Prédication du 18 avril 2021

de Dominique Hernandez

L‘amère et l’amie

Lecture : Ruth 1

Lecture biblique

Ruth 1

1 Aux jours où les juges gouvernaient, il y eut une famine dans le pays. Un homme de Beth- Léhem de Juda partit, avec sa femme et ses deux fils, pour séjourner en immigré au pays de Moab.
2 Le nom de cet homme était Elimélek, le nom de sa femme Noémi et le nom de ses deux fils Mahlôn et Kiliôn ; ils étaient Ephratites, de Beth-Léhem de Juda. Ils arrivèrent au pays de Moab et ils y vécurent.
3 Puis Elimélek, le mari de Noémi, mourut, et elle resta seule avec ses deux fils.
4 Ceux-ci épousèrent des Moabites. Le nom de la première était Orpa et le nom de la seconde Ruth. Ils habitèrent là environ dix ans.
5 Mahlôn et Kiliôn moururent aussi tous les deux, et la femme resta seule, privée de ses deux enfants et de son mari.

6 Alors elle revint du pays de Moab, avec ses belles-filles. En effet, elle avait appris, au pays de Moab, que le SEIGNEUR était intervenu en faveur de son peuple en lui donnant du pain.
7 Elle quitta le lieu où elle vivait, ses deux belles-filles avec elle ; elles se mirent en route pour retourner en Juda.

8 Noémi dit alors à ses deux belles-filles : Allez, que chacune de vous retourne chez sa mère ! Que le SEIGNEUR agisse avec fidélité envers vous, comme vous avez agi envers ceux qui sont morts et envers moi !
9 Que le SEIGNEUR vous donne à chacune de trouver un lieu de repos chez un mari ! Puis elle les embrassa. Elles se mirent alors à sangloter,
10 elles lui dirent : Non, nous retournerons avec toi vers ton peuple !
11 Noémi dit : Retournez, mes filles ! Pourquoi viendriez-vous avec moi ? Ai-je encore dans mon ventre des fils qui puissent devenir vos maris ?
12 Retournez, mes filles, allez ! Car je suis trop vieille pour me remarier ; et même si je disais : « Il y a de l’espoir pour moi », si ce soir même j’étais remariée et que je mette des fils au monde,
13 attendriez-vous pour cela qu’ils grandissent ? Refuseriez-vous pour cela de vous remarier ? Non, mes filles ! Mon sort est plus amer que le vôtre : la main du SEIGNEUR s’est abattue sur moi.
14 Elles sanglotèrent encore. Puis Orpa embrassa sa belle-mère, mais Ruth s’attacha à elle.

15 Noémi dit alors : Ta belle-sœur est retournée à son peuple et à ses dieux ; retourne, toi aussi, comme ta belle-sœur.
16 Ruth dit : Ne me pousse pas à t’abandonner, à me détourner de toi ! Où tu iras, j’irai ; là où tu passeras la nuit, je passerai la nuit ; ton peuple sera mon peuple, et ton dieu sera mon dieu ;
17 là où tu mourras, je mourrai, et c’est là que je serai ensevelie. Que le SEIGNEUR me fasse ceci et qu’il y ajoute cela, si ce n’est pas la mort qui me sépare de toi !
18 Noémi, la voyant résolue à aller avec elle, n’insista plus.
19 Elles marchèrent toutes les deux jusqu’à leur arrivée à Beth-Léhem. Lorsqu’elles arrivèrent à Beth-Léhem, l’émotion gagna toute la ville. Les femmes disaient : Est-ce là Noémi ?
20 Elle leur dit : Ne m’appelez pas Noémi ; appelez-moi Mara (« Amère »), car le Puissant m’a rendu la vie bien amère !
21 J’étais partie comblée, le SEIGNEUR me ramène les mains vides. Pourquoi m’appelez-vous Noémi ? Le SEIGNEUR a témoigné contre moi, le Puissant m’a fait du mal !

22 Ainsi Noémi revint, et avec elle sa belle-fille, Ruth la Moabite, qui venait du pays de Moab. Elles arrivèrent à Beth-Léhem au début de la moisson des orges.

Prédication

Le livre du Ruth commence par une fin, la fin d’une famille. Elimelk, qui a migré de Beth-Lehem en Juda au pays de Moab avec sa femme Noémi et ses deux fils Malhôn et Kiliôn, meurt. Et même si les deux fils épousent deux femmes moabites, l’histoire ne va pas plus loin parce qu’ils meurent à leur tour. Le livre de Ruth commence dans le deuil. Les trois hommes de la famille sont morts, il reste les trois femmes, trois veuves sans enfants. Être veuves sans enfants, c’est la situation la plus vulnérable qui soit : pas de ressources, pas de fils pour s’occuper d’elles. C’est-à-dire pas d’horizon, pas d’avenir : une impasse. Ce n’est presque pas une vie, à peine une survie.
La seule issue pour une veuve sans enfant est d’épouser un frère de son défunt mari, selon cette loi en Israël appelée la loi du lévirat. Mais cela n’est pas envisageable pour Noémie qui est trop âgée. Il ne lui reste qu’à retourner à Beth-Léhem où le clan des Éphratites pourra lui accorder un peu d’aide, mais rien qui aille beaucoup plus loin qu’une survie. Noémi a tout perdu, tout ce qui pouvait lui faire envisager l’existence selon son nom : Noémi signifie « gracieuse ». Il n’y a plus rien de gracieux pour Noémi, il ne lui reste que l’amertume de la perte des trois hommes de sa vie. Sa foi ne lui est pas d’un grand secours car Noémi croit que Dieu est à l’origine de ses deuils. Alors à l’amertume du deuil s’ajoute celle de l’injustice car rien n’explique que la main de Dieu se soit ainsi abattue sur elle pour rendre sa vie si amère.
Il se trouve encore, hélas, des prédicateurs pour expliquer la mort des trois hommes comme un châtiment divin : 

premièrement Elimélek aurait quitté Beth-Léhem par égoïsme,
deuxièmement il s’est installé à Moab, pays d’idolâtrie,
troisièmement ses fils ont épousé des moabites. Trois fautes, trois morts, le compte est bon.

La gracieuse Noémie s’efface au profit de l’amère Mara. L’épouse et mère s’est retrouvée privée de son mari et de ses deux enfants, seule. La solitude de celle dont l’existence s’est effondrée, celle qui est démunie de toute espérance, celle dont chaque jour est écrasé par le poids de ce qui est perdu. Alors oui, retourner à Beth-Léhem, où l’aide que les Éphratites voudront bien lui accorder lui évitera une misère totale.
La solitude de la veuve sans enfant sans ressource ni avenir, c’est la solitude subie et doublée de l’isolement dans lesquelles perdent pieds hommes et femmes dont l’existence est défaite, dont les appuis sont brisés, dont le lendemain n’est que brouillard. Amertume parfois jusqu’au ressentiment, isolement parfois jusqu’à la dépression, l’année que nous venons de traverser y a beaucoup contribué.
Noémi retourne à Beth-Lehem, c’est un retour comme une retraite après une défaite, un retour comme un repli, repli sur soi, recroquevillement d’être.

Pourtant il reste un désir à Noémi, un désir qui transperce l’amertume, c’est le désir de ne pas entraîner ses belles-filles dans sa défaite, dans sa retraite à Beth-Léhem. Orpa et Ruth sont également veuves sans enfants, mais elles sont jeunes, elle peuvent encore se remarier et avoir des enfants. Le désir de Noémi, c’est que ses belles-filles vivent, qu’elles bénéficient de la possibilité d’avenir qu’elles ont encore, qu’elles échappent à la solitude, à l’isolement, à l’amertume. Qu’elles retournent chez leur mère, parmi leur peuple, elles y ont une place. Il reste de la gracieuse Noémi une bonté de son être en relation.
Ne pas entraîner celles, ceux qui sont auprès de soi dans un chemin sans espoir et dans l’amertume, ouvrir pour d’autres une possibilité dont on est soi-même privé, ce désir pour autrui, cette bonté, cet élan en faveur d’autrui, c’est une trace divine dans ce récit où Dieu n’intervient pas et ne parle pas directement. Chaque fois que cela se produit, hier ou aujourd’hui, c’est une trace de Dieu. Ne pas rabattre son malheur sur autrui, choisir la vie de l’autre même quand la sienne sombre, par une bonté qu’on peut même ne pas pouvoir nommer, cela vient de ce sursaut du fond de l’âme, là où Dieu souffle qu’il est bon que l’autre soit et puisse être.
Noémi fait ce qu’elle peut encore faire en faveur ses belles-filles : elle les délie de l’obligation des belles-filles envers leur belle-mère. Elle leur dit de retourner dans la maison de leur mère, un retour comme un départ vers une vie nouvelle. Elle le leur dit dans une bénédiction, en les confiant à la fidélité du Dieu qui, croit-elle, ne l’a pas aidé elle, mais qui peut cependant rétribuer la fidélité d’Orpa et Ruth envers sa famille. 

Alors Orpa retourne chez les siens, parmi son peuple, avec ses dieux. Elle le fait librement, autorisée par Noémi. Le nom de Orpa signifie « dos », mais Orpa ne tourne pas le dos à Noémi. Elle retourne chez sa mère dans la bénédiction sincère de sa belle-mère. Car il n’y a pas de duplicité, il n’y a pas de manipulation chez Noémi qui ne reproche pas à Orpa de choisir de retourner, puisqu’elle le lui a permis. Car il ne reste à Noémi que son intégrité, sa parole, sa parole fiable et Orpa a écouté et elle a fait confiance. 

Ruth, elle fait un autre choix, tout aussi librement. Ruth choisit d’aller avec Noémi. Ruth choisit Noémi avec sa douleur et son amertume, et ce n’est pas non plus pour y ajouter son propre malheur de veuve sans enfant. C’est pour vivre que Ruth choisit Noémi et qu’elle s’engage auprès d’elle avec une promesse solennelle : ton toit sera mon toit, ton peuple sera mon peuple, ton dieu sera mon dieu, là où tu mourras je mourrai et c’est là que je serai ensevelie.
A l’amertume de Noémi répond la promesse de Ruth. A la solitude et à l’isolement de Noémi répond l’alliance de Ruth.
Le choix de Ruth, c’est comme l’écho d’une parole de création que nous lisons dans le livre de la Genèse, lorsque Dieu déclare : il n’est pas bon que l’humain soit seul. Cette parole a frémi dans l’âme de la moabite, trace divine qu’est le soin d’autrui.
Dans une situation critique, Ruth ne se satisfait pas de ce qui est organisé pour elle par d’autres, même par Noémi. Elle ne reste pas à sa place de jeune veuve à remarier ; elle innove, elle prend le large. C’est un autre avenir qu’un nouveau mariage que choisit Ruth, un autre avenir qu’elle ouvre sans savoir ce qu’il sera, un autre possible dans lequel elle s’engage afin que Noémi ne soit pas seule, isolée, réduite à une survie précaire. La décision de Ruth reflète bien plus que la fidélité d’une belle-fille à sa belle-mère. Elle témoigne d’un engagement nouveau contre la fatalité des veuves âgées sans enfant, contre le rétrécissement de l’être de Noémi.
Contre le repli de la vie en survie et pour que l’existence se déplie malgré les épreuves, il faut être deux, ou plus, mais pas seul, isolé, enfermé dans l’amertume. Il n’est pas bon que l’humain soit seul.
Dans la promesse de Ruth à Noémi, il y a de la bonté.
Noémi a libéré Ruth et Ruth interprète cette liberté en alliance. Libre de son choix, Ruth donne à sa vie le sens d’un « être avec Noémi ». Cet « être avec » est reconnu dans toute la Bible comme un nom de Dieu. Dans la promesse de Ruth, dans sa réponse à la lassitude et au découragement de Noémi, il y a la trace de Dieu. 

Et même si la promesse de Ruth à Noémi est parfois utilisée dans les célébrations de bénédiction d’un couple, même si Genèse 2 : il n’est pas bon que l’humain soit seul préside à la création de la femme et de l’homme et que le texte introduit tout de suite la conjugalité, le livre de Ruth élargit le champ à tout compagnonnage humain, à toute solidarité inscrite dans le temps entre des existences humaines : jusqu’à ce que la mort me sépare de toi.
Par sa promesse, Ruth ouvre les frontières pour devenir ce qui lui était étranger : elle entre dans un autre peuple, dans une autre foi. Elle ouvre, elle traverse, elle passe, c’est la Pâque de Ruth, pour et avec Noémi, de la mort des hommes à la naissance d’un fils, de l’amertume à la joie, de l’absence d’avenir à la généalogie de Jésus.
Par sa promesse, Ruth ouvre un autre possible que celui des systèmes politique, religieux et sociaux en place. Par son alliance avec Noémi, elle devient autre que celle qu’elle était au pays de Moab, et cette altérité n’est pas un reniement mais un épanouissement, un enrichissement. Il y a là du courage, il y a là de l’audace, déjà, bien avant que Ruth aille se coucher aux pieds de Booz endormi sur l’aire de battage. L’élan pour la vie qui la porte, qui la fait parler, c’est le souffle de Dieu en elle.
Le nom de Ruth est porteur de deux significations. L’une est « amie ». C’est bien ce que Ruth offre à Noémi, elle devient son amie, une relation d’alliance particulière. L’amitié qui recueille la douleur, qui ne s’offusque pas de l’amertume ni du dénuement, qui soutient de sa vitalité dans le découragement, qui ne se résigne pas à la solitude ni à l’isolement. L’amitié d’un compagnonnage où se partage ce qui fait vivre, où est mis à disposition de l’autre les sources et les ressources d’être. D’ailleurs l’autre signification du nom Ruth, est « source qui irrigue », qui rafraîchit dans l’aridité du monde, dans la sécheresse d’un temps, dans l’âpreté des événements. Cela va bien avec l’amitié telle que Ruth en montre le sens, 

qui rend la vie bonne,
qui remet de la justice malgré les assignations et les condamnations dont aucun ordre social ou autre n’est exempt,
qui permet à une histoire humaine de repartir lorsqu’elle est bloquée dans une impasse. 

C’est que l’amitié telle que Ruth en montre le sens est toute irriguée par la source de vie qui est Dieu, si silencieux, si peu interventionniste dans ce livre. L’amitié selon Ruth est toute rafraîchie, vivifiée par le souffle divin.

Il n’y a pas de promesse sans fidélité, c’est la fidélité qui offre son ampleur à une promesse.
La fidélité, c’est-à-dire la fiabilité maintenue de la parole de Ruth, est un remède à l’amertume de Noémi. Celle-ci ne le sait pas encore. Elle entre à Beth-Léhem en tant que Mara, l’amère, et les temps sont durs pour les deux femmes : Ruth devra aller glaner dans les champs, ramasser la part des pauvres, lorsque le propriétaire est d’accord, et Booz sera d’accord. Noémi ne sera pas guérie tout de suite, mais le fidèle « être avec » de Ruth va œuvrer à sa restauration.
La promesse de Ruth à Noémie, comme toute promesse, dégage un avenir plus loin que le quotidien et ses contraintes. Avec la promesse, il est question d’une terre promise, c’est-à-dire une terre où l’on vivra selon la promesse. Non pas une terre dont on serait les propriétaires, mais une terre où l’on peut vivre d’une vie en alliance, une vie tenue dans la promesse, en tenant la parole de la promesse. Beth-Léhem est la terre promise pour Noémi et Ruth.
La promesse de Ruth, l’alliance passée avec Noémi, l’évangile de Matthieu, évangile de l’Emmanuel « Dieu avec nous », la déploiera jusqu’à la naissance de Jésus à Bethléem de Judée, et la finale de l’évangile traversera l’espace et le temps lorsque le Ressuscité envoie ses disciples dans le monde entier avec cette promesse : Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde.

Nous avons nous aussi besoin d’une terre promise, c’est à dire d’une société où vivre selon une promesse passée les uns avec les autres, une promesse pour la vie et pour le soin d’autrui, une promesse qui fonde la vie, une promesse portée par une parole fiable et engagée puisée au souffle vivifiant, souffle du bon qui nous précède et nous espère, en Création et en Résurrection.