Prédication du 6 mars 2022

d’Hervé Oléon-Perrin

Lecture : Marc 14, 3-9

Lecture biblique

Marc 14, 3-9

3 Comme Jésus était à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux, une femme entra, pendant qu’il se trouvait à table. Elle tenait un vase d’albâtre, qui renfermait un parfum de nard pur de grand prix ; et, ayant rompu le vase, elle répandit le parfum sur la tête de Jésus.
4 Quelques-uns exprimèrent entre eux leur indignation : A quoi bon perdre ce parfum ?
5 On aurait pu le vendre plus de trois cents deniers, et les donner aux pauvres. Et ils s’irritaient contre cette femme.
6 Mais Jésus dit : Laissez-la. Pourquoi lui faites-vous de la peine ? Elle a fait une bonne action à mon égard ;
7 car vous avez toujours les pauvres avec vous, et vous pouvez leur faire du bien quand vous voulez, mais vous ne m’avez pas toujours.
8 Elle a fait ce qu’elle a pu ; elle a d’avance embaumé mon corps pour la sépulture.
9 Je vous le dis en vérité, partout où la bonne nouvelle sera prêchée, dans le monde entier, on racontera aussi en mémoire de cette femme ce qu’elle a fait. 

Prédication

Alors que les disciples sont attablés, assemblée a priori exclusivement masculine selon les usages de la société judaïque d’alors, une femme fait irruption. 

Qui est-elle ? Marc, ou supposé tel… ne nous le dit pas. Un vase d’albâtre, du nard… un matériau raffiné si ce n’est précieux, une huile parfumée de grand prix, voilà peut-être les seuls indices sur son identité. Qui peut bien les posséder ? L’épouse d’un riche propriétaire ou d’un riche étranger ? Ou, qui sait, une femme entretenue ou qui monnaie ses charmes, autrement dit une courtisane ou une prostituée ? Parfaitement anonyme ici, comme dans le récit de Matthieu, cette femme deviendra chez Luc une pécheresse à la sensuelle chevelure lâchée.
Cette femme ne parle pas. D’ailleurs, a-t-elle droit à la parole pendant une réunion d’hommes ? Ceux-ci discutent-ils seulement ? Prennent-ils leur repas ? Auquel cas le seul rôle dévolu à une femme à cet instant serait, toujours selon la norme sociale d’alors, le service. Pourtant, en la laissant entrer et agir, Jésus la reconnaît en tant que personne, elle qui est habituellement mise à l’écart de l’action, de la décision. Elle est ainsi « re-suscitée ». 

Cette femme rompt le vase, c’est-à-dire brise le sceau qui le ferme, et répand, sans doute avec soin, l’huile précieuse sur la tête de Jésus, geste sacralisateur, d’autant plus scandaleux s’il est exécuté par une exclue. Le verbe « rompre » traduit peut-être aussi la notion de transgression : comment une inconnue qui aurait pu obtenir ce riche présent de façon contestable peut-elle oser s’approcher du Maître et porter ses mains vers lui ? Mais est-ce bien cela qui scandalise les disciples ? En réalité, pas vraiment… Ce qui les indigne, ce n’est pas le geste lui-même, mais précisément par la valeur du produit répandu. On aurait pu en tirer 300 deniers ! Pour mémoire, un peu plus tard, Judas livrera Jésus pour… 30 deniers, dix fois moins ! Vénaux, les disciples ? Bien sûr que non, ils s’en défendent : cette somme aurait été destinée aux pauvres, pas à eux-mêmes. Mais une telle justification de leur réaction spontanément très critique ne témoigne-t-elle pas, justement, d’une relation particulière très à l’argent ? 

Leur attitude soulève également un autre problème de fond : ils semblent considérer que le parfum répandu est trop précieux pour leur Maître. Il est certes le Fils de Dieu, mais tout de même, quelle dépense somptuaire ! « A quoi bon perdre ce parfum » ? Au lieu de se réjouir, ce qui n’excluait pas d’admettre une certaine démesure du geste, ils s’indignent pour une question d’argent, ce qui interroge la force de leur conviction ou du moins conduit à se demander : aux yeux des disciples, que vaut-il, ce Seigneur ? 

A l’évidence, ils ne comprennent pas que ce geste, qu’ils jugent inadapté, est d’abord le signe d’un amour sincère, sans calcul, inconditionnel. Et si on se limite à la pécheresse suggérée par Luc, peut-être faut-il y voir une forme de repentance, pas seulement une demande de pardon, mais plutôt une volonté de conversion, de changement de vie. Peut-être même a-t-elle appris, cette femme, que la vie de Jésus était menacée, sa mort inévitable (lui-même l’a dit à son entourage, et les gens parlent autour de lui…). Ce geste constitue alors pour elle une ultime preuve de foi, un dernier geste d’amour désespéré, en reconnaissance à celui qui va disparaître, comme un adieu (« il faut que je lui montre, avant qu’il soit trop tard »). Contrairement aux disciples, pour cette femme, dans SA foi, SON amour, peu importe le prix « terrestre » de son offrande.  Jésus, dont elle va peut-être jusqu’à pressentir le destin imminent, le vaut bien. 

La scène est assez théâtrale, l’offrande de (trop ?) grande valeur, mais cette femme agit de façon désintéressée, spontanée. Elle exprime en silence sa foi sincère, son amour et sans doute sa gratitude envers Jésus dont la Parole est parvenue jusqu’à elle et a redonné sens à sa vie. Cette offrande est louange. Peu importe qu’elle plaise ou déplaise aux disciples. Elle a fait ce qu’elle a pu, avec ses moyens, ses références, ses normes. « C’est trop… », ou « c’est trop beau » (sous-entendu, « c’est trop cher »), qui n’a jamais entendu cela à propos d’un cadeau offert ? Comme s’il était question d’un quelconque mérite, d’argent gâché ou d’une forme de redevabilité. Et puis il y a des cadeaux qui peuvent ne pas plaire, devant lesquels il faut s’efforcer de faire bonne figure, d’abord saluer l’intention de celui qui offre… Cette femme offre ce qu’elle a, sans arrière-pensée. Elle veut faire quelque chose de bien. Pourquoi contester ou railler alors sa démarche ? Paradoxalement, on lui reproche d’offrir trop…, et après ? Ce d’autant que Jésus ne dispose pas du parfum à sa guise. Elle le lui verse sur les cheveux, son offrande, c’est non seulement le produit, mais aussi et surtout l’onction. Cette compréhension globale, cette empathie, les disciples ne l’ont pas. Loin de la valoriser, se bornant à défendre ce qu’ils estiment convenable, ils dénigrent cette femme et lui causent de la peine. Ce faisant, comme le dirait Matthieu, pourquoi voient-ils la paille dans l’œil de cette femme et non la poutre dans le leur ? Ce qu’ils auraient dû apprécier ici, c’est sa volonté de bien faire de, la gratuité, et non le détail ou les effets de son action. Alors s’ouvriront les yeux des aveugles (Esaïe, 35, 5)… mais ici, pas encore…

Par sa réponse, Jésus enjoint ses disciples à s’attacher non à la valeur matérielle, mais à la valeur humaine et spirituelle de nos actes, à porter sur l’Autre, quel qu’il soit, fut-il une femme – dans les sociétés d’hier, d’aujourd’hui et de demain – un regard bienveillant, tolérant, affranchi de toute cupidité. 

Elle a d’avance embaumé mon corps pour la sépulture. C’est par ces quelques mots étranges et pesants que Jésus s’apprête à conclure ici son enseignement. Il affirme, comme il a déjà pu le faire et le fera encore, l’inéluctabilité de sa propre mort. Le geste de cette femme intervient alors comme une anticipation des rites funéraires et du processus de deuil traditionnellement rythmés dans le judaïsme. Il manifeste une conscience de la temporalité physique de Jésus dans ce monde, et la projection dans l’intemporalité de son message à faire vivre « aux siècles des siècles ».

Ceci posé, revenons quelques instants sur l’objet central de cet épisode, un vase d’albâtre renfermant un parfum de nard pur de grand prix… Ces détails, loin d’être anecdotiques, constituent peut-être une importante clef de lecture chez celui… ou celle… que l’on surnomme volontiers « l’Evangéliste du Secret ». Peut-être faut-il se demander ici, comme ailleurs dans l’ouvrage, quel(s) message(s) dissimulent ses façades descriptives et son aridité sémantique. 

Spontanément, que lit-on ? La problématique posée par la valeur vénale d’un produit précieux et de son contenant. Qui sait, pourtant, si un angle plus symbolique ne nous apporterait pas une tout autre lecture ? 

La traduction courante de « vase en albâtre » oriente vers un matériau précieux ou semi-précieux. C’est oublier un vite que dans le grec ancien du Ier siècle, λβαστρον, alabastron, en français alabastre, est un terme générique désignant un vase allongé et étroit, destiné à contenir du parfum ou de l’huile de massage. Si l’origine étymologique du terme est bien l’albâtre, il n’en demeure pas moins que l’usage linguistique a progressivement fait abstraction du matériau dans cette qualification. Ce biais de traduction remet donc en cause un premier critère sur la valeur communément admise de l’offrande faite à Jésus, qui concerne non seulement le parfum mais aussi le vase.

Arrêtons-nous aussi sur ce parfum de nard pur de grand prix. La désignation, νρδου, nardou, de cette huile parfumée extraite du rhizome d’une sorte de valériane est sans ambiguïté. Il en va différemment des deux qualificatifs qui l’accompagnent, dont la traduction est au mieux approximative, au pire arbitraire. πιστικς, pistikos, signifie bien pur, mais aussi digne de confiance, fiable, authentique. πολυτελος, polytelous, indique le caractère de ce qui a un grand prix, ce qui est cher, au sens pécuniaire, mais aussi, au sens affectif, de ce qui est aimé. 

Et si ce vase d’albâtre renfermant un parfum de nard pur de grand prix, ou plutôt cette enveloppe contenant quelque chose de caché, scellé jusqu’alors, mais digne de confiance et d’amour, était la figuration du croyant, ici de la croyante, offrant ce qu’elle a de meilleur en elle, à l’écoute de la Parole. Dans cette acception, il n’est plus question d’objet précieux au sens matériel ni de présupposition quant à la vertu de celle qui le présente, simplement d’une personnalité féminine tout à fait neutre, ni spécialement riche, courtisane ou prostituée. C’est une inconnue qui fait son entrée, dans toute son authenticité, sa confiance, pour servir et s’enrichir de la Foi à laquelle Jésus nous invite. Par un geste qui rappelle l’onction des rois dans la tradition judaïque, elle consacre Jésus en sa royauté, royauté dont il indiquera lui-même un peu plus tard dans un autre évangile qu’elle n’est pas de ce monde, elle reconnaît en lui l’expression supérieure et la transmissibilité de la Parole. Pour les disciples, qui suivent Jésus depuis longtemps, ne comprennent pas toujours tout de son Enseignement, ou sont parfois même rétifs et méfiants, l’évidente spontanéité de la situation est éminemment vexante et peut expliquer la verdeur de leur réaction. 

Un autre détail sémantique peut nous surprendre dans cet extrait. Pour verser le parfum, l’inconnue rompt le vase, en réalité brise le sceau qui maintient son opercule. Elle libère donc l’accès au parfum, elle le révèle. Une Révélation, qui mentionne des sceaux brisés, sur un livre, cette fois, nous en connaissons une autre, en grec ποκάλυψις, apokálupsis. L’individu symbolisé par ce vase et ce parfum, révèle donc, à la rencontre de Jésus, ce qu’il a de meilleur en lui, ce qu’il a de plus beau à offrir, dès lors qu’il se présente en confiance et en sincérité. L’évangéliste nous aide alors à conclure à une double révélation : ce que chacun de nous a de précieux dans sa personnalité, dans son individualité, il ne peut l’exprimer et le développer vers l’Autre, à travers la Parole reçue, qu’en acceptation de l’amour inconditionnel de Dieu. Et peu importe que le flacon soit précieux ou décoratif si le parfum qu’il contient ne peut être versé. Par cette possible métaphore, l’auteur ou l’autrice entre d’ailleurs en résonance avec le « trésor dans des vases d’argile » évoqué par Paul dans sa seconde Épître aux Corinthiens.

Le court récit de Marc questionne notre regard sur l’action de l’Autre, sur le degré de compréhension que nous pouvons lui donner, en dehors de toute échelle de valeur. Le personnage finalement assez anodin d’une inconnue nous apprend qu’être soi-même, accéder à l’Autre, lui offrir ce que l’on a de Dieu en soi, et prendre de lui en retour, tout ceci n’est possible qu’en une Foi confiante et sincère. C’est bien parce qu’« Il nous a aimé le premier » que cette faculté nous est donnée. Non, il n’est pas « coûteux » de croire, et à le faire sans calcul, en espérance, le bénéfice pour soi-même et pour les autres n’en est que plus grand. 

Elle a fait ce qu’elle a pu, sous-entendu : elle l’a fait, elle, et elle avait raison de le faire, même si cela vous bouscule dans vos repères… Nulle déculpabilisation facile, fatalité ou limite dans cette petite phrase, mais un horizon ouvert devant nous. Partout où la bonne nouvelle sera prêchée, dans le monde entier, on racontera aussi en mémoire de cette femme ce qu’elle a fait. Ce n’est pas tant la valeur d’une offrande ou la portée ponctuelle d’un comportement que Jésus désigne ici, mais plutôt une posture du Croyant, universelle et intemporelle. Il nous exhorte à apprécier la bienveillance de l’Autre pour ce qu’elle est, sans calcul ni jugement, et à nous placer nous-mêmes dans une posture de « libres croyants », pour reprendre une formule chère à Charles Wagner. Dimensions multiples et dynamiques, donc, d’une Foi qui questionne sur soi-même, et ouvre nos cœurs, en acceptation, en compréhension, en reconnaissance.