Prédication du 7 novembre 2021

de Dominique Hernandez

Lancer sa vie

Lecture : Marc 12, 41-44 (d’après la Nouvelle Bible Segond)

Lecture biblique

Marc 12, 41-44

41 S’étant assis en face du Trésor, il regardait comment la foule y lançait de la monnaie de bronze. Nombre de riches lançaient beaucoup. 
42 Vint aussi une pauvre veuve qui lança deux leptes valant un quadrant. 
43 Alors il appela ses disciples et leur dit : Amen, je vous le dis, cette pauvre veuve a lancé plus que tous ceux qui ont lancé quelque chose dans le Trésor ; 
44 car tous ont lancé de leur abondance, mais elle, elle a lancé, de son manque, tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre.

Prédication

Dans ce tout petit récit de 4 versets et 5 phrases, un même verbe revient 7 fois : un verbe traduit ici par lancer. Le verbe grec signifie aussi jeter.
Les versions des bibles ne donnent jamais à lire ainsi ce texte avec 7 fois jeter ou lancer. Elles proposent un ou deux verbes, très souvent le verbe mettre, qui n’engage pas à grand-chose tant il est employé à la place d’autres verbes plus précis.
Alors vous verrez tout à l’heure, au moment de l’offrande, si vous voulez mettre, poser, déposer, glisser, donner, jeter ou lancer votre offrande dans l’aumônière…
L’usage intensif de ce lancer ou jeter donne une surprenante résonance à ce texte. Car le verbe jeter parle souvent de poubelle, où nous jetons ce que nous ne voulons pas garder, ce dont nous voulons nous débarrasser. Et si le jeté est proche du lancé, comme lorsqu’on lance un ballon à quelqu’un, le verbe implique en général une énergie, une détermination, un objectif.
Il s’agit dans ce récit d’un lancer d’argent dans le trésor du Temple de Jérusalem, et cela afin de permettre l’entretien et le fonctionnement de ce vaste et somptueux bâtiment. Car le Temple est indispensable à l’exercice de la foi dans le judaïsme ancien : c’est le lieu des sacrifices qui rythment les grandes étapes de la vie des croyants et les fêtes du calendrier religieux.
C’est là que Jésus a renversé les tables des changeurs d’argent et les sièges des vendeurs d’animaux, leur reprochant sans ménagement d’avoir fait de cette maison de prière une caverne de voleurs. Et c’est là que s’est engagée une série de controverses avec les pharisiens, les prêtres, les anciens et les scribes, jusqu’à ce que Jésus voit le geste de la pauvre veuve lançant ses deux petites pièces dans le trésor du Temple.

De ce qu’il observe, Jésus tire un enseignement pour ses disciples, mais un enseignement dont la conclusion semble absente.
Jésus ne dit pas : le Royaume de Dieu est comme le geste de la veuve.
Jésus ne dit pas : malheur aux riches qui ne donnent que de leur superflu.
Jésus ne dit pas : faites comme la veuve et ne faites pas comme les riches.
Pas de morale, pas de jugement sur les riches ou sur les pauvres.
Qu’est-ce que ce récit va donc lancer dans l’esprit, dans l’intelligence, dans la foi du lecteur ?

Certains pourraient trouver admirable le geste de la veuve qui ne garde rien pour elle, qui n’aura plus rien pour vivre après cette offrande. Quelle foi pour se dépouiller ainsi de tout ! Qui n’aurait pas gardé ses deux dernières pièces, ou une des deux, simplement pour manger ? Cependant, gardons-nous de faire de la pauvre veuve un modèle de piété et de désintéressement. Jésus ne le fait pas. Il n’y a pas d’exaltation de la pauvreté dans ce récit. Et si les évangiles mettent en garde contre le pouvoir idolâtre et corrupteur de l’argent, ils n’exhortent pas au dénuement. Certains peuvent s’y sentir appelés, comme une mise en pratique de leur foi, comme François d’Assise, mais cela n’est en rien une loi, une obligation, une condition. Le salut ne passe pas par nos comportements, mais par la grâce seule. Ce que Jésus annonce, proclame, vit. 

Quel sens est-il possible de comprendre dans le geste de la pauvre veuve ?
Ses deux petites pièces ne pèsent pas lourd dans le budget du Temple de Jérusalem, au regard de la grandeur et de la splendeur de l’édifice et de son fonctionnement. On pourrait même dire que ce don de deux petites pièces, ce don à la fois dérisoire et extrême ne sert doublement à rien, parce que ce Temple, si magnifique et imposant, si bien décoré, va être totalement détruit. Tout sera perdu, tout disparaîtra. Jésus dit à un disciple admiratif : Il n’en restera pas pierre sur pierre, prophétie dans la droite ligne de celles des prophètes de la Bible hébraïque devant l’orgueil, l’oppression, les injustices dont aucun sacrifice ne peut effacer la malfaisance.

C’est toute sa vie que la veuve lance dans le tronc des offrandes, il ne lui reste plus rien après cela. C’est toute sa vie qu’elle lance dans ce qui signifie tellement pour elle, dans ce qui signifie tout pour elle, un tout plus important que sa vie même. C’est toute sa vie, sans restriction et sans mesure qu’elle jette dans la relation à Dieu parce que la foi relève de ce qui est vital, comme l’air, comme l’eau, comme le pain. Et pour la veuve, pour les fils et filles d’Israël, la relation à Dieu dépend du Temple de Jérusalem, où sont effectués les sacrifices indispensables. Alors elle lance ses deux pièces dans le trésor du temple : 

  • peut-être un geste sans espoir, la fin de sa vie, mais dans la foi et la fidélité, un geste de remise, d’abandon. Et si c’est la fin de sa vie, la veuve sait au nom de quoi, de qui.
  • Ou peut-être un geste de protestation, que personne ne verra, protestation de vie, d’une vie minuscule, mais une vie quand même, capable d’une décision de foi et de fidélité, capable de se donner sans rien garder. 

Cette offrande minime, qui compte pour rien, et qui pourtant est requise par l’économie de la religion, représente paradoxalement tout le poids qui pèse sur les croyants.
Et c’est bien là le problème que Jésus voit et qu’il signale à ses disciples. La religion du Temple est un système qui aggrave la pauvreté des pauvres en captant, par l’organisation des sacrifices, la possibilité de se tenir dans l’Alliance, devant Dieu. Le système du Temple met en péril les personnes pauvres en les obligeant à passer par des dépenses incontournables, car il faut des sacrifices. Même au Temple de Jérusalem, la vie devant Dieu passe par l’obligation de payer, et la veuve y perd sa vie, par fidélité. Et c’est comme une protestation de vie, qui la lui fait perdre.
Dans la foule, invisible parmi ceux qui lancent plus de pièces qu’elle, la veuve achève publiquement et dans l’indifférence sa trajectoire de pauvreté et de solitude, de vie et de foi.

C’est ce que Jésus fait voir à ces disciples, qu’il a déjà mis en garde contre les scribes qui dévorent les maisons des veuves. Jésus leur montre le scandale d’un système religieux économique et politique qui exploite même les plus démunis, qui prend tout à ceux qui n’ont rien. Ce tout qui est bien plus que de l’argent, qui est la reconnaissance, une place, une voix entendue, des relations, la dignité. Mais qui voit les existences qui chutent, qui chavirent, qui disparaissent hors de vue, hors de connaissance, hors du monde ?
Mais qui voit ces si menues protestations d’existence perdues dans les foules ?
Ce que Jésus voit et qu’il montre à ses disciples, c’est le scandale d’une existence sacrifiée, c’est le scandale de l’obligation du sacrifice qui est supérieure à la valeur d’une existence humaine, qui ne se préoccupe pas d’une existence humaine, au nom de Dieu. De quel Dieu ?
C’est d’un autre Dieu dont Jésus témoigne. Il est le Christ du Dieu qui donne, qui donne sans calcul et sans retour, un Dieu qui donne pour quoi ? pour la vie des vivants, pour sa Création. Dieu qui ne demande rien en échange de ce qu’il donne, parce que ce qui transforme une existence, c’est de recevoir ce qu’il donne de confiance, de Souffle, de grâce, de vie vivante.

Et certainement Jésus voit-il encore autre chose en voyant la veuve : il se voit lui-même. Il se reconnaît dans ce geste à la fois humble et délibéré, souverain, dans cette vie lancée, jetée sans retenue dans la confiance en Dieu, dans la foi, et dans le monde quitte à en être retranchée. Le geste de la pauvre veuve est un geste prophétique, pour lui, un geste qui lui manifeste sa vocation. Et bientôt c’est lui qui lancera sa vie dans la confiance en Dieu, un dernier geste, face à la mort qui vient, face à ceux qui vont le sacrifier à leurs intérêts et à leur conception de Dieu et de la religion. Il lancera sa vie démunie de tout ce qui se marchande, démunie de toute assurance, pauvre de tout : Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? La pauvre veuve n’aurait-elle pas pu le murmurer elle aussi ?
Jésus reconnaît toute la vérité du don d’une vie dans la foi, dans la relation à Dieu. Il voit sa propre existence condensée dans ce geste rapide et discret de la veuve.
Lui qui a été envoyé dans le monde sur une parole : Celui-ci est mon Fils bien-aimé. 
Lui a donné sa vie, qui l’a lancée dans le terreau de l’humanité afin que les humains cessent de croire que la grâce de Dieu se vend et s’achète, et que sa confiance se gagne à coup de sacrifices.
Lui qui va donner sa vie pour les humains croient enfin que la justice, la compassion, l’amour, la bénédiction ne sont pas des conditions mais des conséquences de la grâce.
Nous vivons du don de cette vie, lancée en notre humanité ; et dans cette vie toujours donnée, nous pouvons lancer la nôtre.
Et nous vivrons, et d’autres pourront vivre aussi.
De grâce.