Prédication du 11 avril 2021

de Patrice Rolin

Pasteur et animateur de l’Atelier protestant

Vous serez donc parfaits

Lectures : Galates 3, 23-28 (trad. PR d’après NBS)
Matthieu 5, 38-48 (traduction NBS)

Lectures bibliques

Galates 3, 23-28
(trad. PR d’après NBS)

23 Avant que la confiance vienne, nous étions gardés sous la Loi, enfermés ensemble, en vue de la confiance qui allait être révélée.
24 Ainsi la Loi a été notre surveillant jusqu’au Christ, pour que nous soyons justifiés à partir de la confiance.
25 La confiance étant venue, nous ne sommes plus soumis à un surveillant.

26 Car vous êtes tous, par la confiance, fils de Dieu en Jésus-Christ.
27 En effet, vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ.
28 Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni mâle ni femelle, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ.

Matthieu 5, 38-48
(traduction NBS)

38 Vous avez entendu qu’il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent.
39 Mais moi, je vous dis de ne pas vous opposer au mauvais. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre.
40 Si quelqu’un veut te faire un procès pour te prendre ta tunique, laisse-lui aussi ton vêtement.
41 Si quelqu’un te réquisitionne pour faire un mille, fais-en deux avec lui.
42 Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut t’emprunter quelque chose.

(Luc 6, 31 intègre ici la règle d’or “Comme vous voulez que les hommes agissent envers vous…”)

43 Vous avez entendu qu’il a été dit : “Tu aimeras ton prochain et tu détesteras ton ennemi.”
44 Mais moi, je vous dis : “Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent.”
45 Alors vous serez fils de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.
46 En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les collecteurs des taxes eux-mêmes n’en font-ils pas autant ?
47 Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les non-Juifs eux-mêmes n’en font-ils pas autant ?
48 Vous serez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait.

(Luc 6,35 a “Alors votre récompense sera grande et vous serez le fils du Très-Haut…”)

Prédication

Frères et sœurs, cher·e·s ami·e·s,

Nous venons d’entendre un passage de l’évangile de Matthieu (5,38-48), qui révèle un Jésus intransigeant, presque intégriste ! Ses paroles relèvent d’une radicalité à la fois admirable et inconcevable, et je dirais même inquiétante par leur injonction à la perfection. Certaines traductions ont même “Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait” ! 

Ces paroles, l’évangile Matthieu comme celui Luc nous les rapportent à partir d’une collection d’aphorismes attribués à Jésus à laquelle tous deux ont puisé. Chacun des deux évangéliste en a une compréhension particulière – nous y reviendrons. Et peut-être comprendrons-nous ces paroles encore d’une autre façon qu’eux-même ne les avaient comprises… Écouter ensemble aujourd’hui, ces paroles, c’est aussi entamer un dialogue avec les évangélistes et leurs destinataires, et au-delà avec Jésus dans la bouche duquel ces paroles sont placées. 

Dans leur dimension absolue, ces paroles manifestent une exigence de vérité et de justice sans limite, ou plutôt sans limite autre que la perfection. Mais qu’est-ce que la perfection ? Ou de quelle perfection s’agit-il ? 

Ces versets que nous avons lus viennent conclurent la première partie du “Sermon sur la montagne” prononcé par Jésus dans l’évangile de Matthieu. Une prédication qui s’ouvre par les béatitudes “Heureux ceux qui ont faim et soif de justice… Heureux les cœurs purs… Heureux les artisans de paix…”
Et à celles et ceux qui adoptent ces choix de vie, ces attitudes existentielles, il est annoncé qu’ils “seront rassasiés”, qu’ils “verront Dieu” qu’ils “seront appelés fils de Dieu…”et même que “le Royaume des cieux est à eux” ! 

Jésus s’adresse ici à ses disciples, et il déploie devant eux une nouvelle façon d’être au monde, à soi et aux autres, une attitude existentielle qui relève de ce qu’il appelle “le Règne des cieux”. Non pas un Royaume ailleurs au ciel, ni un Royaume plus tard à la fin des temps, mais le règne de Dieu comme puissance de libération ici et maintenant, dans nos vies. 

Nous l’avons entendu, Jésus termine cette première partie du “Sermon sur la montagne” par une série d’affirmations qui semblent radicaliser à l’extrême la Loi de Moïse. Juste avant, il avait déclaré : celui qui regarde une autre femme que la sienne a déjà commis l’adultère, celui qui insulte son frère a déjà commis un meurtre… et cela va crescendo jusqu’au passage que nous avons lu : tendre la joue gauche… aimer ses ennemis… On en viendrait presque à préférer s’en tenir à la Loi de Moïse plutôt qu’à cette radicalisation impossible à vivre que semble en proposer Jésus ! D’autant que ce dernier conclut par cette parole insensée : 

“Vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait.”
Certaines traductions traditionnelles en font même un commandement : 

“Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait.” !!!
(Segond 1910, Colombes, BFC, PdV) 

Isolée, traduite ainsi, et comprise au pied de la lettre, cette parole inconcevable conduit à l’inévitable échec de la quête de la perfection. À moins qu’elle ne conduise à l’illusion tout aussi problématique d’une réussite dans la perfection ! Une illusion de perfection à la fois dangereuse pour soi-même et pour son entourage… 

Comment faire pour qu’une parole aussi absolue ne soit pas écrasante et mortifère ?
Faudrait-il alors abandonner l’absolu qui s’y exprime et s’en tenir à une visée plus modeste d’amélioration et de progrès relatif ? Mais ce serait l’édulcorer pour la rendre plus acceptable en renonçant à son référent transcendant.
Reste donc cette question : comment entendre cette parole sans qu’elle ruine le bonheur promis par les Béatitudes qui ouvre la prédication de Jésus ? Que voulait-il donc dire en radicalisant à ce point la Loi de Moïse ? En allant jusqu’à cette folle exigence d’une perfection divine ? 

Reprenons la lecture, et aussi la traduction de ce passage…
Dans chacun des paragraphes de cette section du Sermon sur la Montagne, Jésus rappelle ce qui a été appris de la Loi de Moïse sur l’offense, l’adultère, le divorce, les serments, la vengeance, les ennemis… Et sur chacun de ces sujets, Jésus oppose sa propre interprétation à ce que dit la Loi de Moïse. À chaque fois, Jésus vise la racine spirituelle, la dimension psychologique, l’intention de chacune de ces actions, de chacun de ces comportements.
Jésus élargit même le champ et sortant du cadre stricte de la Loi de Moïse quand il évoque le fait d’aimer ceux qui nous aiment ou de saluer seulement ses frères ; mêmes les collecteurs d’impôts et les païens ne font-ils pas de même ?
Et pourquoi le font-ils ? Parce qu’ils sont mus par une réciprocité comptable dans leurs comportements : ce que je fais à l’autre ou pour l’autre, ce que je lui donne, attends un retour. C’est –comme on dit– “un échange de bons procédés”, du “donnant-donnant”. C’est sans doute pour cela que dans le passage parallèle de l’évangile de Luc, ce dernier met ici dans la bouche de Jésus la Règle d’or : “Comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, faites pareillement pour eux” (Lc 6,35). Mais c’est affaiblir considérablement la radicalité du Jésus de Matthieu qui invite ses disciples à aller bien au-delà de la simple réciprocité. Si l’on reste dans cette logique du “je fais pour être payé en retour”, il en ira de même quand l’observance de la Loi ou la réalisation de n’importe quelle performance ou pratique religieuse visera à s’attirer la faveur de Dieu, elle deviendra d’emblée commerce avec le divin. C’est bien cela qu’exprime les termes de ‘mérite’ et de ‘récompense’ (v.46). 

(restant dans cette logique le Jésus de Luc déclare :
“Alors votre récompense sera grande et vous serez le fils du Très-Haut…” Lc 6,35) 

À l’opposé de cette attitude mercantile, Jésus propose une existence dans la gratuité et la gratitude, une existence qui se conforme à l’attitude de Dieu, Lui “qui fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et qui fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes” (v.45cd) sans aucune distinction ni exigence en retour. 

En effet, ce qui fonde la perspective d’une existence nouvelle ouverte par Jésus, c’est la reconnaissance universelle du Père céleste, une reconnaissance inconditionnelle de toutes et tous indépendamment des qualités reçues ou acquises… 

C’est ce qu’exprime à sa manière l’apôtre Paul en opposant Loi et Évangile dans sa lettre aux Galates dans le passage que nous avons lu. Un passage dans lequel Paul affirme qu’en Christ juifs et non-juifs, esclaves et homme libre, mâles et femelles (3,28) sont également reconnu·e·s, inconditionnellement et indépendamment de leurs qualités, se voyant offrir gratuitement l’adoption filiale (4,5) – on retrouve ici la métaphore de la filialité utilisée aussi par Jésus en Matthieu. 

C’est là l’Évangile-même, la Bonne Nouvelle d’un accueil inconditionnel, gratuit pour nous toutes et tous.
Car l’accueil confiant de la reconnaissance inconditionnelle de Dieu rend libre par rapport à soi-même, libre par rapport à son environnement, à son milieu, libre d’être soi et de reconnaître les autres. Notre reconnaissance inconditionnelle par Dieu nous offre la possibilité d’une existence libérée d’un rapport mercantile et comptable à Dieu, aux autres et à soi-même. En ce sens, la radicalisation développée par Jésus dans le Sermon sur la montagne ne vise pas à du “plus”, du “toujours plus”, du “toujours mieux”, mais à du “autrement”. 

Je m’explique : si l’on comprend ce passage du Sermon sur la Montagne comme une injonction à en faire toujours plus dans le même état d’esprit comptable, toujours plus de la même chose dans le bien, toujours plus, toujours mieux… alors on arrive inexorablement à l’injonction culpabilisante et écrasante à être parfait. “Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait”, c’est malheureusement la traduction proposée dans de nombreuses versions traditionnelles ou modernes du Nouveau Testament… 

Si l’on veut s’en tenir à cette traduction traditionnelle et à une compréhension littérale, alors on pourrait encore entendre ce passage d’une autre façon moins écrasante, plus libératrice. Jésus y dirait à ceux qui tiennent absolument à trouver leur reconnaissance dans la Loi, Jésus leurs dirait “chiche !” : vous voulez être justifiés par votre observance rigoureuse de la Loi ? Alors pas un iota, pas un point sur le “i” ne passera dans la Loi (Mt 5,18-19) ; respecter la Loi le plus radicalement possible, et allez même au-delà de la Loi… Et pour finir soyez donc parfait comme Dieu !
Et là, pour peu que l’on soit un minimum réaliste sur soi-même, nous ne pouvons que constater que le système légaliste et comptable, du mérite et de la récompense implose et s’effondre sur lui-même. Il se fracasse sur impossibilité culpabilisante d’atteindre la perfection. Et pour échapper au désespoir, il ne nous reste alors plus que l’accueil confiant d’une reconnaissance inconditionnelle offerte par Dieu. 

Mais une autre compréhension de ce passage est encore possible. Non plus comme un “toujours plus de la même chose dans le bien” mais comme un “vivre autrement”. Et alors tout change :
Il ne s’agit plus d’un “toujours mieux de la même chose jusqu’à une perfection illusoire”, mais il s’agit d’une conversion à la gratuité. C’est là un changement complet de paradigme !
C’est bien cela qu’exprime une traduction plus exacte du dernier verset (v.48) : non-plus “Soyez donc parfait…” mais “Vous serez –en grec, il s’agit en effet d’un futur et non d’un impératif–… Vous serez donc parfait comme votre Père céleste est parfait.” 

Mais de quelle perfection s’agit-il ?
Nous sommes ici piégés par nos représentations humaines de la perfection.
Cela tombe bien puisque Jésus ne parle pas d’une perfection humaine, mais d’une perfection divine. Sans doute vous dites-vous “Mais c’est encore pire !” C’est vrai… C’est vrai si nous évaluons la perfection divine à l’aune de nos fantasmes et de nos idéaux humains de perfection.
Mais si nous prenions le temps de revenir au texte de Matthieu… Comment le Père céleste est-il donc parfait dans ce passage ?
Eh bien c’est “en faisant lever son soleil sur tous, les bons comme les méchants… et en offrant sa pluie à tous, les justes comme les injustes”. On retrouve là l’accueil inconditionnel et gratuit dans lequel l’apôtre Paul reconnaît l’Évangile même, la Bonne nouvelle de l’adoption filiale. Et c’est même précisément cela qui, pour Jésus dans le Sermon sur la montagne, nous fait devenir “fils et filles du Père céleste” ! 

En ce sens, plutôt que par “parfait” sans doute vaudrait-il mieux traduire le mot grec téleios par “accomplis”. Vous serez accomplis, comblés… Car le bonheur annoncé par les Béatitudes n’est pas une récompense à gagner au prix de la conquête d’une hypothétique perfection légale, morale ou spirituelle. Il est au contraire un bonheur offert, un bonheur qui s’accomplit en nous par un changement de paradigme de vie. 

Ayons assez de confiance pour accueillir la reconnaissance inconditionnelle de Dieu, assez de confiance pour nous ouvrir à la gratuité et la gratitude. 

“Ainsi vous serez, –nous serons– accomplis, comme filles et fils du Père Céleste.”

Amen