Prédication du 19 avril 2020

Petit culte vidéo (enregistré pendant le confinement)

de Dominique Hernandez

Quel jumeau ?

Lecture : Jean 20, 24-31

Lecture biblique

Jean 20, 24-31

24 Thomas, celui qu’on appelle le Jumeau, l’un des Douze, n’était pas avec eux lorsque Jésus vint.
25 Les autres disciples lui dirent donc : Nous avons vu le Seigneur. Mais lui leur dit : Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous et ma main dans son côté, je ne le croirai jamais !

26 Huit jours après, ses disciples étaient de nouveau dans la maison, et Thomas avec eux. Jésus vient, alors que les portes étaient fermées ; debout au milieu d’eux, il leur dit : Que la paix soit avec vous !
27 Puis il dit à Thomas : Avance ici ton doigt, regarde mes mains, avance ta main et mets-la dans mon côté ! Ne sois pas un incroyant, deviens un homme de foi !
28 Thomas lui répondit : Mon Seigneur, mon Dieu !
29 Jésus lui dit : Parce que tu m’as vu, tu es convaincu ? Heureux ceux qui croient sans avoir vu !

30 Jésus a encore produit, devant ses disciples, beaucoup d’autres signes qui ne sont pas écrits dans ce livre.
31 Mais ceux-ci sont écrits pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et que, par cette foi, vous ayez la vie en son nom.

Prédication

Qui est le jumeau de Thomas ?
Voici une question qui peut sembler à mille lieux de nos préoccupations actuelles, en ces jours lourds que nous subissons, que nous tentons de traverser tiraillés entre le souvenir de ce qui était il y a encore si peu de temps et ce qui vient sous forme de menace d’effondrement ou de tentative de reprise tant bien que mal (beaucoup de mal) ou en forme d’espoir d’un monde autre.
Nos jours sont des jours de doutes, de manques, d’absence, de tentative de tenir bon, des jours d’appel à Dieu aussi.
Les jours de Thomas, entre Pâques et le huitième jour après Pâques sont bien remplis de tout cela : doute, manque, absence, tentative de tenir bon, et appel à Dieu.
Alors de qui Thomas est-il le jumeau ?
On peut penser que Thomas est le jumeau de chacun de nous, que chacun de nous est le jumeau de Thomas. Il est vrai que notre situation est semblable à la sienne sur un point très important : nous n’avons pas vu le Ressuscité.

Thomas n’était pas avec les autres disciples lorsque le Christ vivant a surgi parmi eux, alors qu’ils étaient enfermés dans une pièce, par peur des juifs écrit l’évangile selon Jean. Était-il chez lui, enfermé tout seul de son côté ? Était-il sorti faire quelques courses ? Ou n’avait-il pas peur lui ? Thomas n’a pas vu et Thomas ne croit pas ce que les autres lui annoncent : Nous avons vu le Seigneur. Les soupçonne-t-il d’avoir été victimes d’une hallucination collective ? Ou d’un phénomène d’autosuggestion ? Ou bien est-il tellement jaloux, que comme tous les jaloux, il veut en avoir plus…
Si je ne le vois pas, si je ne le touche pas, je ne croirai pas. Non seulement voir, mais toucher. Voir ne suffirait même pas à Thomas, il veut toucher, comme si le toucher seul pouvait attester que ce qu’il voit n’est pas une illusion.
Nous pouvons bien être sensibles à cela, nous qui pouvons nous voir, et nous parler aussi, à travers des écrans, mais qui ne pouvons pas nous toucher. Et cela manque tellement en ce temps de « distanciation sociale ». Nous subissons dans nos corps l’absence de celui des autres ; les sensations de notre propre corps sont altérées d’être confinés à l’intérieur et de manquer d’espace ; nous sommes affectés aussi des images des corps souffrants, écrasés, diminués, épuisés ; nous ne pouvons plus accompagner les corps des morts parfois même des plus proches.
Thomas, lui, ne veut pas toucher d’un geste d’affection, d’une accolade, d’une main sur le bras ou sur l’épaule. Thomas veut mettre ses doigts dans les marques des clous et sa main dans la plaie du côté. Voilà une preuve indiscutable qui effacerait ses doutes : il serait bien assuré de la résurrection du crucifié, et seulement alors, il y croirait.
Si c’est aux autres disciples que Thomas parle ainsi, c’est bien à Dieu finalement qu’il en appelle, c’est bien Dieu qu’il met au défi de lui prouver que le Christ est vivant.

Et le Christ surgit, huit jours après Pâques, il surgit à nouveau au milieu des disciples rassemblés avec Thomas cette fois-ci, rassemblés et toujours enfermés.
Mais c’est là qu’aucun de nous n’est plus le jumeau de Thomas. Nous n’avons toujours pas vu le Christ ressuscité, et nous ne le verrons pas. Nous n’avons pas vu et nous ne verrons pas les plaies des mains et des pieds ni la plaie béante du côté.
Qui est le jumeau de Thomas ?

Thomas exige de savoir pour croire. Pour lui la foi est subordonnée à la vue et au toucher, à l’assurance qu’il aurait alors, au savoir indiscutable, éprouvé, prouvé. Il veut soumettre la réalité de la résurrection à son propre jugement. Cette logique imparable pour lui l’a déjà coupé des autres disciples dont il n’a pas cru le témoignage. Thomas est seul, enfermé seul avec lui-même, enfermé dans son propre impératif : il faut voir et toucher pour croire.
Peut-être bien alors que le jumeau de Thomas est lui-même, parce que Thomas est centré sur lui-même, face à face avec lui-même. Son jumeau est un jumeau intérieur, expression de cette obligation qu’il s’impose et qui l’isole de toute autre parole, de toute ouverture à ce qui n’est pas elle, de toute expérience qui ne correspondrait pas à son exigence d’un savoir aussi défini que définitif.
Dans ces jours qui sont les nôtres, une telle exigence intérieure de savoir, une telle obligation intérieure d’être assuré n’est pas étrangère à notre situation. Nous sommes presque submergés de savoirs – ou de prétentions au savoir – véhiculés par toutes les ondes, contradictoires, cherchant à prendre le dessus les uns sur les autres, chacun dans leur logique plus ou moins rationnelle. Et ne pas savoir paraît pour beaucoup être pire qu’un savoir même effrayant. Mais tout cela n’aide pas beaucoup contre les peurs, voire même les alimente. Cela n’aide pas beaucoup à vivre aujourd’hui, ni à vivre demain, après.

Surgissant dans la pièce fermée, le Christ ressuscité prend Thomas au sérieux. Il montre ses mains et son côté : touche, vas-y ; tu veux toucher, je te l’offre : tu peux me toucher.
Là est l’écart par lequel Thomas va être libéré. L’écart d’un « je veux » à un « tu peux ». Ce n’est plus une obligation qui est présentée à Thomas, c’est une possibilité. Lui qui était enfermé dans son propre impératif, confiné étroitement dans son exigence de savoir, le voici délié de ce jumeau intérieur auquel il était soumis. Pouvoir toucher le met au large de son vouloir toucher.
Thomas est touché, il est même saisi par la parole du Christ qui dénoue ce qui était mal articulé en lui. Quand la foi n’est plus subordonnée au savoir, la possibilité de la foi est libérée.
Thomas peut alors la donner sa foi, dans une confession qui est presque seulement un cri : Mon Seigneur et mon Dieu ! Dernière confession de foi dans l’évangile de Jean qui commençait en chantant : La Parole était auprès de Dieu, la Parole était Dieu. Confession de foi qui est aussi résistance au pouvoir en place, en l’occurrence à l’empereur de Rome qui exigeait, imposait, ordonnait qu’on le salue comme seigneur et dieu…
L’exhortation de Jésus : ne sois pas un incroyant, devient un homme de foi, cette exhortation n’est pas une contrainte ; elle éclaire pour Thomas ce qui se joue entre son jumeau intérieur et lui-même et le Christ vivant : la soumission à une obligation de savoir ou la libération dans une vie de confiance. Là où Thomas exigeait que son manque de vue et de toucher soit comblé pour croire, le Christ répond que ce manque même est la bienheureuse condition de la foi.
Car partout et en tout temps, la résurrection du Christ est annonce de la possibilité offerte de vivre en étant libéré du face à face avec le jumeau intérieur enserré dans la peur et arc-bouté sur ses propres logiques.

Ce dont Thomas avait besoin, ce n’était pas de toucher, ni même de voir en fait, mais d’entendre, entendre une parole de confiance. C’est finalement lui qui a été touché, comme chacun de nous a pu l’être, a pu ressentir ce qui l’a transporté hors du face à face avec soi-même, ressentir amour, grâce, pardon, confiance, tellement sensibles qu’on y a cru.
Chacun alors peut dire : c’était vrai et j’ai cru.
Ce qui rend la vie vivante, ce n’est pas un savoir, c’est fondamentalement, essentiellement la confiance. Non que le savoir soit inutile, mais ce n’est pas lui qui fait naître ouverture et élan, écoute et accueil, courage et espérance. C’est la confiance qui le permet, qui en est à l’origine.

Vivre de confiance, c’est l’ouverture de la première finale de l’évangile de Jean, car le chapitre suivant a été ajouté ultérieurement. Une finale ouverte pour nous, et nous pouvons cultiver et entretenir ce qui a été ressenti, ce qui a été sensible, en lisant ces Écritures offertes, qui parlent de femmes et d’hommes, de malades et de bien portants,

  • de riches et de pauvres, de libérés et de prisonniers,
  • de Souffle et de manque d’air, de salut et d’enfermement,
  • de corps et de paroles,

d’une humanité multiple, merveilleuse et souffrante,
et de la vie de chacun avec ses ombres et ses ambiguïtés dont aucune n’empêche d’être saisi par cette Parole renversante et ressuscitante pour se retrouver au seuil de la vie vivante.
Et aujourd’hui, en ces jours de pandémie, de confinement et d’incertitude, et même de peur pour soi, pour les autres, pour demain, il est possible de garder l’appui sur ce qui rend la vie vivante. Et de tenir la confiance, la foi en la Parole présence agissante, pour aujourd’hui et pour demain.

Amen

Lecture

D’après le Psaume 11 :

« J’ai choisi de faire confiance au Souffle intime qui m’inspire.

Pourtant, en moi et autour de moi, des voix insidieuses tentent de m’ébranler.
« Laisse tomber tes assurances, susurrent-elles, et cherche ailleurs des sécurités.
As-tu en effet conscience que de toutes parts ceux qui s’efforcent de vivre vrai sont piégés par le mensonge, la duplicité et la malhonnêteté ?
Qui peut résister à ces forces obscures qui semblent dominer le monde ? »

Malgré tout, je ne doute pas qu’au fond de mon être veille une voix lumineuse
Qui aiguise ma lucidité, me presse de résister, soutient ma fidélité.
Elle me fait détester les jeux de compromission et les courses au pouvoir, l’attrait des grandeurs et le goût de la domination.

Toutes ces figurations sont en réalité des prisons, leurs adorateurs vénèrent des chimères sans consistance.

Seul produit en l’homme des fruits de droiture et de justice le Souffle intérieur inspirateur de la vraie vie. »

Jacques Musset, Vers la source cachée, éditions Olivétan, Lyon, 2018