Prédication du 23 février 2020

de Dominique Hernandez

L’espoir de justice

Lectures : Esaïe 58, 6-12

Introduction

par les catéchumènes

Lorsque les exilés à Babylone rentrent dans leur pays en 538 av JC, grâce à l’autorisation du roi de Perse Cyrus, ils ne trouvent pas une situation facile, ils ne se trouvent pas dans une situation facile.

Durant les années de l’Exil, ceux qui étaient restés à Jérusalem ont suivi leur propre évolution, et ceux qui étaient exilés aussi, mais ce n’était pas la même. De plus, d’autres populations se sont installées dans le pays, plus ou moins mélangées avec ceux qui étaient restés.

Les uns et les autres se regardent avec méfiance, on s’accuse mutuellement de ne pas être assez croyants, ou pas de la bonne manière. Il y a des tensions, et certains ne trouvent pas de place sur la terre de Judée.

Voici comment Esaïe s’adresse à eux.

Lecture

Esaïe 58, 6-12
Le jeûne que le Seigneur préconise

Le jeûne que je préconise, n’est-ce pas plutôt ceci : détacher les chaînes de la méchanceté, dénouer les liens du joug, renvoyer libres ceux qu’on écrase, et rompre tout joug ?

Ne s’agit-il pas de partager ton pain avec celui qui a faim et de ramener à la maison les pauvres sans abri ? De couvrir celui que tu vois nu, et de ne pas t’esquiver devant celui qui est ta propre chair ?

Alors ta lumière poindrait comme l’aurore, et tu te rétablirais bien vite ; ta justice marcherait devant toi, et la gloire du SEIGNEUR serait ton arrière-garde.

Alors tu appellerais, et le SEIGNEUR répondrait ; tu appellerais au secours, et il dirait : Je suis là ! Si tu éloignes du milieu de toi le joug, les gestes menaçantset les discours malfaisants,

10 si tu offres à l’affamé ce que tu désires toi-même, si tu rassasies l’affligé, ta lumière se lèvera dans les ténèbres, et ton obscurité sera comme le midi.

11 Le SEIGNEUR te conduira constamment, il te rassasiera dans les lieux arides et redonnera de la vigueur à tout ton corps.Tu seras comme un jardin abreuvé, comme un point d’eau dont l’eau ne déçoit pas.

12 Grâce à toi, on rebâtira sur les ruines d’autrefois, tu relèveras les fondations des générations passées ; on t’appellera « Celui qui répare les brèches », « Celui qui restaure les sentiers, pour rendre le pays habitable ».

Prédication

Esaïe, comme les autres prophètes, est un révélateur : il pose des mots sur la situation du peuple, sur ce qui se passe parmi le peuple, sans s’embarrasser de protection pour lui-même ou pour qui que ce soit. Un prophète parle, il ne parle pas d’ailleurs que de la réalité, que de ce qui est vécu, éprouvé dans le temps particulier où il parle. Il parle, il met des mots sur les malheurs, en particulier sur les malheurs subis par les plus démunis. Il nomme les oppressions, les exactions, pour ce qu’elles sont, il les fait remonter à la connaissance de tous, à travers l’épaisseur des aveuglements, des mensonges, des tranquillités, des fatalités qui saturent les regards et les pensées.
Une citation apocryphe d’Albert Camus dit que mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde et que ne pas nommer les choses, c’est nier notre humanité.
Et bien Esaïe nomme les choses : la méchanceté, la faim, les gestes menaçants, les discours malfaisants, ce qui écrase et oppresse, le manque de logement, la nudité, et il est effectivement question à travers cela du malheur et de l’humanité, mais Esaïe parle aussi d’un d’avenir.

Dans le livre d’Esaïe, et dans l’ensemble des livres de la Bible, les pauvres, les abandonnés, les exclus ne cessent d’apparaître à la surface du texte, non seulement dans les paroles des prophètes, mais aussi dans les récits des évangiles témoignant d’un homme nommé Jésus qui ne cesse de se préoccuper d’eux et de tourner vers eux les regards de ses disciples. Jésus qui s’efforce de faire comprendre que la présence des pauvres, ceux qui n’ont pas de lieu où poser leur tête, ceux qui n’ont que des miettes, ceux qui sont courbés sous le malheur, ceux qui sont exilés des sociétés, leur présence est un appel de Dieu, et que répondre « me voici » à la présence des abandonnés et des exclus, c’est aussi Dieu, c’est déjà Dieu, c’est tout à fait Dieu présent. Jésus-Christ ne cesse d’exhorter ses disciples à traduire le nom de Dieu en attentions, en soins, en dons à ceux qui manquent, à ceux qui sont dans le besoin. Il abat toute tentative de dresser des frontières au royaume de Dieu, pour parler d’un royaume d’une folle et heureuse indiscrimination, un royaume d’hospitalité inconditionnelle, alors forcément tout n’y est pas bien rangé en places bien définies et c’est peut-être même un peu la pagaille, mais c’est ainsi. A la suite d’Esaïe, Jésus de Nazareth parle de Dieu comme d’une force qui tourne vers l’autre, avec l’autre, en faveur de l’autre, un Dieu qui n’est pas intéressé par la religion mais par la justice.

C’est ainsi que le jeûne préconisé par Esaïe parlant au nom de Dieu, ce n’est pas la prescription religieuse d’une suspension de repas, c’est une pratique permanente de justice, de solidarité, d’attentions, de soins et de dons envers les pauvres et les opprimés du peuple. C’est cette manière d’être ensemble, avec ceux qui ne comptent pas, avec ceux qui sont mis à l’écart, avec ceux qui ne sont même plus en capacité de réclamer justice et dignité, qui rend sa consistance, sa densité, son éclat à un peuple encore profondément divisé. V. 8 : alors ta lumière poindrait comme l’aurore, ta justice marcherait devant toi et la gloire du Seigneur serait ton arrière-garde.
Avec ces images, Esaïe parle d’un espoir, d’une espérance en dépit des souffrances, des échecs, des déceptions. Dans une situation où l’accumulations des rivalités, des méfiances, des hostilités et des malheurs peuvent prendre toute la place et pousser les uns et les autres à abdiquer, à renoncer, voire à s’enfermer dans l’individualisme ou à sombrer dans le rien, le prophète parle pour un Dieu qui offre un chemin, un avenir, un espoir. La philosophe Catherine Chalier rappelle dans son livre « Présence de l’espoir »* que l’on peut lire toute la Bible comme « racontant l’advenue renouvelée d’une nouvelle donne grâce à laquelle l’espoir (et l’avenir) garde(nt) une chance ». Si elle comprend par Bible ce que nous appelons l’Ancien Testament, le Nouveau Testament se lit tout à fait dans cette perspective, car Pâques ne dit pas autre chose que cette advenue inattendue d’un avenir là où il n’y en avait plus.
Bien sûr, il n’y a pas que les croyants dans le Dieu d’Esaïe et de Jésus-Christ pour œuvrer à plus de justice et aux soins des personnes démunies. Heureusement ! Mais quelle est la conviction qui fonde un engagement, une manière d’être et de vivre en solidarité ?
Pour Esaïe et les prophètes de l’Ancien Testament, ce qui oriente ainsi l’existence et ce qui soutient l’espérance contre les malheurs, contre ce qui les cause, contre ce qui s’impose comme fatalité, c’est une promesse, la promesse faite par le Dieu d’Abraham et de Moïse aux enfants d’Israël et plus largement, à tous les peuples et à tous les humains. Une promesse, c’est une parole donnée : je te promets, je te donne ma parole, et je la tiens.
L’Ancien Testament raconte comment le Dieu d’Abraham et de Moïse tient sa promesse, et sa Parole n’est jamais reprise. Jamais reprise dans le sens de jamais retirée, jamais enlevée, jamais supprimée. Mais reprise dans le sens de donnée à nouveau, dite à nouveau, maintenue, pour orienter les vies même quand tout semble se liguer pour les emprisonner ou les étouffer.
Car la promesse de Dieu, sa Parole donnée, c’est ce qui confère sens et saveur à chaque existence humaine, et qui se dit particulièrement en termes d’alliance.
Au-delà de l’Ancien Testament, la Parole donnée par Dieu, celle de la nouvelle alliance, c’est Jésus, le messie, le Christ, Parole de la nouvelle alliance, qui exprimée solennellement au moment d’un baptême par une formule disant à peu près : tu es mon enfant bien aimé, je suis avec toi. Cette Parole qui est le Christ n’est jamais reprise.

Ce à quoi Esaïe exhorte les habitants de Jérusalem dans la crise qui les agite et les divise, c’est de se souvenir de la promesse, de la parole donnée, de l’alliance et de lui faire confiance, de lui répondre par la confiance dans le temps de trouble, d’angoisse, de malheur, de misère. C’est-à-dire de laisser grandir en eux cette parole donnée comme semence de vie, de courage, de justice, d’espoir. Et cela a des répercussions au-delà de chacun sur les relations des uns avec les autres.
Même si la méchanceté, la violence, la misère, le malheur semblent dominer, il est possible de refuser de leur laisser le champ libre, au nom de l’espoir porté par la promesse, par la Parole donnée par Dieu qui imprime à la vie un autre sens que la répétition des cycles de malheur ou que les seules conséquences d’un malheur survenu.
C’est bien ce que Jésus de Nazareth a dit, mis en pratique, vécu, ce qu’il a exprimé avec des paraboles qui racontent l’ouverture d’un renouveau possible malgré la réalité du mal, comme avec un samaritain qui s’occupe d’un juif blessé grâce à la compassion qui le mobilise et le noue au blessé dans une alliance qui résiste au désespoir et à au malheur en apparence inéluctables.

Alors le Seigneur dirait : Je suis là, affirme Esaïe. Non pas comme une récompense ni comme une compensation et surtout pas comme une revanche pour ceux qui l’appellent, mais comme une Parole donnée qui oriente intérieurement

  • ceux qui lui font confiance malgré les épreuves, les tentations, les occupations,
  • ceux qui lui laissent place en eux afin qu’elle grandisse en eux et les transforme,
  • ceux qui l’appellent à l’aide afin que leur existence ne soit pas submergée dans l’ampleur des injustices.

L’être humain n’est pas laissé seul à cette veille sur la Parole donnée, déposée en lui par le Dieu qui se donne comme source intérieure de vie, de compassion, de justice, d’amour.

Esaïe, et après lui, Jésus le Christ en appellent à une insurrection contre l’injustice et le malheur. Mais cette insurrection ne tient pas à nos seules forces. Car sinon, comment tenir, durer devant la puissance et la répétition de l’injustice et du malheur ? L’insurrection s’appuie sur cette Parole donnée, semence messianique, christique, déposée en chacun, mais qui a besoin de confiance pour se développer et croître et durer.
C’est pourquoi Esaïe, et après lui Jésus le Christ s’en prennent aux promesses de la religion fondées sur une logique marchande, une logique de comptes et de balances à équilibrer avec des perspectives bien définies à l’avance. Dieu n’est pas une puissance transcendante qui récompense ou punit mais une force présente, dans le secret, l’intime de chacun pour l’orienter vers la justice et le bien, une force qui n’a pas plus de force qu’une parole, qui ne s’impose pas, mais qui murmure à l’âme de choisir la vie, la vie qui est déjà donnée, semée, vie de Dieu même, vie éternelle.
En réponse, la foi n’est la soumission au sort qui tombe sur l’humain, mais une vigilance active et exigeante sur cette Parole donnée, semée, bienveillante et encourageante, transformatrice de l’être.

Tu seras comme un jardin abreuvé, comme un point d’eau dont l’eau ne déçoit pas, annonce Esaïe. Une image pour parler d’espoir, de l’espoir de justice, qui ne survient certes pas sans la vigilance intérieure, vigilance sur la parole donnée, sur la vie semée, et vigilance également et résistance contre ce qui en soi-même est présence de violence, de partialité, de haine et d’injustice, afin que la vie semée ne soit pas éteinte.
Espoir de justice pour ne pas désespérer soi-même, pour que la passion et l’élan pour la justice ne s’effondrent pas dans l’amertume devant les échecs des efforts de justice, devant l’ampleur de la violence, la persistance de la misère.
Espoir de justice pour ne pas désespérer autrui.
Cet autrui prend deux visages en particulier :

  • Le visage, les visages de ceux qui sont exclus, à qui sont déniées justice et dignité, ceux dont l’existence vacille au bord du monde, au bord du gouffre, retenus seulement par la solidarité qui leur est manifestée face aux assauts du malheur. Les visages de ces hommes et de ces femmes abîmés et fragiles qui vont être accueillis tout à l’heure au 2èmeétage pour un repas, accueillis comme des invités, qui ne sont pas destinés à rester démunis et courbés. L’espoir de justice appuyé sur la Parole divine donnée entraîne à ne regarder personne comme enfermé dans un manque sans retour, sans pitié.
  • Et aussi le visage, les visages de Constance, Romary, Gautier, Raphaël. Car il importe de leur dire et de leur montrer
    • que chacun d’eux est habité par cette force spirituelle intérieure, qui n’attend que de grandir,
    • que chacun d’eux est dépositaire de la Parole donnée, Parole divine, Parole semée pour la vie éternelle.

Si nous apportons notre part à l’espoir de justice et à l’œuvre pour un monde meilleur, plus juste, eux poursuivrons après nous cet espoir à maintenir, cette œuvre que nous n’achèverons pas. Eux, et les générations futures renouvelleront les possibilités de justice, là où ils seront, dans le temps qui sera le leur et qui sera différent du temps d’aujourd’hui. Et nous ne savons ni les formes de la résistance à l’injustice et à la violence ni les formes de la justice qu’ils auront à inventer, ni les formes des frémissements de vie qu’ils auront à reconnaître et sur lesquels ils auront à veiller. Mais nous pouvons les aider à garder confiance en eux,

  • les aider à découvrir que la création est une œuvre continue en eux et autour d’eux, que le monde n’est pas seulement régi par les lois de la nécessité mais qu’il peut être habité selon l’esprit de cette création,
  • les aider à croire que des paroles de témoins anciens ou actuels peuvent les rendre sensibles à la parole qui a été déposée en eux, et que cette parole, seulement une parole, peut faire grandir en eux l’image de Dieu.

C’est que l’espoir n’est « espoir qu’en partage » (Catherine Chalier).

Amen


*Catherine Chalier, Présence de l’espoir, Partis, Seuil, 2013.