Prédication du 14 mars 2021

de Dominique Hernandez

Serpents qui ont grandi

Jean 3, 14-21

14 Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut, de même, que le Fils de l’homme soit élevé,
15 pour que quiconque croit ait en lui la vie éternelle.
16 Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, pour que quiconque met sa foi en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle.
17 Dieu, en effet, n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que par lui le monde soit sauvé.
18 Celui qui met sa foi en lui n’est pas jugé ; mais celui qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu’il n’a pas mis sa foi dans le nom du Fils unique de Dieu.
19 Et voici le jugement : la lumière est venue dans le monde, et les humains ont aimé les ténèbres plus que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises.
20 Car quiconque pratique le mal déteste la lumière ; celui-là ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient dévoilées ;
21 mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, pour qu’il soit manifeste que ses œuvres ont été accomplies en Dieu.

Un serpent élevé, dressé, sur un bâton : nous connaissons très bien cela, nous l’avons déjà tous vu. Il suffit de croiser la voiture d’un médecin. Le caducée d’Esculape est devenu l’emblème de la médecine en Europe.
Un serpent comme symbole de soins et de guérison, cela peut surprendre car le plus souvent, le serpent est associé à la mort, souvent sous terre, rampant sur terre, et effectivement, certains sont mortels par morsure ou par constriction, et quelques films donnent ainsi lieu à quelques mises en scène tout à fait effrayantes… Mais dès l’Antiquité, le serpent est ambivalent, symbole de mort, mais aussi de renaissance, de fécondité à cause du phénomène de mue.
Ce qui est plus surprenant encore, c’est que l’évangéliste Jean compare sans prévenir et sans frémir le Fils de l’homme au serpent élevé par Moïse dans le désert, le fils de l’homme élevé, ce qui dans l’évangile de Jean désigne toujours la crucifixion. Élevé sur une croix, comme le serpent élevé sur un bâton, il nous faut lire le récit de référence pour comprendre.

Livre des Nombres 21, 4-9

4 Ils partirent de Hor-la-Montagne par le chemin de la mer des Joncs, pour contourner Edom. En route, le peuple perdit patience
5 et parla contre Dieu et contre Moïse : Pourquoi nous avez-vous fait monter d’Egypte si nous devons mourir dans le désert ? Il n’y a ici ni pain ni eau, et nous avons pris en horreur ce pain méprisable !
6 Alors le SEIGNEUR envoya contre le peuple des serpents brûlants ; ils mordirent le peuple, et il mourut beaucoup de gens en Israël.
7 Le peuple vint trouver Moïse et dit : Nous avons péché : nous avons parlé contre le SEIGNEUR et contre toi. Prie le SEIGNEUR, pour qu’il éloigne de nous ces serpents ! Moïse pria pour le peuple.
8 Le SEIGNEUR dit à Moïse : Fais-toi un serpent brûlant et place-le sur une perche ; quiconque a été mordu et le verra restera en vie.
9 Moïse fit un serpent de bronze et le plaça sur la perche ; si quelqu’un était mordu par un serpent et regardait le serpent de bronze, il restait en vie.

Dans le désert, qui est à la fois étymologiquement un lieu hors parole et symboliquement un lieu de rencontre avec Dieu, dans le désert, le peuple d’Israël récrimine, une fois de plus : « il n’y a pas de pain, il n’y a pas d’eau, il y en a assez de la même manne tous les jours… »
Être emmené hors de l’esclavage n’est pas tant une libération pour le peuple que la cause de regrets : l’Égypte, ses concombres ses oignons, et la cause d’une profonde inquiétude : « mais qu’allons-nous devenir dans ce désert ? »
Le désert, c’est un temps d’épreuve et donc un temps de crise.
L’épreuve, c’est le goût âpre de la liberté et de la vie lorsque le peuple n’est plus réduit en servitude. Il y a la faim et la soif, il y a la marche longue, il y a la durée avant d’entrer dans la terre de la promesse. Il y a les disputes, les rivalités. Et le regret du temps où l’on n’avait pas à se préoccuper de beaucoup de choses, car si peu de choses dépendent des esclaves. 

Alors le peuple gronde, murmure, il parle contre Dieu et Moïse : pourquoi nous avez-vous fait monter d’Égypte si nous devons mourir dans le désert ? Il s’en faut de peu qu’ils n’ajoutent : C’est de votre faute si la faim et la soif nous assaillent ! et encore d’un peu plus : Vous voulez notre perte !
Comme une antique théorie du complot, une explication simple du malheur avec deux responsables désignés…
Alors les serpents sortent, des brûlants, des mordants venimeux, mortels.
Mais qu’est-ce qui est véritablement venimeux ? Sinon ces plaintes qui camouflent si peu des accusations, ces récriminations qui réécrivent le sordide passé d’esclave en confortable séjour ?
Qu’est-ce qui est véritablement venimeux, sinon les paroles qui chargent autrui des maux qu’on subit, les paroles qui tuent, même symboliquement ?
Qu’est-ce qui est véritablement venimeux, mortel, sinon le découragement qui envahit l’âme, le refus d’affronter ce qui est, le ressassement de l’amertume, le regard obstinément tourné vers le passé ?
Qu’est-ce qui est venimeux, mortel, sinon la pensée que Dieu veut la mort, que Dieu n’est pas bon ?
Le désert est une épreuve, et l’épreuve est l’occasion de tentations, qui sont des tentatives de sortir du réel en interprétant autrement ce qui se passe, mais avec une interprétation centrée sur soi et sur son propre intérêt.

À parler de tentation et de serpent, il nous faut quand même lire un autre récit, celui de Genèse bien sûr, l’intervention du premier serpent de la Bible.

Genèse 2, 25 à 3, 1-5

25 Ils étaient tous les deux nus, l’homme et sa femme, et ils n’en avaient pas honte.

1 Le serpent était le plus avisé de tous les animaux de la campagne que le SEIGNEUR Dieu avait faits. Il dit à la femme : Dieu a-t-il réellement dit : « Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ! »
2 La femme dit au serpent : Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin.
3 Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : « Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sinon vous mourrez ! »
4 Alors le serpent dit à la femme : Pas du tout ! Vous ne mourrez pas !
5 Dieu le sait : le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent ce qui est bon ou mauvais.

Ce n’est pas une épreuve qui caractérise la situation de l’homme et de la femme dans le jardin, mais une formidable inconscience, l’inconscience de leur différence. A peine l’homme a-t-il vu la femme qu’il l’a assimilée à un autre lui-même, issu de lui. De plus, l’un et l’autre sont nus l’un devant l’autre, sans honte, c’est-à-dire qu’ils ne reconnaissent pas leur différence. Le serpent, qui n’est pas le diable, leur propose de manger le fruit de l’arbre interdit pour qu’ils deviennent comme des dieux, et il fait cette proposition en tordant les termes de l’interdit posé par Dieu.
Heureusement que l’homme et la femme mangent le fruit, et sortent de l’inconscience, et prennent conscience de leur différence !
Heureusement, car c’est très dangereux de ne pas reconnaître une différence, que ce soit par inconscience, par illusion que tous sont égaux donc qu’il n’y a pas de différences, ou par non-considération d’autrui.
Heureusement que grâce au serpent, l’homme et la femme ont pris conscience du monde réel !
Cela ne rend pas la vie facile car après, il y a la peur de l’autre, la jalousie, le désir d’être le plus fort. Il y a aussi pour l’homme et la femme, ceux du récit et chacun de nous, le fait que la vie est dure, qu’il faut travailler et c’est pénible, et surtout, il faut mourir, un jour il faut mourir. Mais c’est cela être vivant, et se sentir vivant. L’homme et la femme ont grandi d’avoir mangé le fruit interdit.

Dans le désert où le venin tue, Moïse fabrique un serpent de bronze, le place sur un bâton et ceux qui le regardent lorsqu’ils ont été mordus restent en vie, ils ne meurent pas, ils sont sauvés du venin mortel. Ce n’est pas de la magie. Regarder le serpent de bronze, c’est prendre conscience du venin qui tue, pas celui des serpents, mais le venin humain, celui du dedans de l’humain, l’indifférence ou le dégoût, l’amertume, l’accusation.
Ce peuple, qui pensait que tout irait bien hors d’Égypte, n’acceptait pas que le désert détruise cette illusion.
Que voient-ils en regardant le serpent ? Le serpent est élevé, ils faut lever les yeux pour le contempler, lever les yeux au-dessus de l’amertume, de l’accusation qui leur mord les chevilles, regarder au-dessus de ces ressentis mortifères. Le peuple grandit en levant ses regards plus haut que le désert, plus haut que les attaches au passé, plus haut que son propre et immédiat intérêt.
Lever les yeux vers le serpent suspendu entre ciel et terre, et en être sauvé, c’est voir plus loin que l’animal de bronze et reconnaître que le Dieu libérateur est le Dieu qui guérit et conserve la vie. Car ce n’est pas le serpent de bronze qui sauve du venin, le serpent est un signe. L’objet est signe, comme peut l’être une image, un mot. Tourner ses regards vers le serpent, ce n’est pas l’adorer lui, c’est tourner son cœur et ses pensées vers le Dieu sauveur.
Un autre livre de la Bible, le deuxième livre des Rois, raconte que bien plus tard, le serpent de bronze est devenu une idole, que les Israélites lui rendent un culte, lui font des offrandes d’encens. Alors le roi Ézéchias le détruit. Le Dieu d’Israël est UN, Dieu libérateur, Dieu sauveur.

Alors nous comprenons pourquoi Jean ose le parallèle entre le serpent de bronze et le Fils de l’homme. D’une part parce que le Fils de l’homme est guérisseur, guérisseur de ce qui mord et dont le venin peut tuer l’humain, guérisseur des poisons de l’humanité. En ce moment par exemple, le venin ce n’est pas le coronavirus. Le venin, c’est la désolidarisation, c’est le désespoir de l’isolement, c’est la peur de l’autre et la négligence d’autrui, c’est l’égoïsme et l’avidité, c’est l’injustice et l’exploitation d’autrui. Cela tue, l’esprit, l’âme, l’humain en l’humain et parfois aussi tuent vraiment. Regarder le Fils de l’homme élevé, crucifié selon le vocabulaire du quatrième évangile, c’est regarder en face le mal, le malheur, ne pas s’en dissocier. C’est prendre conscience du monde réel, sans s’en cacher les misères, sans ignorer les erreurs, sans masquer les fautes, même si cela met en colère, même si cela fait honte, même si cela est douloureux. Grandir en quelque sorte, comme au jardin, comme au désert.

Le parallèle entre le Fils de l’homme et le serpent de bronze est qu’ils sont l’un et l’autre des signes. Le serpent mortel, élevé sur le bâton, devient signe de Dieu qui sauve ; le Fils de l’homme élevé, c’est-à-dire le Fils de l’homme crucifié, est un signe et comme le serpent, c’est un signe qui transforme la mort en vie.
Le Fils élevé sur un instrument de mort, la croix, le Fils crucifié et qui meurt est signe. C’est toujours Dieu que pointe le signe, le Dieu libérateur, le Dieu sauveur, mais avec le Fils de l’homme élevé, c’est une autre caractéristique de Dieu que le signe désigne. C’est le Dieu qui aime, dit le Jésus de l’évangéliste Jean, le Dieu qui aime et qui donne la vie éternelle. Non pas l’immortalité bien sûr, ni même une vie après la mort. Mais une qualité particulière de la vie des vivants, une vie hors de la peur du jugement d’un dieu sévère, une vie qui ne s’adosse pas à la nécessité de nier la mort, une vie en confiance que le Fils de l’homme révèle le Dieu qui l’a envoyé. La vie éternelle, c’est le réel de la vie ; c’est la vie accordée, raccordée à la source de la vie.
Regarder le Fils de l’homme élevé, c’est regarder le signe de l’amour de Dieu pour le monde, le signe de l’amour du Dieu qui veut le salut, c’est-à-dire : que vivent ceux que les venins peuvent tuer avant la fin de leur vie.
Cet amour, écrit l’évangéliste Jean, c’est une passion, une passion par laquelle Dieu donne tout ce qu’il peut donner, son Fils, donné non pour mourir mais pour que les humains vivent cette vie éternelle. Cet amour-là, écrit Jean, transforme l’instrument de mort en signe d’amour et de vie.

Les venins qui tuent l’humain en l’humain circulent toujours, mais cette mort n’a pas le dernier mot. Car le signe de l’amour de Dieu aide à comprendre que le réel de l’humain, c’est d’être aimé, c’est d’être regardé avec une infinie bienveillance, c’est d’être au bénéfice de la bonté/grâce inconditionnelle. Le fondement du monde, le fondement de l’humain en chaque humain, ce n’est ni une divine colère, ni le jugement, ni la fatalité, ni la malédiction, ni le péché, ni le malheur. Le fondement du monde, le fondement de l’humain en chaque humain, c’est l’amour. Croire cela, dont la croix est signe, transforme celui qui croit, son intelligence, sa pensée, son regard, ses paroles et ses actes.
Malgré les crises que nous éprouvons depuis des années, dans la crise actuelle et se diverses facettes, la volonté de salut ne cesse pas, ne cède pas.
L’amour ne cesse pas, ne cède pas.
La lumière brille.