Prédication du 10 octobre 2021

de Dominique Hernandez

Qui dites-vous que vous êtes ?

Lecture : Exode 3, 1-12 (d’après la Nouvelle Bible Segond)

Lecture biblique

Exode 3, 1-12

1 Moïse faisait paître le petit bétail de Jéthro, son beau-père, qui était prêtre de Madiân ; il mena le troupeau au-delà du désert et arriva à la montagne de Dieu, à l’Horeb.
2 Le messager de l’Éternel lui apparut dans un feu flamboyant, du milieu d’un buisson. Moïse vit que le buisson était en feu, mais que le buisson ne se consumait pas.
3 Moïse dit : Je vais faire un détour pour voir ce phénomène extraordinaire : pourquoi le buisson ne brûle-t-il pas ?
4 L’Éternel vit qu’il faisait un détour pour voir ; alors Dieu l’appela du milieu du buisson : Moïse ! Moïse ! Il répondit : Je suis là !
5 Dieu dit : N’approche pas d’ici ; ôte tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sacrée.
6 Il ajouta : Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. Moïse se détourna, car il avait peur de diriger ses regards vers Dieu.
7 L’Éternel dit : J’ai bien vu l’affliction de mon peuple qui est en Egypte, et j’ai entendu les cris que lui font pousser ses tyrans ; je connais ses douleurs.
8 Je suis descendu pour le délivrer de la main des Egyptiens et pour le faire monter de ce pays vers un bon et vaste pays, un pays ruisselant de lait et de miel, là où habitent les Cananéens, les Hittites, les Amorites, les Perizzites, les Hivvites et les Jébusites.
9 Maintenant, les cris des Israélites sont venus jusqu’à moi, et j’ai vu l’oppression que les Egyptiens leur font subir.
10 Maintenant, va, je t’envoie auprès du pharaon ; fais sortir d’Egypte mon peuple, les Israélites !
11 Moïse dit à Dieu : Qui suis-je pour aller auprès du pharaon et pour faire sortir d’Egypte les Israélites ?
12 Dieu dit : Je suis et je serai avec toi ; et voici quel sera pour toi le signe que c’est moi qui t’envoie : quand tu auras fait sortir d’Egypte le peuple, vous servirez Dieu sur cette montagne. 

Prédication

Qui suis-je ? demande Moïse. Le lecteur du livre de l’Exode pourrait tenter une réponse. 

Moïse est né dans le peuple hébreu, esclave au pays d’Égypte. Il est un enfant destiné à mourir dès sa naissance par la volonté de Pharaon déterminé à réduire ce peuple étranger qu’il estime trop nombreux sur ses terres parmi les Égyptiens. Pharaon ne recule devant aucun moyen: travaux forcés, oppression cruelle, jusqu’à la mise à mort des enfants mâles. La mère de Moïse, après avoir caché sa naissance, doit se résigner à se séparer de lui: elle le dépose dans une boite qu’elle laisse sur les bords du Nil, ce qui n’est pas l’endroit le plus sûr. Heureusement la fille de Pharaon le découvre, l’adopte et lui donne son nom: Moïse. Moïse grandit comme un Égyptien, dans un milieu très privilégié, jusqu’à ce que devenu grand, il doive fuir l’Égypte. En effet, il a tué un égyptien qui frappait un hébreu. Moïse est rejeté par les hébreux et Pharaon cherche à le tuer. Arrivé au pays de Mâdian, Moïse trouve un foyer chez Jéthro, prêtre de Madiân et épouse une de ses filles, Cippora. Ils ont un fils prénommé Guershom, ce qui signifie immigré car, dit Moïse, je suis un immigré dans un pays étranger. Il ne se sent pas du tout madianite.
Qui est Moïse? un adopté, un meurtrier, un homme en fuite, en exode, un immigré. Un homme écartelé entre ses origines hébraïques et son éducation égyptienne, mais qui n’est reconnu et accepté ni par les hébreux ni par les égyptiens. Un réfugié au pays de Mâdian, mais qui, tout en y étant installé ne s’y trouve pas chez lui. Un berger qui s’occupe des troupeaux de son beau-père, un mari et un père, situation, paisible, avec un avenir tout tracé.
Écartelé et coupé de ses racines, installé et hors sol, en famille et sans peuple. Compliqué d’être Moïse.
Avec autant de détails biographiques, c’est pourtant bien flou d’être Moïse.
Qui suis-je? Une question qui se pose à chacun au cours de l’existence, lors de crises, lors de passages d’une situation à une autre, des changements décidés ou imprévus. Lorsqu’on se trouve pris dans des événements qu’on ne maîtrise pas, qu’on n’a pas choisis, avec le risque de disparaître, de ne plus être, de perdre ce qu’on a pu préserver de soi. Lorsqu’on se rend compte que « qui est je » est déterminé par le regard et la parole des autres, une assignation d’identité aussi inconfortable, insupportable qu’un vêtement mal taillé.

Ce jour-là Moïse fait un détour. Ce n’est pas que son chemin ait été particulièrement droit jusqu’à ce jour. Moïse se détourne de son chemin de berger parce qu’il a vu ce buisson en feu et qui ne se consume pas. Encore un événement inattendu, et inexplicable celui-là. Encore une aventure s’il fallait en faire un film… le film a déjà été réalisé.
Ce qui se passe ce jour-là, c’est que Moïse advient. Moïse advient en Moïse. C’est aussi une aventure. Parce que si Moïse ne sait pas bien qui il est, il sait encore moins qu’il va advenir et qui va advenir. Parce que s’il savait qui il va advenir, ce ne serait pas une advenue, ce serait un plan de carrière, une entreprise de développement personnel. Moïse ne sait pas qui est le Moïse qui advient, ni ce qu’il deviendra, parce qu’une advenue, qui est une aventure, ouvre à un devenir, qui est encore une autre aventure. Nous pouvons tout à fait faire des projets, des plans pour devenir qui nous voulons être. Nous pouvons choisir des orientations, par exemple à l’âge de Suzanne, Sophie, Alexandre et Elsa; des orientations scolaires, professionnelles, artistiques; nous pouvons en changer aussi. Tout au long de notre vie, même si nous ne décidons pas de tout, nous faisons des projets en fonction de notre personnalité, de nos goûts, de nos talents, de nos désirs et nous tâchons de les mener à terme, même si tout ne dépend pas de nous.
Mais ce qui arrive à Moïse, c’est autre chose. Dans le buisson en feu, une voix l’appelle: Moïse, Moïse! Dans la bible hébraïque, le feu signale très souvent une manifestation du divin. C’est une manière dire que Dieu fait signe, une manière de dire qu’il n’y a pas que le cours des choses dans les existences. Il y a dans ce qui se passe des manifestations, des signes, des traces, des échos du divin, et parfois, nous y sommes sensibles, nous les discernons et alors il n’y a pas que nous et ce qui se passe. Avec des mots toujours imparfaits pour parler de lui, nous pouvons dire que Dieu est là, présent et cette présence, c’est une entrée en relation. Le buisson en feu, l’appel: Moïse, Moïse!

Et Moïse répond : je suis là. Il est possible de répondre je suis là, même si l’on ne sait pas très bien qui l’on est. Je suis là, dit Moïse, 

en même temps un « je suis » assez flou, enchevêtré dans une histoire compliquée, un « je suis » diffracté de l’Égypte à Mâdian, du peuple hébreu à Cippora et Guershom, un « je suis » essoufflé de sa fuite hors d’Égypte et empesé de ses habitudes de berger. 

Et un qui est un lieu, un lieu où se tient ce corps qui est Moïse, là et pas ailleurs, là autant qu’il peut, de tout son être imprécis. Il n’est pas besoin d’être sûr de soi pour répondre « je suis là », que ce soit à Dieu ou à une autre personne. Il n’est pas besoin d’être certain de son identité pour que Dieu fasse signe et entre en relation, ni d’être au clair avec soi-même pour entendre un appel. 

Alors Dieu, qui a fait le premier pas, qui a dit le premier mot, aide Moïse à transformer son détour de chemin en mouvement d’être. Un détour pour se trouver, ou se retrouver, ou pour être trouvé : le récit de Moïse nous donne à penser dans nos routes quotidiennes, nos habitudes rassurantes ou ronronnantes, ou nos quêtes de refuge hors des tumultes du monde. 

Ôte tes sandales de tes pieds car le lieu où tu te tiens est une terre sacrée. Dans bien des cultures et des religions, se déchausser est signe de respect, et de service, signe de dépouillement. Ici et aujourd’hui, hors plage et jardins, les pieds sont rarement nus, c’est plutôt chez soi que l’on se déchausse. Pieds nus, directement avec le sol, Moïse a les pieds sur terre, non qu’il ait à cesser de rêver ou d’échafauder des projets irréalisables, mais les pieds sur terre, cette terre qui n’est pour tant pas la sienne, c’est une manière déjà de se sentir un peu plus lui-même. Même avec les cailloux ou les épines du désert, le je qui est l’est déjà un peu plus. 

Mais enlever ses sandales ne suffirait pas à ce que Moïse, enfin, advienne si celui devant qui il se tient ne se présentait, ne se révélait : Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob. Le Dieu qui a rencontré, le Dieu qui a parlé, le Dieu qui a accompagné les patriarches. Différemment, chacun des trois différemment, et maintenant Moïse, encore autrement. Abraham, Isaac, Jacob, et maintenant Moïse, chacun engagé dans une expérience propre, dans une relation personnelle avec le divin. La Bible donne à lire bien d’autres récits de rencontre entre Dieu et des hommes et des femmes, de multiples exemples qui témoignent d’une extrême diversité dans les expressions de foi, dans les manières de répondre à Dieu. Cette diversité nous permet de ne pas chercher à reproduire un modèle précis. Nous ferons nos propres expériences et pour les générations suivantes il en sera de même, ou plutôt autrement. La révélation pour Abraham est différente de celle pour Jacob, celle d’Isaac est différente de celle faite à Moïse, et tous ces témoignages bibliques enrichissent nos compréhensions de l’existence, de la foi et du Dieu qui appelle. Cette multiplicité, parfois bien surprenante, est source d’espérance. Nos chemins de foi, nos quêtes de Dieu sont toujours singulières, les paroles pour en parler sont différentes et pourtant, nous avons besoin des récits d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, de Moïse et de tant d’autres, dans les textes bibliques et ailleurs, pour reconnaître qui nous appelle, et pour trouver nos propres paroles, nos propres réponses et nous trouver ainsi reliés à ceux qui nous ont précédés, et à ceux qui viennent après nous. Nous n’avons pas à adopter une forme particulière de foi pour être dans les règles ou dans la norme, cette multiplicité est libératrice.

La libération est déjà au cœur de ce que l’Éternel dit à Moïse. J’ai vu l’affliction de mon peuple, j’ai entendu les cris que lui font pousser ses tyrans, je suis descendu pour le délivrer. Le récit fondateur du peuple d’Israël est un récit de libération, c’est la première des 10 Paroles de vie dans le Décalogue : Je suis l’Éternel ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de l’esclavage. Dans le Nouveau Testament, l’œuvre de Jésus de Nazareth, est aussi une œuvre de libération, libération des préjugés et des jugements, des addictions, des paralysies et des aveuglements, des pouvoirs religieux et des fatalités, de la haine et de la peur. Libération des égoïsmes, de l’étroitesse intérieure, des dogmatismes et littéralismes. L’Égypte, la maison de l’esclavage, a de nombreux aspects, de nombreux outils, de nombreux gardiens. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, de Moïse, de Jésus-Christ, de François d’Assise, de Martin Luther, de Desmond Tutu, de Madeleine Barot et de Suzanne de Dietrich qui ont mis sur pieds la CIMADE, ce Dieu est Dieu libérateur.
Qui envoie Moïse faire sortir son peuple d’Égypte. Le Dieu qui vient, qui appelle, qui rencontre est aussi Dieu qui envoie, qui n’agit pas sans nous dans son œuvre de liberté. Ne pas rester à l’écart du monde, s’engager dans les douleurs, les résistances, c’est un chemin pour être, un chemin de devenir en relation.

C’est alors que Moïse pose la question : qui suis-je ? qui suis-je pour faire cela, moi l’hébreu égyptien et ni l’un ni l’autre, immigré avec une famille madianite, meurtrier en fuite, berger du désert ?
Je suis là mais qui suis-je devant la divinité qui déploie, contre l’ampleur de l’oppression, un horizon de libération ?

Et Dieu répond. Il ne répond pas : Tu es Moïse, ni : Tu es bien placé pour faire cela puisque tu es hébreu et égyptien en même temps. Dieu ne répond pas : Tu es coupable de meurtre, tu dois te racheter. Ni : Tu es un homme courageux qui a déjà traversé beaucoup de péripéties. Dieu ne répond pas à Moïse en lui disant : Tu es ceci ou cela.
Dieu répond : Je suis et je serai avec toi. Au présent et au futur, car la conjugaison en hébreu est telle que les deux temps sont associés, le présent et l’avenir sont rassemblés, le verbe est maintenu de manière dynamique.
Et c’est cette réponse qui fait advenir Moïse, en Moïse. Ce n’est pas ce qu’a fait Moïse ou pas fait. Ce n’est pas son origine hébreu ni son éducation égyptienne. Ce n’est pas la famille qu’il a fondée ni son activité de berger. Ce n’est pas son histoire, son parcours, ses errance fuite et exode, ni son savoir-faire, ni ses qualités.
Le cœur battant de l’identité de l’humain tient à cela: au divin venu en relation avec lui
Je suis et je serai avec toi, c’est une parole de confiance et une parole d’alliance.
C’est une parole de re-naissance, de reconnaissance au-delà de ce que nous savons ou croyons savoir de nous-mêmes.
C’est une parole de libération, libération des paroles et des regards porté sur soi par les autres et par soi-même, libération de l’histoire subie, libération de devoir faire ses preuves, libération des identités assignées par des catégories mondaines.
Et alors advient l’être, Moïse en Moïse, Paul en Saul.
C’est une parole de bénédiction, du bien dit sur et pour cette personne qui est là, telle qu’elle est, bénédiction des baptêmes et des confirmations, des cultes, des jours d’épreuves et de chaque jour.

Ce n’est pas une parole à retourner pour revendiquer quoi que ce soit : « Dieu est avec moi »… ou « Je suis avec Dieu ». C’est une parole à recevoir et non à brandir comme une arme ou un argument. Malheureusement l’histoire, et même l’histoire de l’Église présente tant d’exemples des atrocités commises lorsque la bénédiction est retournée en prétention. 

Je suis et je serai avec toi dit le Dieu en relation qui par cette relation donne d’advenir, de devenir, d’être, Dieu en relation par qui la vie est portée à l’être et l’être à la vie. Comme si Dieu était cet appel à l’être, à être, être humain, un Dieu en quête de chaque être humain, malgré toutes les impasses et les obstacles. Un Dieu dynamique d’être, possibilité d’être, advenir et devenir. C’est pourquoi le verbe être est si présent dans les textes bibliques pour dire Dieu, dont le nom au verset 14 est construit sur ce verbe, je suis qui je suis/ je serai qui je serai, de même que le tétragramme YHWH.
Dieu a à voir, à faire avec être, avec l’être, puissance d’être, advenue et devenir, source, élan et libération d’être, ce que l’évangéliste Jean met en poème dans le prologue de l’évangile et dans les paroles de Jésus prononçant à de nombreuses reprises « je suis » avec ou sans attribut.
Dieu a à voir, à faire, à créer l’être de l’être humain, Moïse et chacun de nous, grâce à la relation « d’être avec » qu’il offre à chacun. En accueillant cette relation, cette reconnaissance, cette bénédiction, 

nous laissons Dieu être Dieu 

et nous laissons advenir et passer à travers nous vers d’autres cette modalité d’être, être appelé, être libéré, être envoyé, être béni 

et tout cela, c’est être aimé.   

Et vous, qui dites-vous que vous êtes ?