partage lui aussi l’humanité en deux, puisque l’amour de Dieu et l’amour du prochain sont profondément liés.
La parabole racontée par Jésus fait s’effondrer cette question et la représentation de l’humanité qui en découle, et la représentation de Dieu qui en est la conséquence.

Voyons de plus près ce que la parabole donne à comprendre.
Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. Enfin, pas exactement un homme, moins précisément un être humain. Un être humain qui n’a aucune spécificité, aucune caractéristique qui permettrait de reconnaître en lui un proche, ce qui n’est pas un prochain, ou un lointain. Cet être humain peut être n’importe qui. Les deux seules choses que nous sachions, c’est qu’il est seul et en route.
En route tout seul : avec le pasteur Wagner, nous pouvons entendre ici une métaphore de la vie. La vie humaine comme une marche sur une route est une image ancienne et largement partagée. La solitude du voyageur non défini signifie qu’il s’agit d’une personne à la fois unique et universelle, et aussi que personne ne peut faire le chemin de ma vie à ma place. L’humain, chaque humain, est un voyageur. Sur sa route, l’être humain marchera dans la poussière oui, il y aura des cailloux oui, mais il marche avec un élan et avec des forces. Vous qui êtes au catéchisme, vous marchez avec l’élan et les forces de votre jeunesse : vous en êtes encore au début du chemin.

Soudain sur la route, surviennent les bandits qui assaillent l’être humain, le rouent de coups, le dépouillent, et le laissent à demi-mort. Il y a des risques et des dangers sur la route. Ces bandits représentent les figures des maux, misères, malheurs qui assaillent les êtres humains, les dangers de l’existence : maladie, accident, rupture, crise, tempête, guerre. Personne n’y échappe. Ces dangers ne sont pas toujours des personnes. Mais il est vrai que bien des humains sont occupés par un esprit de domination, un esprit de prédation, l’orgueil de l’exercice d’un pouvoir, l’aveuglement provoqué par des intérêts particuliers. Et cela les conduit à traiter d’autres personnes comme des choses et pas comme des humains membres de l’humanité dont ils font partie eux aussi. Il y a ainsi des maux capables de détruire ce qui fait grandir et s’épanouir l’humanité des humains : la confiance, la solidarité, l’espérance ; et cela, c’est détruire par la convoitise et l’avidité, par la corruption, par le mensonge, par la violence, c’est détruire l’humain en l’humain. Si la peur de ses dangers et de ses maux dominait, personne ne prendrait la route. Si le pessimisme l’emportait, personne ne bougerait et il n’y aurait pas de solidarité, pas d’imagination, pas de protestation, pas d’espérance. Pas d’avenir.

Le prêtre et le lévite marchent sur la même route. Ils voient l’humain à terre mais ils ne s’arrêtent pas. Ils passent à distance, et cette distance délibéré est comme un mur qu’ils dressent entre eux et le blessé. L’humain à terre n’est pas leur affaire. Ce passage à distance, ce mur les préserve de l’empêchement d’assurer leur fonction au Temple par contamination de l’impureté d’un corps mort, car le blessé pourrait mourir, et le mur les préserve donc de la nécessité de suivre une procédure de purification. Mais ce mur qui les protège est aussi le mur qui exclut et condamne celui qui est à terre.
C’est si facile de dresser des murs. Nous le savons bien. Car ce serait trop facile de se contenter de désigner le prêtre et le lévite comme des méchants, des coupables de non-assistance à personne en danger. Il y a un prêtre et un lévite en chacun de nous, il y a en chacun de nous la tentation de passer à distance, de dresser un mur entre soi et ceux qui gisent au bord de la route. 

Le mur de la peur qu’il m’arrive la même chose, alors je ne veux pas voir, je ne veux pas savoir, une forme de conjuration enfantine et magique : si je ne vois pas, cela ne se passe pas.
Il y a le mur du clan, de la tribu, le mur de la particularité, culture, religion, origine : celle-ci n’est pas proche, celui-ci ne fait pas partie des miens.
Il y a le mur de l’impuissance qui paralyse, et celui de la lassitude : il y en a trop, des humains à terre, et tout le temps, je ne peux pas résoudre tous les problèmes.

Derrière le mur, je suis tranquille. L’être humain à terre, cela ne me concerne pas, ce n’est pas mon affaire.
Il y a aussi toujours la tentation, pour des religieux, de ramener Dieu de son côté du mur à soi, et les Églises et responsables d’Églises chrétiennes n’ont pas manqué d’y céder, en justifiant l’esclavage, l’apartheid et d’autres idéologies comme le nationalisme qui ont laissé et laissent à terre, ont fait et font taire tant d’êtres humains.
La représentation du monde comme traversé de murs séparant les proches et les lointains est une altération de l’humanité et une altération de l’image de Dieu, Dieu Créateur et Sauveur,

Dieu qui bénit en Abraham tous les clans de la terre,
Dieu qui ne détruit pas Ninive au grand dam de Jonas,
Dieu qui attend toutes les nations de la terre pour son grand festin sur la montagne proclame le prophète Ésaïe. 

Toutes manières de confesser que Dieu ne fait acception de personne ainsi que l’apôtre Pierre le déclare dans un discours (Ac 10,34), ce que Jésus de Nazareth a révélé par sa vie et par sa mort.
Le prêtre et le lévite passent, l’être humain à terre est privé d’avenir. L’humain tombé aux mains des bandits n’a plus rien à attendre, plus rien à espérer. Celui qui est à demi-mort est abandonné à la mort. Mais que deviendront le prêtre et le lévite dans leur monde bordé de murs, rétréci à leurs semblables, confiné dans leur seul point de vue ? Que deviendraient les êtres humains dans un monde découpé de murs, menacés par tout ce qui n’est pas semblable à eux, méfiants envers tout ce qu’ils croisent sur leur route ? Y aurait-il vraiment un avenir, c’est-à-dire des possibles ouverts devant eux et pour eux avec la responsabilité et la liberté de les discerner et de les emprunter ou pas ?
Parce que cela semble plus simple, parce que cela paraît coûter moins, il y a en chacun de nous, la tentation de réduire l’avenir à une voie déjà tracée, à un futur déjà écrit, ou de le laisser dériver en fatalité. Lorsque cette tentation induit une pensée et un agir, cela génère du désespoir, de la colère, de la violence, la guerre.

Sur la route de Jérusalem à Jéricho, un samaritain marche. Il arrive près de l’humain tombé à terre, il le voit, et lui s’approche. Le samaritain se fait le prochain de celui qui était tombé aux mains des brigands, ainsi que le reconnaît le légiste qui interroge Jésus. Ce qui pousse le samaritain ainsi à s’approcher du blessé, à prendre soin de lui, à prendre du temps pour lui, à fournir les moyens nécessaires pour qu’il soit soigné à l’auberge, c’est un mouvement intérieur décrit en grec par l’agitation des entrailles et traduit dans la plupart des bibles en français par le mot de compassion. Si la compassion commence par une émotion, elle ne reste pas intérieure, elle conduit à un engagement du samaritain envers le blessé. La compassion l’est véritablement dans la prolongation le mouvement des entrailles par le mouvement des mains.
Pourtant le samaritain aurait pu lui aussi, comme le prêtre et le lévite, dresser un mur entre lui et l’humain à terre. Car samaritains et juifs ne s’entendent guère et même plutôt mal ; le samaritain lui aussi aurait pu abandonner le blessé au bord du chemin et passer à distance. Le samaritain lui aussi, aurait eu une bonne raison de ne pas s’occuper du blessé et de se dire : ce n’est pas mon affaire. Mais le samaritain n’est pas un homme de mur, le samaritain bâtit un pont. La compassion engage à bâtir des ponts, pas des murs, et même à devenir comme des ponts. Prendre soin d’un juif pour un samaritain c’est bâtir, se faire pont par-dessus des siècles de mépris et de méfiance, par-dessus des souvenirs de mort et de destructions, par-dessus des mauvaises réputations et un héritage acide. Bâtir un pont, devenir un pont c’est rendre les différences secondaires par rapport à la vision de l’humanité rassemblée comme la décrivait le prophète Ésaïe, secondaires par rapport à l’amour de Dieu pour le monde comme l’écrit l’évangéliste Jean. Devenir un pont, c’est voir au-delà ou à travers la réalité, ses malheurs et ses misères, la beauté et la bonté de la vie qui nous appelle et à laquelle nous sommes appelés.
La compassion éprouvée par le samaritain le conduit à agir contre les réflexes, contre les habitudes, peut-être même contre ce qu’il avait appris. Car la compassion est inconditionnelle et est ainsi signe d’une liberté intérieure, d’un esprit libéré de la dictature des murs. En cela le samaritain est porteur d’espérance pour l’humain blessé. Car la compassion est une des formes de l’espérance : 

une des formes de la conviction que le mal n’a pas le dernier mot sur qui que ce soit,
une des formes de la conviction que, malgré le mal et ses ravages, c’est un amour vivifiant qui fonde le réel et le tend déjà, aujourd’hui, vers l’éternité,
une des formes de la réponse au OUI de Dieu sur chaque être humain.

Grâce au samaritain, il y a un avenir pour l’humain tombé aux mains des bandits. Il sera soigné, il pourra se rétablir, continuer sa route lui aussi après la pause imposée par son agression. Il continuera son chemin en sachant qu’il a été sauvé, qu’une compassion lui a été témoignée, peut-être même saura-t-il que c’était la compassion d’un samaritain. Et c’est pour lui un avenir : pas seulement parce qu’il va vivre mais aussi parce qu’il saura qu’il est possible de ne pas dresser de murs entre juifs et samaritains, entre un humain et un autre humain différent.
Grâce au samaritain, il y a aussi un avenir pour l’aubergiste qui a vu, qui sait désormais qu’un samaritain peut prendre soin d’un juif. L’aubergiste lui aussi, pourra un jour décider de ne pas dresser un mur mais de bâtir, de devenir un pont.
Il y a un avenir pour le samaritain, un avenir aussi vaste que le monde est vaste avec sa diversité d’humains.
Comme la tentation des murs se tient en chacun, la compassion est aussi présente en chacun, parce que la compassion est le fruit de l’amour profond qui nous tient humains, qui nous tient vivants. Veillons sur elle, en nous et avec d’autres, veillons sur elle contre nous-mêmes et là où les murs sont dressés entre les uns et les autres.
Le mouvement de la compassion, la possibilité d’un pont, c’est cela qui permet un avenir hors des murs et il n’y a d’avenir qu’hors des murs. L’avenir, c’est-à-dire la vie qui vient, c’est une question de ponts. L’avenir, celui de chacun, celui des jeunes du catéchisme, le nôtre, l’avenir pour tous, ce n’est pas une question de murs. Ce que la parabole nous invite à réfléchir et à comprendre, LA question comme l’écrivait le pasteur Wagner, c’est une question de ponts, la question de devenir comme des ponts.