Prédication du 22 juin 2025

d’Hadrien Oléon-Perrin

Le fallait-il vraiment ?

Lecture : Marc 8, 27-33

Lecture biblique

Marc 8, 27-33

27 Jésus s’en alla, avec ses disciples dans les villages de Césarée de Philippe, et en chemin, il leur posa cette question : Les gens, qui disent-ils que je suis ?
28 Ils dirent : Jean-Baptiste ; d’autres, Élie ; d’autres, l’un des prophètes.
29 Mais vous, leur demanda-t-il, qui dites-vous que je suis ?
Pierre lui répondit : Tu es le Christ.
30 Jésus leur recommanda sévèrement de ne dire à personne ce qui le concernait.
31 Il commença alors à leur apprendre qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, par les principaux sacrificateurs et par les scribes, qu’il soit mis à mort et qu’il ressuscite trois jours après.
32 Il disait ces paroles ouvertement. Et Pierre le prit à part et se mit à lui faire des reproches.
33 Mais Jésus se retourna, regarda ses disciples, fit des reproches à Pierre et lui dit : Arrière de moi, Satan, car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes.

Prédication

Dans ces versets tirés du chapitre central de l’Évangile selon Marc, les disciples semblent voir en leur maître une divinité incarnée, un quasi démiurge, une sorte d’avatar d’être immortel – en référence au personnage d’Elie, enlevé vivant au ciel. Jésus leur intime alors non seulement l’ordre de se taire, mais il leur oppose, certes suivie de celle de sa résurrection, la première annonce – il y en aura deux autres – de sa mort prochaine. Cette seule idée est à tel point insupportable pour Pierre que celui-ci s’empresse de vouloir remettre en ordre – SON ordre – les idées de Jésus : comment lui, le Christ, peut-il même parler de mourir, lui, roi de gloire sur qui repose le salut des hommes ? Une telle perspective est purement et simplement incompatible avec son état et sa mission supposés. Mais Pierre se fait rabrouer en retour par Jésus, et pour le moins vertement : Pierre, tu es Satan, loin de rassembler, ta pensée divise, ta conception du Christ est corrompue, la royauté que tu te figures est erronée, placée sous le sceau d’un pouvoir qui n’est pas le mien… Tu veux un Messie libérateur qui rétablirait la monarchie terrestre d’Israël… Pierre, tu as tout faux…

Tout pourrait sembler dit, sans sujet de débat. Mais peut-être faut-il tout de même rechercher l’origine de cette brève mais puissante explosion que nous donne à lire cet épisode. L’étincelle, c’est ici une formulation, qu’aujourd’hui encore nous peinons à comprendre et à intégrer dans notre chemin de foi : « Il fallait que le Fils de l’Homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les principaux sacrificateurs et par les scribes, qu’il soit mis à mort et qu’il ressuscite trois jours après ».

« Il fallait »… Un verbe presque galvaudé, très bref, en grec, trois lettres, mais dont le sens nous tiraille pourtant ici, tout comme il irrite Pierre. « Il fallait »… ou plus précisément, il était nécessaire. Contrairement à un raccourci courant, ce n’est pas la marque d’un devoir à accomplir qu’il convient d’entendre ici mais celle d’une inévitabilité. Ce qui est nécessaire, c’est ce qui ne peut pas ne pas être. Ce « il fallait » est donc l’expression d’un mécanisme qui ne peut s’enrayer une fois déclenché. Reste à comprendre pourquoi la mort de Jésus était inévitable. En l’absence de commentaire du narrateur à propos de cette nécessité, nous en sommes réduits à des conjectures.

La première consiste à centrer la réponse à cette problématique sur Jésus lui-même. Car, dirons certains, faut-il s’étonner que ce rabbi atypique, pour ne pas dire cet activiste, se soit attiré de sévères ennuis, bien fatalement. Après tout, quand on incite les foules à se détourner de la loi, qu’on s’adresse avec aussi peu de pédagogie aux grands-prêtres et aux Pharisiens, peut-être ne faut-il pas s’étonner du résultat. Autrement dit, ce qui va lui arriver, Jésus l’aura bien cherché. De là à y voir une attitude kamikaze, quasi suicidaire, il n’y a qu’un tout petit pas à franchir.

Sauf qu’un tel raisonnement, déplaçant sur Jésus seul la responsabilité de sa propre mort, ne tient pas la route un seul instant. Si Jésus avait volontairement scénarisé sa mort et sa résurrection, il lui aurait fallu faire une sorte de pari avec les circonstances. À ce jeu-là, « il fallait », mais il aurait très bien pu de pas falloir. D’abord parce que Jésus et ceux qui le suivent constituent, parmi les mouvements sectataires du judaïsme, une minorité peu significative dans le paysage social et religieux du Ier siècle, ne justifiant pas d’emblée une répression aussi violente. Il ne faut pas s’imaginer la Palestine placardée d’affiches : « Jésus, recherché, mort ou vif ».

Deuxièmement, si tant est qu’elle se soit réellement déroulée comme le rapportent les Évangiles – qui n’ont jamais eu vocation à être des chroniques historiques rigoureuses – la condamnation de Jésus, aurait très bien pu ne pas avoir lieu. Le Sanhédrin avait peut-être mieux à faire que de s’en occuper une veille de Pâques – après tout, y avait-il urgence ? Un passage en cellule, et l’affaire aurait pu être débattue, avec une autre issue, avec quelques jours de recul. N’ayant ni le droit de décider de la sentence, ni le droit d’épée, ce même Sanhédrin, aurait été bien ennuyé si Pilate avait été en campagne hors de Jérusalem à ce moment ou si Barabbas avait commis un crime à ce point horrible que la foule aurait préféré gracier Jésus. Nous voyons bien qu’il n’y a aucune évidence de situation face à l’hypothèse d’un Jésus portée par une témérité suicidaire. On a beau s’appeler Jésus, vouloir n’est pas nécessairement pouvoir…

En dehors de l’imprévisibilité de la situation, des arguments théologiques viennent également à notre rescousse pour récuser cette théorie. Si Jésus est Parole de vie, et vie lui-même, nous invitant à vivre pleinement nos propres existences, que pourrait-il espérer en s’offrant en sacrifice, alors que nous avons encore tant à apprendre de lui ? Agissant ainsi, Jésus scierait la branche sur laquelle il est assis avec ses disciples, leur coupant toute perspective, au risque même de leur faire craindre à leur tour pour leur vie et de provoquer leur fuite… Donc, non, résolument, le Christ n’a pas pu délibérément et volontairement se diriger vers la mort.

Si ce n’est donc toi, c’est donc ton Père, pourrait-on dire en paraphrasant et en adaptant Lafontaine. Seconde hypothèse, donc : « il fallait » car c’était le plan de Dieu.

Voilà une idée qui a fait les beaux jours de certaines Églises et les y fait parfois encore, agitant la représentation d’un Dieu omnipotent dont il faudrait craindre l’arbitrage et les desseins, plutôt que de permettre aux croyants d’accéder à une véritable compréhension théologique. Dans cette macabre projection, Jésus, le Fils bien-aimé, jouerait alors un rôle de fusible, et sa mort serait le prix à payer pour le salut du monde ? Voilà une conception bien mercantile et méritoire : l’humanité est déficiente, soit, si l’on sacrifie Jésus, offrande expiatoire, tout ira mieux, c’est certain ! Les colombes, agneaux et autres animaux n’y suffisant pas, après tout, n’hésitons pas, remettons d’actualité le sacrifice humain !

Je grossis le trait, bien sûr, mais il est important de comprendre qu’une telle lecture de ce « il fallait », telle que Jean, Paul mais aussi l’auteur de l’Épître aux Hébreux ont pu la promouvoir, témoigne encore d’une forte imprégnation de tradition juive au sein de la Chrétienté naissante, également mêlée d’influences gréco-romaines. Face à l’inexplicable et au scandale de la mort d’un Messie n’ayant pu accomplir son œuvre libératrice, et dans l’attente d’un retour en gloire qui tarde à venir, l’argument d’un choix sacrificiel de la part de Dieu offrait, de prime abord, tout l’aspect d’une réponse peu contestable. Même le Catéchisme de Heidelberg, texte phare de la pédagogie de la Réforme à la fin du XVIe siècle assure qu’il « n’était pas possible de payer pour nos péchés autrement que par la mort du Fils de Dieu » (réponse à la question 40, « Pourquoi Christ a-t-il dû souffrir la mort ? »).

Mais si l’on se demande qui est le Dieu de Jésus-Christ et que l’on répond : il est Amour, eh bien là, nous nous heurtons à un sérieux problème… Jésus lui-même, en Matthieu, 18,14, nous dit bien que « ce n’est pas la volonté de notre Père qui est aux cieux de perdre un seul de ses enfants ». Cherchons aussi un peu plus loin, jusque dans le Premier Testament : Dieu a-t-il permis qu’Abraham lui sacrifie son fils ? Nous connaissons la réponse. Plus largement, lorsque Yahvé parle à Israël par la bouche du prophète Amos, c’est pour lui dire ceci : « Quand vous me présentez des holocaustes et des offrandes, je n’y prends aucun plaisir (…). Pendant les quarante années au désert, m’as-tu fait des sacrifices, Maison d’Israël ? » (Amos, 5,21 et 25). Dans la continuité, le Dieu de Jésus-Christ dénonce la loi et sa dimension rétributrice. Comme l’écrit Laurent Gagnebin (in La Liberté de la Foi), l’idée même d’« un Dieu qui ne pourrait pardonner qu’à condition qu’un innocent meure sur une croix et que du sang soit versé » est tout bonnement insupportable, et « si l’on est chrétien on ne peut absolument pas croire cela ».

Reste alors à envisager une troisième possibilité, peu reluisante, mais qui semble pourtant nous fournir de solides éléments de compréhension de ce « il fallait ». Pour l’explorer, demandons-nous d’abord : pourquoi est-il condamné et mis à mort ?

Jésus est condamné pour s’être opposé aux responsables religieux. C’est eux qu’il désigne lorsqu’il parle des Anciens (le Sanhédrin), des sacrificateurs (les Sadducéens) et des scribes (les Pharisiens). Le chef d’accusation, c’est le blasphème, l’offense faite à Dieu. Mais la véritable cause est plus formelle. Jésus dénonce assez frontalement le ritualisme et le formalisme d’une religion obsédée par la recherche de pureté, et dévoyée en négociation. Or, pour Jésus, la véritable pureté se trouve d’abord dans le cœur de l’homme, dans l’accueil inconditionnel et l’absence d’exigence. En brisant le mur du rite purificateur, Jésus relève les pécheurs, il leur ouvre un espace, il inclut au lieu d’exclure. Mais il confronte aussi les religieux à leur propre incompréhension de la volonté du Père, et cela, c’est absolument inacceptable pour eux.

Quant à l’exécution de la peine, c’est bien Ponce Pilate qui en prend la responsabilité. En accomplissant le bien et en attisant la haine des religieux, Jésus fait courir le risque du désordre. Son enseignement libérateur remet aussi en cause les notions de pouvoir, d’argent et de prestige, qui ne sont pas étrangères, loin de là, à l’institution romaine personnifiée par Pilate. L’agitateur Jésus n’est peut-être pas directement si dangereux, dans le fond, mais sait-on jamais, de toute façon, il dérange… parce qu’il renvoie les sphères spirituelle et temporelle à leurs propres contradictions, à leurs propres faiblesses… et qu’après tout, il n’y a pas grand risque à l’éliminer.

Nous y voilà… La mort de Jésus était sans doute inéluctable parce que l’humanité a démontré son incapacité à sortir de ses systèmes normatifs et à discerner le bien. La croix n’est pas la fin de course d’un Jésus kamikaze, ni l’horreur d’un Dieu sacrificateur, mais bien l’action d’une humanité aveugle, enfermée dans une spirale mortifère. Ce « il fallait » signe alors le constat terrible d’une humanité capable de ne pas laisser en vie un innocent qui ne fait que le bien.

C’est violent… et même très culpabilisant si on s’arrête là. Alors ce n’est pas pour rien que Jésus enchaîne immédiatement avec l’annonce de sa résurrection, comme un rappel de la grâce première, inconditionnelle. « Il fallait »… Jésus ne juge pas, il pose un constat qui n’est pas une fatalité absolue mais une situation à renverser. Et si Marc décrira surtout une mort dans l’abandon, Luc complètera cette ouverture en ajoutant que Jésus ne mourra pas en maudissant, mais en invoquant le pardon – la fameuse phrase « Pardonne-leur, mon Père, car ils ne savent ce qu’ils font » (23,34), même si Luc la rapporte plutôt sous l’angle du plan de Dieu. Quoi qu’il en soit, ce signal fort du pardon n’est pas pour autant un permis de faire n’importe quoi. Il est au contraire un appel à saisir l’opportunité de faire autrement, en engagement, par l’amour, dans la confiance et dans l’altérité.

Deux mille ans se sont écoulés depuis le récit de Marc et cet appel résonne toujours. Jusque dans la proximité de notre quotidien, sans que nous y prenions garde, d’autres formes de croix s’élèvent encore, sur lesquelles nous mettons Dieu à mort, incidemment, en d’autres humanités. De l’importance de veiller à renouveler sans cesse notre relation à Dieu, même et souvent où nous ne l’attendons pas. Une disposition dont, par la grâce offerte et dans la foi, nous pouvons être les artisans, et dont nous devrions pouvoir dire, avec conviction, à la lumière de l’Évangile : « c’est nécessaire, il le faut ».