Prédication du 3 juillet 2022

Les figures de femmes dans la Bible

de Dominique Hernandez

Ritspa et l’humanité

Lecture : 2 Samuel 21, 1-14

Lecture biblique

2 Samuel 21, 1-14

1 Aux jours de David, il y eut une famine qui dura trois années de suite. David rechercha le Seigneur, et le Seigneur dit : C’est à cause de Saül et de sa maison, qui a versé le sang, parce qu’il a fait mettre à mort les Gabaonites. 
2 Le roi appela les Gabaonites pour leur parler. — Les Gabaonites ne faisaient pas partie des Israélites, mais c’était un reste des Amorites ; les Israélites s’étaient engagés envers eux par un serment, et néanmoins Saül avait cherché à les abattre, dans sa passion jalouse pour les Israélites et les Judéens.

3 David dit aux Gabaonites : Que puis-je faire pour vous et avec quoi ferai-je expiation, afin que vous bénissiez le patrimoine du Seigneur ? 
4 Les Gabaonites lui répondirent : Il ne s’agit pas pour nous d’argent ou d’or dans nos rapports avec Saül et sa maison, et nous n’avons personne à mettre à mort en Israël. Le roi dit : Ce que vous direz, je le ferai pour vous. 
5 Ils répondirent au roi : Puisque cet homme a voulu nous exterminer, puisqu’il avait le projet de nous détruire, pour que nous disparaissions de tout le territoire d’Israël, 
6 qu’on nous livre sept hommes parmi ses fils, et nous exposerons leurs corps devant le Seigneur à Guibéa de Saül — Saül, celui que le Seigneur avait choisi. Le roi dit : Je les livrerai. 
7 Le roi épargna Mephi-Bosheth, fils de Jonathan, fils de Saül, à cause du serment du Seigneur — le serment que David et Jonathan, fils de Saül, avaient fait entre eux. 
8 Mais le roi prit les deux fils que Ritspa, fille d’Aya, avait donnés à Saül, Armoni et Mephi-Bosheth, et les cinq fils que Mikal, fille de Saül, avait donnés à Adriel de Mehola, fils de Barzillaï. 
9 Il les livra aux Gabaonites, qui exposèrent leurs corps dans la montagne, devant le Seigneur. Ils tombèrent tous les sept ensemble ; ils furent mis à mort aux premiers jours de la moisson, au commencement de la moisson des orges.

10 Ritspa, fille d’Aya, prit un sac et l’étendit pour elle sur le rocher, depuis le commencement de la moisson jusqu’à ce que l’eau du ciel tombe sur eux ; elle empêchait les oiseaux du ciel de se poser sur eux pendant le jour, et les animaux sauvages pendant la nuit. 
11 On dit à David ce qu’avait fait Ritspa, fille d’Aya, concubine de Saül. 
12 Alors David alla prendre les ossements de Saül et les ossements de Jonathan, son fils, chez les habitants de Yabesh de Galaad, qui les avaient enlevés de la place de Beth-Shân, où les Philistins les avaient pendus le jour où ils avaient battu Saül à Guilboa. 
13 Il emporta de là les ossements de Saül et les ossements de Jonathan, son fils ; et on recueillit aussi les ossements des corps qui avaient été exposés. 
14 On ensevelit les ossements de Saül et de Jonathan, son fils, au pays de Benjamin, à Tséla, dans le tombeau de Qish, père de Saül ; on fit tout ce que le roi avait ordonné. Après cela, Dieu se laissa fléchir en faveur du pays.

Prédication

La figure de Ritspa n’est pas très connue. Elle n’apparaît que deux fois dans les Écritures. En 2 Sam 3, nous apprenons qu’elle était concubine du roi Saül. Après la mort de Saül, Ish-Boshet, un fils de Saül, mais pas de Ritspa, devenu roi d’Israël, accuse le chef de l’armée de Saül, Abner, d’avoir pris pour lui la concubine de son père, ce qui provoque une dispute avec Abner et la rupture entre les deux hommes. Abner rejoint le camp de David mais est tué peu après par le chef de l’armée de David. L’histoire est faite par ces hommes puissants, leurs forces et leurs fois, leurs serments et leurs ruses, leurs ambitions et leurs faiblesses, et leur usage des femmes.
Ritspa réapparaît donc au chapitre 21, mais cette fois, elle n’est pas seulement objet, un prétexte entre la rivalité de deux hommes.
Ritspa n’a aucun pouvoir, aucune possibilité de s’immiscer dans la cour du roi David, d’influencer ses décisions, de participer à la rencontre avec les Gabaonites. Elle commence encore, dans ce récit, par subir ce que les hommes ont décidé.

C’est au livre de Josué qu’il faut lire le récit du serment par lequel les Hébreux, conquérants des terres après la traversée du Jourdain, s’engagent à ne pas exterminer les habitants de la ville de Gabaon et des alentours. Les Gabaonites ont rusé pour obtenir ce serment et lorsque Josué s’en aperçoit, ne pouvant revenir sur la promesse, il astreint cependant les Gabaonites à des tâches de services : les Gabaonites seront coupeurs de bois et porteurs d’eau.
Il n’y a pas de trace, dans le premier livre de Samuel qui met en scène la royauté de Saül, du massacre des Gabaonites auquel il s’est livré, rompant le serment passé. Mais c’est en raison de cette trahison que la famine pèse en Israël, depuis 3 années.
C’est tout de même étrange : le narrateur présente la famine comme conséquence de la trahison de Saül, mais c’est lors du règne de David, et même plutôt vers la fin du règne de David que la famine survient. Le narrateur la présente comme une décision, une punition divine puisque c’est l’Éternel qui en indique la raison à David et qui y mettra fin. Pourquoi donc avoir tant attendu ? Pourquoi faire porter au peuple de David le châtiment de la faute de Saül ?

C’est pourtant bien ainsi que va le cours du monde n’est-ce pas : les paroles non tenues, les alliances brisées, les serments rompus mettent en péril les peuples et les générations suivantes. En dépit de ce que laisse croire le narrateur, l’Éternel n’est pas responsable de ces désordres profonds qui labourent l’histoire et effilochent l’avenir espéré. L’humain y suffit largement.
C’est tellement ainsi que va l’histoire du monde. Et d’ailleurs le roi David ne s’en étonne pas, il ne discute pas, même pas avec les Gabaonites ; il les laisse décider de la réparation, une réparation en forme de vengeance : sang pour sang, les descendants de Saül paieront pour la faute de leur père.
N’est-ce pas ainsi que va souvent le monde ? Un prix de vies humaines est toujours exigé pour la satisfaction d’un intérêt personnel ou collectif, même s’il ne s’agit pas toujours de vengeance, même s’il n’y a pas de mise à mort. La vengeance, la rétribution, pas de pardon mais le paiement d’une dette d’honneur, la charge de l’humiliation reportée telle quelle sur ceux qui sont désignés comme responsables, fussent-ils innocents. La solidarité d’avenir envers les générations suivantes transformée en héritage de culpabilité du passé à cause des générations précédentes. Et celles qui suivent n’ont plus qu’à supporter le traumatisme, l’humiliation, le massacre. En 1829 le pasteur Athanase Coquerel, pasteur à Amsterdam puis à l’Oratoire, et père du pasteur Athanase Coquerel fils, écrivait dans un long poème consacré à Ritspa : Un père à ses enfants a légué ce supplice.
Mais qu’est-ce que l’Éternel a à voir avec cela ? Qui peut croire que cela est juste ?

David ne négocie rien, il acquiesce, sans réflechir, sans prendre de recul. Il va lui-même choisir les sept descendants de Saül qui seront livrés à la vengeance des Gabaonites. S’il épargne le fils de Jonathan, par fidélité au serment passé avec ce dernier, il désigne les deux fils de Ritspa la concubine et les cinq fils de Mikal, fille de Saül, qui fut son épouse, une union sans entente et sans enfant.
David trouve peut-être lui aussi un intérêt à la mort de sept descendants du roi Saül… Le roi Saül dont il s’agit de se distinguer encore et toujours, le roi Saül dont les fils et petits-fils pourraient peut-être un jour avoir l’idée de revendiquer le droit de régner… David accède aux exigences des Gabaonites : est-ce seulement parce qu’elles ne lui coûte rien ? est-ce seulement parce qu’il croit que c’est la volonté de l’Éternel de ne pas laisser l’outrage impuni ? La décision est celle du roi, sans discussion, sans autre forme de procès, et cette mort dite, ce mal dit sur sept hommes, cette malédiction n’a rien de divin.
Oui, tout est déréglé à partir du manquement de parole de Saül, y compris la culture, que ce soit celle du sol qui ne donne plus de récoltes ou celle des hommes qui se savent plus être humains.

Les sept hommes sont mis à mort, d’une mort de maudit donc, pendu sur la colline en face de l’Éternel, et leurs corps sont laissés là, exposés à la vue de tous, exposés aussi aux animaux, oiseaux, bêtes sauvages, et au soleil. L’absence d’inhumation des morts reconduit l’outrage fait aux vivants. Ne pas donner de sépultures aux morts fait durer la malédiction au-delà de la vie et fait durer le malheur des vivants qui restent tout au long de leurs vies. Les cadavres restent pendus pour être abîmés, dévorés, proies pour les charognards. Ce refus de sépulture prolonge la haine et la vengeance des Gabaonites, l’œuvre de déshumanisation se poursuit au-delà de la mort en laissant les os être broyés et dispersés par les animaux. Nous lisons un écho de cette conviction dans le psaume 34,20 : De nombreux malheurs atteignent le juste, mais de tous, l’Éternel le délivre ; il garde tous ses os, aucun d’eux n’est brisé, psaume repris dans l’évangile de Jean au sujet de Jésus crucifié : s’étant approchés de Jésus et le voyant déjà mort, ils ne lui rompirent pas les jambes (…) Ces choses sont arrivés afin que l’Écriture fût accomplie : Aucun de ses os ne sera brisé. (Jn 19,33 et 36). Dans la culture des hébreux, la préservation des os, l’intégrité des corps morts sont essentielles pour l’au-delà, jusqu’à la notion de résurrection qui passe par le relèvement à partir des os comme le déploie la grande vision d’Ézéchiel.
Nous ne sommes plus aujourd’hui astreints à la protection des os des défunts pour garantir l’au-delà. Aujourd’hui bien des corps de défunts sont incinérés et il ne reste qu’un peu de cendres. Mais le respect dû au corps des défunts reste cependant un marqueur d’humanité, une marque de reconnaissance d’humanité des morts et des vivants. Les cadavres sont ensevelis, les dépouilles sont rendues, même au cours d’une guerre.
Nous avons vu, vécu combien douloureuses ont été, lors du premier confinement de la pandémie, les mesures expéditives prises lors des décès, conservation et inhumations des corps sans rites, sans paroles, sans proches, ce qui a ajouté à la douleur des familles et amis, parce que la peur avait pris le dessus sur toute autre considération.

Alors Ritspa proteste. Elle n’a pas pu protéger ses fils de leur vivant, elle n’a pas pu s’opposer à la décision de David. Mais elle n’accepte pas que la mort de ses fils soit alourdie de l’exposition des cadavres. Cependant, Ritspa n’agit pas comme Antigone dans la tragédie de Sophocle. D’ailleurs, grâce à Ritspa, ce récit n’est pas une tragédie.
La mère de douleur est aussi une mère courage. Elle ne brave pas un interdit, elle ne plaide pas auprès des Gabaonites ou du roi David, elle n’ensevelit pas les sept corps. Mais inlassablement, jour et nuit, pendant six mois, elle empêche les charognards de s’approcher. Inlassablement, elle préserve l’intégrité des dépouilles. Obstinément, elle les garde, elle veille. Farouchement, elle se dresse contre la malédiction.
Ritspa supporte l’insupportable, sans s’en prendre à personne, sans en appeler à aucune autorité, ni même à Dieu. Elle résiste, afin que le fléau de la vengeance cesse de se répandre.
Elle ne s’occupe pas seulement des dépouilles de ses fils, elle adopte celles des cinq fils de Mikal. Son attention s’est élargie, son souci s’est élargi à tous ceux qui ont été pendus ; elle les rassemble tous dans sa lutte contre les animaux, dans sa protestation contre ce qui animalise l’humain.
Ritspa conteste le pouvoir qui laisse faire la déshumanisation, mais elle le conteste sans s’en prendre à lui, seulement en faisant ce qui pour elle est juste et essentiel : préserver les dépouilles. Elle récuse un monde qui fait payer les fils pour les fautes des pères, les générations innocentes pour celles qui ont failli. Elle proteste pour que l’histoire ne soit pas réduite à celle de la force, des ruses, des ambitions et des fautes. Mère de MephiBoshet et d’Armoni, et tant de mères en Argentine dans les années 1980, et aujourd’hui en Syrie, en Ukraine, en …, partout où les enfants jeunes ou adultes disparaissent dans les engrenages des pouvoirs, des intérêts, des profits. 

Au bout de six mois, David, apprenant ce que fait Ritspa, prend une nouvelle décision. La persévérance et l’obstination de Ritspa provoque une véritable conversion de David, une conversion à l’apaisement et à la justice, une conversion à l’avenir et à la vie. Ritspa, sans un mot, fait prendre conscience à David ce qu’est la grandeur d’un roi, ce qu’est la vocation d’un homme : ne pas laisser ajouter le malheur au malheur, ne pas oblitérer l’avenir des vivants, ne pas se tenir en opposition à autrui mais en conscience devant l’Éternel.
Car il ne pleut toujours pas en Israël. La vengeance des Gabaonites n’a pas fait tomber l’eau du ciel. Ce n’était certainement pas la bonne réponse à la situation, à la trahison de Saül, au malheur des Gabaonites.
Ce que fait Ritspa fait réfléchir David qui décide de les ensevelir, tous et tous ensemble, les hommes de la famille de Saül, avec Qish, le père de Saül : Saül et Jonathan et les fils de Ritspa et ceux de Mikal.
Ritspa n’est pas Antigone, la mère n’est pas la sœur.
Antigone est enterrée vive d’avoir été une conscience dérangeante pour Créon.
Conscience dérangeante pour David, Ritspa permet que les morts soient enterrés.
Elle est la mère féconde qui fait encore surgir la vie en autrui, en David en l’occurrence mais certainement aussi en Mikal et en toute la famille restante de Saül ; 

elle est la mère qui prend soin, au-delà des corps des morts, de l’âme des vivants ;
elle est la mère qui adopte ceux qui subissent le même sort injuste que ses enfants.

Dans ce récit où les hommes se sont soumis à la violence, à la vengeance, à l’outrage, Ritspa est la figure de l’humanité. Elle fait brèche dans la fatalité des vindictes, des revanches et des humiliations. Sans un mot, elle parle d’une promesse, d’un possible, du divin.
Et alors, il pleut. Alors la culture retrouve sa vitalité et sa fécondité. 

Dans la folle protestation de Ritspa, dans son obstination aigüe, dans sa fidélité, dans son courage, Dieu est là.
Plus que David le roi messie, cette femme sans pouvoir et sans parole, cette femme de miséricorde et de justice est signe du Dieu Vivant.