Prédication du 12 juin 2022

d’Henry Masson

Lecture : Matthieu 15, 21-28

Lecture biblique

Matthieu 15, 21-28

21 Jésus parti de là et se retira vers la région de Tyr et de Sidon.
22 Une Cananéenne venue de ce territoire se mit à crier : Aïe, compassion de moi, Seigneur, Fils de David ! Ma fille est cruellement tourmentée par un démon.
23 Il ne lui répondit pas un mot ; ses disciples vinrent lui demander : Renvoie-la car elle crie derrière nous.
24 Il répondit : Je n’ai été envoyé qu’aux moutons perdus de la maison d’Israël.
25 Mais elle vint se prosterner devant lui en disant : Seigneur, viens à mon secours !
26 Il répondit : Ce n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux chiens.
27 C’est vrai, Seigneur, dit-elle ; d’ailleurs les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres…
28 Alors Jésus lui dit : Oh femme, grande est ta foi ; qu’il t’advienne ce que tu veux. Et dès ce moment même sa fille fut guérie. » 

Prédication

La Cimade, et cela est inscrit dans le préambule de nos statuts, est « une forme du service que (les Eglises) veulent rendre selon l’esprit de l’Evangile ». C’est dire l’évidence et en même temps l’importance pour nous bénévoles de ce mouvement du témoignage modeste que nous portons aujourd’hui ici pendant ce culte. Que le conseil presbytéral du Foyer de l’Ame et votre pasteure, notre pasteure, Dominique Hernandez soient très chaleureusement remerciés de cette invitation.

 La Cimade est déjà un vieux mouvement et peu des premiers organisateurs imaginaient sans doute que, plus de 80 ans après sa création, elle existerait encore ! Le déroulé de l’acronyme qui lui sert de nom en est à mon avis un signe. Cimade signifie « Comité inter-mouvements auprès des évacués », une magnifique dénomination technocratique avant l’heure liée aux évacuations, avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale, des habitants des zones situées entre la frontière allemande et la ligne Maginot. Personne depuis n’a proposé d’en changer les mots, personne n’a osé. Cet acronyme est devenu courant même s’il a changé de genre : le comité est devenu La Cimade.

Oui La Cimade a accompagné l’histoire de notre pays depuis plus de 80 ans, comme celle d’autres pays particulièrement secoués, en Afrique ou en Amérique latine par exemple, en défendant des positions souvent difficiles et courageuses. Elle a montré du doigt quelques-unes des indignités de ce monde. C’est en s’inspirant de son histoire qu’elle continue modestement aujourd’hui, je cite à nouveau ses statuts, à « manifester une solidarité active avec les personnes opprimées et exploitées » et plus particulièrement « les personnes réfugiées et migrantes ».

Le texte de l’Évangile de Matthieu que nous avons lu il y a un instant est le récit de la rencontre inattendue entre Jésus et une étrangère. Ce récit important est en effet repris dans l’Evangile de Marc sans grande différence. On ne sait pas bien ce que Jésus allait faire à Tyr et à Sydon, il s’agit de villes de Phénicie, le Sud-Liban actuel, mais c’est un territoire étranger et païen. Marc précise qu’il y allait incognito. Peut-être souhaitait-il simplement se reposer loin de la foule. Avant la rencontre avec la cananéenne, les deux évangiles nous rapportent que Jésus a eu un échange musclé avec les pharisiens au sujet du respect des traditions et des rites en particulier alimentaires dans la religion juive.

Et voilà qu’une femme vient demander à Jésus de sauver sa fille malade. On peut imaginer qu’elle s’est confiée à de nombreux thérapeutes ou guérisseurs qui n’ont pas su protéger l’enfant du démon qui la tourmente. Elle a dû entendre parler de ce Jésus qui faisait des miracles et elle provoque cette rencontre, qui est peut-être celle de la dernière chance. Elle y met la détermination, l’obstination de tout parent confronté à la maladie de son enfant et qui cherche sans relâche la voie de la guérison. Et elle se heurte au refus de Jésus de l’écouter, à la condescendance des disciples qui ne savent d’ailleurs pas comment s’en débarrasser et demandent à Jésus de régler le problème : « Renvoie-la » ! Jésus pour cela assène une vérité, sa vérité à cette femme douloureuse qui dérange : « Je ne suis pas venu pour toi, cesse de nous embêter et passe ton chemin » mais, coup de théâtre, il va l’écouter tout de même, il est convaincu et répond favorablement à sa demande. « Femme ta foi est grande ! Qu’il t’arrive comme tu le veux ! »

Cette histoire a inspiré les peintres au cours du temps, particulièrement au 17e et au 18ème siècle. Dans la plupart des cas ils ont eu beaucoup de difficultés à représenter la totalité de l’histoire, de ces deux temps opposés qui ne se comprennent que l’un par rapport à l’autre. Ils ne retiendront souvent que la conclusion de l’histoire, la guérison de la jeune cananéenne, le miracle. Et cela donne lieu à une débauche de tissus somptueux, de couleurs plus éclatantes les unes que les autres, avec au centre un Jésus majestueusement campé accordant généreusement la guérison tant attendue à une mère infiniment reconnaissante. L’affaire, vous l’avez compris, est bien plus complexe. 

Au début du 15ème siècle un miniaturiste se saisissait de cette même histoire pour l’illustrer dans une page complète des Très riches du duc de Berry conservées au château de Chantilly. Et là, dans une forme de fidélité au texte des Evangiles, il choisit de représenter la totalité de l’histoire en séparant sa feuille en deux parties. Dans les deux tiers supérieurs une femme suppliante est agenouillée devant Jésus qui lui tourne le dos, femme que les disciples regardent avec hauteur. A droite de la mère on voit une maison dans laquelle une jeune fille est allongée sur un lit. Dans le dernier tiers au bas de la feuille, tout a changé, Jésus est tourné vers la femme, penché avec attention vers elle, l’écoutant et lui annonçant sans doute la guérison de sa fille. Les disciples eux-aussi adoptent une attitude plus avenante. Le miniaturiste a donc attaché plus d’importance à la première période de la rencontre qu’au miracle en lui-même. Cette représentation, vous l’aurez compris, me fascine plus que les autres, le simple trait horizontal séparant les deux miniatures illustre le changement radical d’attitude de Jésus.  En vérité un extrait du psaume 25 est intercalé sur le côté gauche de la page comme élément de la liturgie du jour mais sans lien avec l’illustration.

Cette volte-face est au cœur de cette histoire, elle nous saisit, elle nous interroge. Comment est-elle possible ? Comment cette femme, une étrangère, une païenne a-t-elle réussi à convaincre Jésus ? Ce n’est évidemment pas la première fois qu’il rencontre une personne étrangère mais se noue avec cette femme une relation extraordinaire. Au moment où Jésus se retourne vers elle, pour la chasser à la demande des disciples, il n’a pas l’intention de l’écouter. « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ». Mais cette mère est tenace. Bien que tout joue contre elle, sa détermination, nourrie de la certitude que seul Jésus peut guérir sa fille, va lui donner la force d’affronter Jésus dans un magnifique dialogue autour de quelques miettes de pain.

Jésus cherche à la dissuader presque en la culpabilisant, l’accusant, elle l’étrangère, de vouloir profiter du pain réservé aux enfants d’Israël.  Est-ce pour l’éprouver ? Peut-être, peut-être pas. Nous sommes loin en tout cas des images à la fois pompeuses, sucrées et doucereuses d’un Jésus distribuant ici des bénédictions, faisant là quelques miracles. Non ici, « l’homme incomparable », comme Jésus sera qualifié par Renan, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, ce qui lui vaudra d’ailleurs son renvoi, tourne le dos à une mère blessée et malheureuse sans un instant l’écouter. Quand il lui parle, c’est pour la renvoyer à ses origines d’étrangère, de païenne et l’écarter de la table. Et la Cananéenne, au lieu d’abandonner ou de répondre avec agressivité, décide, avec à propos, de rappeler calmement à Jésus une évidence de la vie quotidienne : à savoir que des miettes de pain tombent toujours de la table des maîtres quand ce ne sont pas les petits-enfants eux-mêmes qui donnent un morceau de pain aux petits chiens qui traînent sous la table. Oui, dit cette femme, j’ai compris que tu n’es pas venu pour les petits chiens comme moi mais, quelles que soient nos différences, je te rappelle que je fais partie de la même Humanité que les brebis d’Israël. Je me contenterai volontiers des miettes qui tombent de la table mais je revendique le droit de m’en saisir. Et Jésus de répondre : « Femme ta foi est grande ! Qu’il t’arrive comme tu le veux ». Et sa fille fut guérie dans l’instant et à distance. 

La volte-face de Jésus est fondamentale, plus que le miracle lui-même, pourtant si important pour cette mère et sa fille. Rien ne rapprochait Jésus et la Cananéenne, tout les séparait. Le premier contact fut rude. Mais l’intelligence et la détermination de cette femme, entrant dans le raisonnement de Jésus et retournant à son profit son argumentation va provoquer son total changement d’attitude. Jésus est mis en difficulté devant ses disciples et qui plus est par une étrangère. Il l’accepte, il le reconnaît. Sa mission ne s’arrêtera donc pas aux seules « brebis perdues de la maison d’Israël ». Toute l’Humanité est concernée. Faite de la même chair, du même sang, traversée par les mêmes émotions, l’Humanité toute entière arrive unie et s’invite au repas pour partager le même pain. Personne ne prend la part d’un autre, il y en a assez pour tous. Quelles que soient nos différences, réelles ou supposées, l’Humanité est un tout et on ne peut en exclure une partie au nom d’on ne sait quelles règles, quels principes.

Ce que nous dit aussi ce texte, c’est que si, comme Jésus, nous tournons le dois à l’étranger que nous croisons, nous ne le reconnaissons pas immédiatement comme un frère, ce n’est pas si grave, tant que nous acceptons de revenir sur nos pas, d’écouter cet étranger, tant que nous acceptons de nous laisser bouleverser et transformer par cette rencontre.

Ce que nous dit peut-être aussi ce texte, c’est de cesser de montrer du doigt tous ceux qui aujourd’hui refusent d’accueillir l’étranger comme un des nôtres mais bien au contraire d’aller vers euxpour les écouter, leur parler et leur montrer, avec la calme assurance de la Cananéenne, que la table estt assez grande et le pain en quantité pour y accueillir les quelques réprouvés qui frappent à la porte.

C’est là le rôle de La Cimade, que d aller, plus qu’aujourd’hui, vers tous ceux qui ne partagent pas ses aspirations, les combattent même. C’est le rôle de La Cimade que de rappeler, d’affirmer, avec d’autres bien sûr et à sa mesure, l’égalité de dignité entre nous tous, l’identité de droits entre nous tous, et cela, qui que nous soyons, d’où que nous venions, quel que soit notre parcours. C’est aussi de lutter sans relâche contre toutes les formes de racisme et de xénophobie. Comme vous pourrez le lire dans une tribune publiée sur le site du journal Le Monde ce week-end et cosignée par Fanélie Carrey-Conte, secrétaire générale de La Cimade et par moi-même, nous rappelons aux futurs députés de l’Assemblée nationale quelques-unes de nos demandes : une réelle protection de tous les enfants étrangers, la régularisation large de personnes aujourd’hui sans titre de séjour alors qu’elles séjournent en France depuis longtemps,  parfois depuis plus de 10 ans, un accueil digne à nos frontières, dans les Alpes ou dans les Pyrénées par exemple, comme sur les côtes de La Manche, etc … Mission ardue qui génère parfois chez les équipiers comme nous nous appelons entre nous un découragement face à l’ampleur de la tâche, face à l’incompréhension d’une partie du monde politique et des pouvoirs publics mais aussi parfois une radicalité dans notre manière de nous présenter, de nous exprimer, radicalité qui peut choquer, mais qui n’est que l’expression de l’urgence que nous ressentons de voir apparaître enfin un monde plus solidaire, plus humain, plus fraternel. 

N’oublions pas la calme détermination de la Cananéenne face à Jésus. N’oublions pas le revirement essentiel face à elle. Acceptons cette rencontre entre Jésus et la Cananéenne comme une espérance, vivons la comme la promesse d’un changement.  

Et cette promesse ne s’adresse bien évidemment pas qu’aux seuls membres de La Cimade et aux personnes que nous accompagnons. Non elle s’adresse à nous toutes et nous tous. Dans une société fragilisée où la confrontation est plus fréquente que le dialogue attentif et posé, notre responsabilité de citoyen, de citoyen engagé comme nous le sommes ici, tous et toutes, c’est de créer, de renforcer ces liens si nécessaires entre nous pour vivre ensemble, de créer ou de renforcer des fraternités heureuses, ouvertes, généreuses et non pas, comme certaines, fermées et qui excluent. 

Oui avec La Cimade, nous pouvons dire qu’« Il n’y a pas d’étranger sur cette Terre ». Avec la Cananéenne, avec toutes les Cananéennes, soyons dans l’espérance ! « Femme ta foi t’a sauvé ! Qu’il t’arrive comme tu le veux ».