Prédication du 4 juillet 2021

de Dominique Hernandez

Le jugement de Salomon

Lecture : 1 Rois 3, 16-28

Lecture biblique

1 Rois 3, 16-28

16 Alors deux prostituées vinrent chez le roi et se présentèrent devant lui. 
17 L’une des femmes dit : Pardon, mon seigneur ! Moi et cette femme nous habitons la même maison, et j’ai accouché près d’elle dans la maison. 
18 Le troisième jour après mon accouchement, cette femme aussi a accouché. Nous étions ensemble, personne d’autre n’était avec nous dans la maison, il n’y avait que nous deux dans la maison. 
19 Le fils de cette femme est mort pendant la nuit, parce qu’elle s’était couchée sur lui. 
20 Elle s’est levée en pleine nuit, elle a pris mon fils à mes côtés tandis que, moi, ta servante, je dormais, et elle l’a couché sur son sein ; et son fils, qui était mort, elle l’a couché sur mon sein. 
21 Au matin, je me suis levée pour allaiter mon fils ; mais il était mort. Je l’ai examiné au matin : ce n’était pas mon fils, celui que j’avais mis au monde ! 
22 L’autre femme dit : Pas du tout ! C’est mon fils qui est vivant, et c’est ton fils qui est mort. Mais la première femme répliqua : Pas du tout ! C’est ton fils qui est mort, et c’est mon fils qui est vivant. C’est ainsi qu’elles parlèrent devant le roi.

23 Le roi dit : L’une dit : « C’est ici mon fils, qui est vivant ; c’est ton fils qui est mort ! » L’autre dit : « Pas du tout ! C’est ton fils qui est mort, et c’est mon fils qui est vivant ! » 
24 Le roi dit alors : Allez me chercher une épée ! On apporta l’épée au roi. 
25 Le roi dit : Coupez en deux l’enfant vivant, donnez la moitié à l’une et la moitié à l’autre. 
26 Alors la femme dont le fils était vivant s’émut pour son fils et dit au roi : Pardon, mon seigneur ! Donnez-lui l’enfant vivant, ne le mettez pas à mort ! Tandis que l’autre disait : Il ne sera ni à moi ni à toi ; coupez-le ! 
27 Alors le roi dit : Donnez-lui l’enfant vivant, ne le mettez pas à mort. C’est elle qui est sa mère.

28 Tout Israël apprit le jugement que le roi avait prononcé ; on craignit le roi, car on avait vu que la sagesse de Dieu était en lui pour agir selon l’équité.

Prédication

Le jugement de Salomon : voici une des nombreuses expressions venues des textes biblique et passées dans le langage courant. Ce qui est étonnant, c’est que cette expression a au moins deux significations. La première est celle d’un jugement équitable : la sagesse de Salomon est ainsi mise à l’honneur, un peu comme dans le célèbre tableau de Nicolas Poussin.
L’autre signification est contradictoire avec la première. Un jugement de Salomon est un jugement qui renvoie les deux parties dos à dos, ne satisfaisant finalement qu’une ou aucune d’entre elle. Et là on se demande comment le sens de l’expression a pu ainsi glisser de l’équité à la poire, celle qu’on coupe en deux pour ne pas faire de jaloux, ou dans l’intention de ne fâcher personne, une intention rarement couronnée de succès.
Sauf que, comme le disait une participante de la pause spirituelle il y a 10 jours, l’enfant n’est pas une poire. Il faut quand même lire le récit jusqu’au bout : l’enfant est rendu vivant à la femme qui est sa mère.

Ce jugement constitue dans le livre des Rois une des premières manifestations du gouvernement de Salomon. Le roi a d’abord affermi son trône en faisant mettre à mort ses opposants, puis il a épousé la fille de Pharaon. Le début du chapitre 3 relate un rêve de Salomon, à qui YHWH dit qu’il lui accordera ce que le roi demandera ; Salomon demande un cœur attentif pour gouverner le peuple, pour discerner le bon du mauvais. Et Dieu lui répond qu’en plus de l’intelligence et de la sagesse, il lui accordera également richesses et gloire.
Le récit que nous avons lu vient mettre en scène la sagesse de Salomon.
Deux femmes viennent demander un jugement : 

elles vivent seules dans la même maison,
elles ont accouché l’une et l’autre à trois jours d’intervalle,
au matin l’une a trouvé auprès d’elle un enfant mort et elle affirme que ce n’est pas le sien. 

Comment savoir laquelle dit vrai ?
Le récit est si subtilement construit qu’à aucun moment il ne permet de comprendre laquelle est la mère de l’enfant vivant. Est-ce celle qui parle la première, exposant longuement son point de vue, dans un plaidoyer visant à démontrer que l’enfant vivant est le sien. Est-ce celle qui parle en second, en peu de mots, en contestant la version de la première ?
Ni l’une ni l’autre ne peuvent apporter aucune preuve : il n’y avait personne d’autre qu’elles dans la maison. Salomon assiste sans l’apport d’élément déterminant, comme nous lecteurs assistons sans pouvoir discerner la vérité, à un affrontement, parole contre parole.
La femme qui parle la première en raconte un peu trop, imaginant ce qui s’est passé et qu’elle n’a pas vu puisqu’elle dormait. La femme qui parle en second se contente de renverser l’attribution de l’enfant.
Laquelle dit la vérité ? Laquelle ment ? Et encore, pour ajouter à la complexité de la situation, il faut aussi envisager l’hypothèse que celle qui ne dit pas la vérité ne ment pas de manière délibérée, peut-être est-elle dans le déni complet de la mort de son enfant, incapable d’y faire face et se protégeant ainsi de la culpabilité générée par la mort de l’enfant.
Même si l’une parle plus que l’autre, l’une et l’autre sont en miroir, réclamant la même chose et finissant par l’exprimer par les mêmes mots : 

c’est ton fils qui est mort, c’est mon fils qui est vivant !
Non, c’est mon fils qui est vivant, c’est ton fils qui est mort !

Et Salomon à son tour répète : 

L’une dit : c’est mon fils qui est vivant, c’est ton fils qui est mort !
L’autre dit : Pas du tout, c’est ton fils qui est mort, c’est mon fils qui est vivant.

Les deux femmes disent la même chose, mais l’une dit vrai et l’autre pas : comment les distinguer ?
Comment les distinguer sans prendre parti a priori, sans préjugé ? C’est pourtant ce qui guette chacun dans une telle situation, parole contre parole, une opposition dans laquelle on se retrouve bloqué. On peut se trouver plus touché par l’une ou l’autre partie, selon des critères qui ne doivent rien à un processus de discernement mais qui tiennent plutôt à des affects. Prendre parti pour :

  • celle ou celui qui est le plus éloquent  
  • ou pour celui ou celle qui pleure  
  • ou pour celui ou celle qui a meilleure mine  
  • ou pour celle ou celui dont on se sent le plus proche, 
  • ou qui nous ressemble le plus. 

Et bien sûr, il y a aussi des situations dans lesquelles jouent des intérêts particuliers qui poussent à prendre parti pour l’une ou l’autre des parties en conflit.

Salomon n’a aucun intérêt pour l’une ou l’autre femme, mais il est roi, il doit juger.
Coupez en deux l’enfant vivant, donnez la moitié à l’une et la moitié à l’autre.
C’est assez atroce comme jugement : renvoyer chacune des femmes dos à dos en tuant l’enfant vivant, l’enfant qui n’y est pour rien dans ce drame. Supprimer le problème, éliminer la cause du conflit. C’est radical, c’est définitif. Trancher en tranchant l’enfant.
Alors bien sûr le jugement qui tranche fait réagir la femme dont l’enfant est vivant. Cette réaction est d’abord celle du corps : littéralement, sa matrice brûle.
Car le jugement qui tranche remet brutalement, cruellement la lumière sur l’enjeu réel du conflit entre les deux femmes : c’est l’enfant vivant, et qui est menacé de mort. Ce qui importe, ce n’est pas leurs affirmations respectives. Ce qui importe, ce n’est pas de savoir laquelle dit la vérité et laquelle ment ou s’aveugle elle-même. Ce qui importe, ce n’est pas de savoir laquelle aura l’enfant. Ce qui importe, c’est ce qui était dissimulé par la revendication de la possession de l’enfant et qui n’est qu’une impasse. Mortelle. 

Ce qui importe à la femme dont l’enfant est vivant est que son enfant continue à être vivant. Celle qui a donné la vie, la donne à nouveau, quitte à ne plus avoir l’enfant. Celle qui est la mère préfère ne plus l’être afin que son enfant vive. Elle lâche prise sur la possession de l’enfant afin qu’il vive, même avec l’autre femme qui n’est pas sa mère.
La matrice brûlante, qui a donné la vie, tient à nouveau cette fonction et la parole de la femme qui veut avoir son enfant devient la parole d’une mère qui donne son enfant afin qu’il vive. Et d’ailleurs dans son cri, l’enfant n’est plus son fils, mais l’enfanté, c’est-à-dire « l’enfant mis au monde pour qu’il vive ». Même sans elle. Rien ne peut l’assurer que le roi l’écoutera, mais elle fait tout ce qu’elle peut : donner son enfant.
Il est des mères qui se séparent de leur enfant pour qu’il vive, parce que la mort menace, parce qu’il n’y a pas d’espoir dans leur situation, parce que c’est la guerre, la famine. Cette année les jeunes du catéchisme ont regardé le magnifique film Va, vis et deviens, dans lequel une mère éthiopienne oblige son jeune fils à la quitter, à s’en aller loin du camp de réfugiés où les morts s’accumulent, à se faufiler dans un groupe de Falachas en partance pour Israël.
Des mères, et des pères aussi, des parents, qui par-dessus tout, veulent que leur enfant vive. Et vouloir que l’autre vive, cela se dit en un mot : aimer. Ces parents ne se sacrifient pas, ce qui est premier pour eux, c’est la vie de leur enfant. René Girard dans son ouvrage Des choses cachées depuis la fondation du monde, lit le récit du jugement de Salomon en insistant sur ce point : ce n’est pas un sacrifice. Ce qui se fait par amour, donner son enfant à une autre, n’est pas un sacrifice. Car un sacrifice avec sa charge de souffrance et de mort occupe toujours le premier plan alors que là, le premier plan, c’est la volonté que l’autre vive, c’est le souci de l’autre, c’est l’amour. Par amour on ne se sacrifie pas, on donne pour que l’aimé vive sa vie. 

C’est sur cette parole de don de vie que Salomon reconnaît la mère de l’enfant et qu’il prononce alors le jugement final, le jugement du don : que l’enfant soit donné à celle qui est sa mère, incontestablement.
Parce que l’autre femme, qui n’est pas la mère, est restée, elle, dans la logique de convoitise, la logique de la possession et de l’avoir, avoir l’enfant, et si elle ne l’a pas, elle ne veut pas que l’autre l’ait non plus, elle préfère qu’il meure et qu’il ne soit à personne, qu’il ne soit plus.

La parole du don est née de la matrice brûlante de la femme, parole qui sauve la vie de l’enfant, parole qui, pour Salomon, relie l’enfant à sa mère.

Alors, le jugement qui tranche, était-ce une ruse, une astuce pour que soit révélée l’identité de la mère, un stratagème pour trancher, non l’enfant mais entre les deux femmes ?
Le jugement qui tranche était-il l’effet de la sagesse que Dieu avait promis à Salomon quelques lignes plus haut dans le chapitre ? Était-il une ces paroles humaines dans lesquelles résonne l’écho de la Parole de Dieu, celle qui, selon l’épitre aux Hébreux tranche, comme une épée, jusqu’à la moelle, jusqu’au plus profond de l’être, pour faire apparaître la vérité, pour que la lumière se lève, pour qu’il fasse jour à travers les ténèbres intérieures ?
Le narrateur du livre des Rois explique bien que Tout Israël craint le roi car on avait vu que la sagesse de Dieu était en lui pour agir selon l’équité.
Ce qui est curieux tout de même, c’est que 6 chapitres plus loin, malgré la construction du temple, malgré la visite de la reine de Saba, la sagesse de Dieu semble avoir quitté Salomon qui devient infidèle à YHWH, s’attachant aux multiples dieux de ses 700 femmes et 300 concubines…
La sagesse donnée par Dieu n’est pas un acquis, elle n’est pas automatique.

Et peut-être bien que Salomon, qui n’est pas un tendre, coincé lui-même entre les affirmations en miroir des deux femmes, n’avait pas vu d’autre solution que de couper l’enfant en deux et de renvoyer dos à dos les deux prostituées.
Et qu’il a fallu le cri de la femme, et sa parole de don afin que s’éclaircisse pour le roi l’identité de la mère de l’enfant.
C’est alors la femme, la prostituée, la mère en détresse, qui a donné au roi la possibilité d’être sage en cette circonstance, la possibilité de mettre en œuvre la sagesse que Dieu lui avait donnée.
Et peut-être aurait-il fallu que tout Israël se souvienne d’elle aussi, 

et faut-il que nous nous souvenions d’elle, que nous n’évoquions pas la sagesse de Salomon sans son souvenir à elle,
de même que l’Évangile n’est pas proclamé sans la mémoire de la femme qui a versé sur la tête de Jésus un parfum de grand prix avant qu’il soit arrêté, condamné, crucifié. Une autre femme qui a fait ce qu’elle a pu.

Peut-être que la sagesse c’est de reconnaître par où passe la vie, et c’est toujours, toujours dans un don, dans le souci de l’autre, sympathie, empathie, compassion, bouleversement des entrailles comme Jésus de Nazareth l’a éprouvé : amour, un amour jusqu’à l’extrême, pour que nous vivions.

C’est parfois le chaos dans nos paroles et nos actes, 

lorsque la vérité dans laquelle l’autre est considéré comme un sujet et le mensonge dans lequel l’autre est considéré comme un objet s’entrecroisent,
lorsque la vie et la mort s’emmêlent dans nos impasses. 

Mais nos paroles et nos actes peuvent aussi participer à une œuvre de création : nous pouvons répondre à la provocation de la cruauté, de l’injustice, y répondre même face au roi, à la puissance, au pouvoir, à la loi, et cela sans même la garantie de réussir.

La sagesse, c’est de reconnaître l’amour, le don pour la vie d’autrui, et de les favoriser, de les soutenir, de les encourager, d’y participer, et de transformer un lieu de mort en élan de vie, une circonstance de mort en occasion de vie.
Au moins essayer, faire ce que nous pouvons.