Prédication du 20 décembre 2020

de Dominique Hernandez

Généalogie de Jésus

Lecture : Matthieu 1, 1-17

Lecture biblique

Matthieu 1, 1-17

1 Généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham.

2 Abraham engendra Isaac ; Isaac engendra Jacob ; Jacob engendra Juda et ses frères ;
3 Juda, avec Tamar, engendra Pharès et Zara ; Pharès engendra Hesrom ; Hesrom engendra Aram ;
4 Aram engendra Aminadab ; Aminadab engendra Naassôn ; Naassôn engendra Salmôn ;
5 Salmôn, avec Rahab, engendra Boes ; Boes, avec Ruth, engendra Yobed ;
6 Yobed engendra Jessé ; Jessé engendra David. Le roi David, avec la femme d’Urie, engendra Salomon ;
7 Salomon engendra Roboam ; Roboam engendra Abiya ; Abiya engendra Asaph ;
8 Asaph engendra Josaphat ; Josaphat engendra Joram ; Joram engendra Ozias ;
9 Ozias engendra Joatham ; Joatham engendra Achaz ; Achaz engendra Ezéchias ;
10 Ezéchias engendra Manassé ; Manassé engendra Amos ; Amos engendra Josias ;
11 Josias engendra Jékonia et ses frères au temps de l’exil à Babylone.

12 Après l’exil à Babylone, Jékonia engendra Salathiel ; Salathiel engendra Zorobabel ;
13 Zorobabel engendra Abioud ; Abioud engendra Eliakim ; Eliakim engendra Azor ;
14 Azor engendra Sadok ; Sadok engendra Akhim ; Akhim engendra Elioud ;
15 Elioud engendra Eléazar ; Eléazar engendra Matthan ; Matthan engendra Jacob ;
16 Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus, celui qu’on appelle le Christ.

17 Il y a donc en tout quatorze générations depuis Abraham jusqu’à David, quatorze générations depuis David jusqu’à l’exil à Babylone, et quatorze générations depuis l’exil à Babylone jusqu’au Christ.

Prédication

La généalogie de Jésus dans l’évangile selon Matthieu n’a pas grand-chose à voir avec les généalogies modernes, celles qui sont scrupuleusement reconstituées à force de recherches méticuleuses, de croisements de données, de temps passé à remonter le fil du temps en compulsant d’anciens registres à l’écriture presque indéchiffrable, ou en les consultant sur les sites internet dédiés. Les généalogies modernes font apparaître les noms, les situations familiales, des professions, des confessions, des déplacements. Il s’agit d’être le plus exact possible, pour la plus grande satisfaction des généalogistes.

Le souci de l’exactitude ne transparaît pas vraiment à la lecture de la généalogie de Matthieu. C’est même à se demander si l’évangéliste sait compter et lire. Il récapitule au verset 17 en annonçant 3 séries de 14 générations, cependant le compte n’y est pas car s’il y a 14 engendrements dans la première série, il y en a 15 dans la seconde et 12 dans la troisième. L’apparente belle régularité de chaque série couvre des périodes allant de 600 à 800 ans, certaines générations doivent faire preuve d’une belle longévité… Mais puisque la guématrie (la science de la correspondance des chiffres et des lettres hébreux) pose que 14 est le nombre correspondant au nom « David », nous pouvons comprendre le verset 17 comme une manière d’affirmer à nouveau que Jésus est fils de David.
De plus, Matthieu recopie une liste de successeurs de David présente dans les livres des Chroniques, mais il en oublie certains, se trompe sur d’autres noms.
Ajoutons à cela

que la généalogie présenté est celle de Joseph, qui n’engendre pas Jésus mais l’adopte,
que dans une généalogie qui est normalement une liste de pères engendrant un fils, Matthieu introduit des mères.

C’est donc une généalogie étrange qui commence l’évangile selon Matthieu et le Nouveau Testament. Une liste un peu tordue, un peu trouée par laquelle Matthieu présente l’origine, la genèse, le commencement de Jésus confessé au premier verset comme Christ, fils d’Abraham et fils de David.
Des généalogies, il y en a un certain nombre dans la Bible hébraïque, et une dans l’évangile selon Luc, une autre généalogie de Jésus, dans le sens remontant, de Joseph à Adam et à Dieu, une liste assez différente de celle de Matthieu.
Les généalogies bibliques, aussi ennuyeuses qu’elles paraissent, ont cependant des fonctions très importantes dans le peuple d’Israël.
Elles servent à établir des liens de parenté faisant parfois preuve d’une grande capacité d’adaptation, une souplesse, et même une fluidité qui feraient s’arracher les cheveux aux généalogistes d’aujourd’hui.
Elles servent à périodiser l’histoire à l’aide de grands événements, comme celle de Matthieu qui s’articule autour du règne de David et de l’exil à Babylone. Le peuple peut ainsi construire son histoire jusqu’à l’origine.
Elles permettent enfin de légitimer une personne. (C’était d’ailleurs une pratique courante dans l’Antiquité d’attribuer à une personnalité un ancêtre prestigieux : Jules César avait fait établir sa généalogie remontant à la déesse Vénus.) Pour le peuple juif, cela a été fort utile après le retour de Babylone, lorsque l’origine étrangère d’un juif par un parent pouvait lui interdire l’accès à certaines fonctions, ou pour retrouver des biens familiaux, ou encore, comme c’est le cas pour Jésus, être inséré dans une famille dont il n’est pas issu.
Puisque Jésus qui est le Christ n’est pas le fils de Joseph.
Luc et Matthieu sont d’accord sur ce point : Joseph adopte Jésus, le fils de sa fiancée Marie. Matthieu explicite cette adoption dans le récit suivant la généalogie : le récit de l’annonce faite à Joseph.
Ainsi la généalogie de l’évangile de Matthieu ne relève pas du projet documentaire de rapporter la réalité d’une succession. Le projet de Matthieu est d’ordre théologique et christologique. Jésus est bien le Messie attendu, de la lignée du roi David selon la promesse, de la famille d’Abraham le patriarche en qui sont bénis les familles et les clans de la terre.
Matthieu n’écrit pas pour rendre scrupuleusement compte d’événements, mais pour proclamer une foi vivante, lui qui rédige un évangile une cinquantaine d’année après la mort de Jésus. Et parce que Matthieu est d’origine juive, vraisemblablement un scribe, un érudit, il s’attache à faire comprendre comment, en Jésus sont accomplies les attentes et les promesses de la foi d’Israël. Matthieu écrit dans un contexte historique douloureux, après la destruction du Temple et d’une grande partie de Jérusalem, et après la rupture entre le judaïsme qui se refonde sur les Écritures et le christianisme qui se fonde sur le Christ ressuscité. Il ne veut pas que l’Église, dans laquelle les croyants venus du monde païen deviennent plus nombreux que les croyants venus du judaïsme, oublie que Jésus de Nazareth était juif. Il ne veut pas que l’Église oublie son origine juive qu’il présente comme une richesse renouvelée.

Alors pour dire qui est Jésus le Christ, Matthieu bouscule le genre « généalogie » en y introduisant des femmes, 4 arrière-grand-mères qui ne sont pas les matriarches. Ni Sarah la très belle épouse d’Abraham, ni Rebecca la très obstinée épouse d’Isaac, ni Rachel la très aimée épouse de Jacob.
Mais Tamar, Rahab, Ruth et la femme d’Urie, 4 femmes dont Jérôme, le traducteur de la Bible en latin, a dit que si elles sont insérées dans la généalogie, c’est parce qu’étant de grandes pécheresses, elles annoncent ainsi que Jésus est le sauveur…
Il est vrai qu’un parfum de scandale flotte autour de ces quatre arrière-grand-mères de Jésus.

Tamar est la belle-fille de Juda, un des fils de Jacob. Veuve une première fois, elle épouse un autre fils de Juda, qui meurt à son tour. Deux fois veuve et sans enfant, Tamar est en droit d’épouser le troisième fils de Juda : c’est ce que prescrit la loi du lévirat. Mais Juda n’y tient pas et comme de toute manière son troisième fils est trop jeune, il renvoie Tamar chez son père. Tamar attend, longtemps, puis décide d’agir. Vêtue en prostituée, elle se place sur le chemin de son beau-père qui couche avec elle sans la reconnaître. Tamar, enceinte et dénoncée à Juda, fera reconnaître le père de l’enfant et son droit. Par ce stratagème tout à fait transgressif, Tamar permet la transmission de la vie.

Rahab est vraiment une prostituée et elle est cananéenne. Habitante de Jéricho, mais convertie au Dieu des hébreux, elle héberge les espions israélites envoyés par Josué qui prépare le siège et la prise de la ville. Rahab ne dénonce pas les espions que les soldats cananéens, elle leur sauve la vie. Pour cela, Rahab et sa famille sont épargnées lors de la prise de Jéricho et la prostituée est accueillie au sein du peuple d’Israël. Son courage et sa foi font passer le don de la terre promise. Rahab est citée par l’épitre aux Hébreux dans la longue liste des hommes et des femmes de foi au chapitre 11, et présentée par l’épitre de Jacques comme justifiée par ses œuvres.

Ensuite c’est Ruth, la moabite, issue d’un peuple honni par Israël. Ruth est tellement attachée à Noémie sa belle-mère qu’elle quitte son peuple pour rejoindre celui de Noémie à Bethléem. Ton peuple sera mon peuple, ton Dieu sera mon Dieu dit-elle à Noémie. Sa confiance en sa belle-mère et son audace lui permettront d’épouser Booz, grâce à une initiative aussi étonnante que réjouissante. Ruth est l’arrière-grand-mère du roi David.

Tamar, Rahab et Ruth prennent leur responsabilité et font des choix. Des choix de foi, de fidélité, des choix de vie quand la mort, la perte, l’effacement semblent le seul horizon. Leur courage, leur audace,

leur capacité à transgresser les traditions, les convenances, les frontières ethniques et religieuses,
leur détermination à dépasser les déterminismes, les fatalités,
leur subversion des pouvoirs établis,
tout cela reflète quelque chose qui vient de Dieu, quelque chose qui tient à Dieu, quelque chose qui témoigne de Dieu, le Dieu de Jésus qui ne s’est pas embarrassé de codes moraux ni de rites religieux, ni d’aucun « à quoi bon ? ». Jésus le transgresseur : Matthieu le met largement en récit dans son évangile. Et c’est déjà là, dans la généalogie du premier chapitre, avec ces femmes qui font brèche dans la linéarité des pères et des fils, brèche pour un souffle nouveau, un souffle d’étrangeté et de scandale, un souffle d’avenir qui relaie l’espérance de Dieu. Ces femmes agissent avec une liberté déconcertante dans des sociétés corsetées de qu’en dira-t-on, d’intérêts particuliers, de méfiance et de haine de l’autre. La genèse de Jésus passe par elles, par leurs initiatives inspirées par l’Esprit vivifiant, initiatives pour une justice qui n’est pas réglée par les logiques humaines mais par le souci des vivants et de l’avenir.

C’est un peu différent pour la femme d’Urie. Bethsabée n’est pas nommée, et dans la généalogie, elle n’est pas l’épouse du roi David. Car ce n’est pas elle qui est pointée par cette désignation de « femme d’Urie ». Ce que Matthieu rappelle de cette manière, c’est le crime de David, qui fait tuer Urie, le soldat hittite, en l’obligeant à aller en première ligne lors d’un violent combat, cela afin de prendre sa femme, Bethsabée, qu’il convoite. Le roi le plus prestigieux de la lignée est considéré du point de vue de l’adultère qu’il a pratiqué et du meurtre qu’il a manigancé.
Matthieu signifie de cette manière à quel point ni la perfection ni la pureté ne caractérise la généalogie de Jésus et que cela n’empêche pas l’espérance de Dieu, ni le passage de la promesse, ni celui de la vie. La perfection n’est pas requise, la pureté n’est pas obligatoire : déjà avec David, et encore plus, dans les actes et paroles de Jésus, c’est le pardon qui importe, c’est la miséricorde, c’est la grâce.

Après les arrière-grands-mères, la mère de Jésus est citée : Marie, de laquelle est né Jésus, celui qu’on appelle Christ. Après les quatre précédentes femmes, le lecteur est averti : il y a quelque chose d’étrange à propos de Marie. Enfin plutôt à propos du père de Jésus. Qui n’est pas Joseph.
Marie, de laquelle est né Jésus : il y a un autre père que Joseph.
Matthieu, comme Luc, écrivent que l’enfant de Marie est conçu par l’Esprit Saint. Mais que recouvre cette notion de conception ? Car forcément il faut l’interpréter, soit dans un sens littéraliste qui voit dans la virginité de Marie un fait historique (et gynécologique), soit dans un sens symbolique qui voit dans la conception par l’Esprit une manière de parler de l’origine qui complexifie et élargit cette question de l’origine.
L’hypothèse de plusieurs chercheurs, que Daniel Marguerat présente dans son dernier livre sur Jésus, c’est que Matthieu, de même que Luc, ont pris en charge chacun à leur manière un héritage du temps de Jésus, une rumeur, un doute, suffisamment solide pour durer et pour être déposé ici où là dans les évangiles, même dans celui de Jean qui ne dit rien de la naissance de Jésus. Jésus serait un enfant illégitime, adopté par Joseph (ce dont rend compte la généalogie et la visite de Joseph par un ange dans un songe.) Sur le fond de cette rumeur persistante, Matthieu brode comme un midrash, un mythe qui reflète une vérité d’origine.
Marie, de laquelle est né Jésus : il y a une origine à ce fils d’humain qui n’est pas nommée dans la généalogie. Une famille ne suffit pas à dire la vérité d’une identité. Il y a une origine, une part d’origine qui échappe aux péripéties de la généalogie, une origine que la forme passive de la formule désigne implicitement comme étant Dieu. Dieu dont l’inspiration traverse la généalogie à travers les figures des femmes : Tamar, Rahab, Ruth, la femme d’Urie, Marie, une divine inspiration de courage et de foi, de conversion, d’accueil du pardon et de la grâce.
L’Esprit que Luc et Matthieu désignent dans leur récit comme celui qui recouvre la conception de Jésus. L’Esprit que Marc met en scène au moment du baptême pour la divine adoption de l’homme de Nazareth.
Cela n’est pas réservé à Jésus. L’évangéliste Jean parle de nouvelle naissance, naissance d’en haut, naissance par l’Esprit.
A la genèse de l’humain, afin que l’humain ne soit pas un être pour la mort mais un être pour la vie,

à la genèse de l’humain de tout humain, Dieu se tient,
pour l’inspiration, le surgissement, le passage comme une Pâques, la dynamique de la vie.

Amen