Prédication du 7 septembre 2025

de Marie-Pierre Cournot

Lecture : Luc 14, 25-33 

Lecture biblique

Luc 14, 25-33

25 De grandes foules faisaient route avec Jésus ; il se retourna et leur dit : 
26 « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. 
27 Celui qui ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut pas être mon disciple.
28 « En effet, lequel d’entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et juger s’il a de quoi aller jusqu’au bout ? 
29 Autrement, s’il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui 
30 et diront : “Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n’a pas pu terminer !”
31 « Ou quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence par s’asseoir pour considérer s’il est capable, avec dix mille hommes, d’affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille ? 
32 Sinon, pendant que l’autre est encore loin, il envoie une ambassade et demande à faire la paix.
33 « De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple.

Prédication

Passage pas très facile à entendre et qui parfois suscite des résistances ou même des protestations.
Il y a cette idée qu’il faut se détacher de sa famille, ce qui n’est pas forcément très simple. D’autant que là j’ai choisi la traduction soft de la TOB[1]Traduction Œcuménique de la Bible qui dit « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère … », j’aurais pu choisir la NBS[2]Nouvelle Bible Segond qui dit : « Si quelqu’un vient à moi et ne déteste pas son père, sa mère … » ou la Segond 1910 qui y va carrément, traduisant littéralement le texte grec : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère … »
Jésus n’est pas le premier à dire ça, c’est une idée ancienne, on trouve exactement la même chose dans l’Ancien Testament, dans le livre du Deutéronome (Dt 33,8-9) : « l’homme qui est fidèle (à Dieu), (…) lui qui a dit de son père et de sa mère : Je ne les ai pas vus ! qui a refusé de reconnaître ses frères et qui a ignoré ses fils. »

Dans la bouche de Jésus c’est quand même surprenant car il n’arrête pas de dire qu’il faut aimer son prochain comme soi-même (Matthieu 22:39 ; Marc 12,31 ; Luc 10,27). On a lu ces versets il y a quelques instants dans l’évangile de Marc pour dire la volonté que Dieu a pour nous. Et Paul le reprend dans sa lettre aux Romain (Rm 13,9-10) : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L’amour ne fait pas de mal au prochain : l’amour est donc l’accomplissement de la loi ». Dans l’évangile de Jean, Jésus dit à plusieurs reprises « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimé » (Jn 13,34 ; 15,12).
Alors comment Jésus peut-il dire dans notre passage qu’il faut détester certaines personnes, et qui plus est des personnes qu’a priori on aime ? Même si bien entendu on peut tout à fait ne pas aimer tous les membres de sa famille.
Pourquoi Jésus exclut-il la famille de l’application de ses commandements d’amour ? Pourquoi Jésus rend-il incompatible l’amour de la famille et le fait d’être son disciple ?
Il y a certainement quelque chose qui coince pour Jésus avec la famille. Il est assez critique envers le concept de famille biologique. Ailleurs dans les évangiles[3]Mt 12, 46-50 ; Mc 3, 31-35 ; Lc 8, 19-21 Jésus dira clairement que sa famille biologique n’est pas sa vraie famille, que sa vraie famille ce sont ses disciples, toutes les personnes qui sont autour de lui.
Nous aussi nous avons souvent plusieurs familles : famille de sang, de cœur, d’esprit, de foi …
Chacun, chacune, peut réfléchir aux différentes places que ces familles occupent dans sa vie, si elles sont sur le même plan, si elles s’excluent mutuellement ou comment elles cohabitent.

Dans notre passage, Jésus ne s’arrête pas là. Il enchaîne avec la nécessité pour être son disciple de porter sa croix. Comme si être disciple de Jésus avait un prix, un prix qui résonne pour nous comme un poids et une souffrance. On lit toujours ces versets avec 20 siècles de christianisme et 2020 fêtes de Pâques derrière nous. On visualise le supplice de Jésus qui a dû porter lui-même, jusqu’à l’endroit de la crucifixion, la croix à laquelle on allait l’attacher. Luc, quand il écrit ces lignes, n’a pas 20 siècles de christianisme derrière lui mais une cinquantaine d’années de recul sur les événements de Pâques. Il sait que Jésus a été crucifié et les destinataires de son évangile le savent probablement aussi.
Est-ce que l’idée c’est que pour être chrétien il faut passer par les mêmes souffrances que le Christ ? Il n’y aurait pas beaucoup de chrétiens, car ils seraient tous morts en croix avant de pouvoir être chrétiens. Donc ce n’est pas ça. Mais quand même l’idée qu’il faut souffrir pour se rapprocher du Christ est assez fortement ancrée en nous, en tout cas dans vingt siècles de christianisme, que cette souffrance soit volontaire (par exemple comme les martyrs qui sacrifient leur vie au nom du Christ ou de Dieu), ou involontaire, subie, imposée par la vie, par le destin.

Si on fait le lien avec la phrase précédente de Jésus, est-ce que « porter sa croix », ce serait se séparer de sa famille ?
« Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Celui qui ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut pas être mon disciple. »
Mais cela n’explique toujours pas pourquoi il fait porter sa croix ou se séparer de sa famille pour être disciple de Jésus. Même si à l’époque, être disciple de Jésus impliquait de le suivre géographiquement dans tous ses déplacements, et qu’il était probablement difficile d’emmener toute sa famille avec soi, les conditions de voyage ne le permettaient pas.

Pour expliquer son propos, Jésus se lance alors dans deux illustrations, celle de l’homme qui souhaite bâtir une tour, et celle du roi qui part à la guerre. A priori aucun rapport avec le fait de se détacher de sa famille ou de porter sa croix. Dans les deux exemples que Jésus donne, il n’est question ni d’amour ni de famille ni de croix. D’ailleurs Luc est le seul des évangélistes à attacher ces deux histoires aux paroles fortes et dures de Jésus qui précèdent, et on pourrait très bien les enlever, ça ferait un petit texte qui se tiendrait très bien :
« De grandes foules faisaient route avec Jésus ; il se retourna et leur dit : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Celui qui ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut pas être mon disciple.
[Là je saute 5 versets]
De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple. »
Franchement, ça le fait. Et ce dernier verset éclaire même les premiers. Ce qui compte c’est de renoncer à ce qui nous appartient. Comme par exemple la famille. Renoncer à la famille, ou peut-être plutôt renoncer à des liens d’appartenance au sein de la famille : notre famille ne nous appartient pas et nous ne lui appartenons pas ; les membres de notre famille ne nous appartiennent pas et nous ne leur appartenons pas. Cela peut nous paraitre évident de nos jours après plus d’un siècle de psychologie et de psychanalyse, mais ça l’était peut-être moins du temps de Jésus où la famille était le lieu de toutes les transmissions, des apprentissages et des interactions sociales, un monde en soi dont il ne faisait pas bon se détacher. Et même maintenant, ce passage biblique nous fait réinterroger nos liens familiaux. On dirait que Jésus nous rappelle qu’élever des enfants c’est avant tout leur apprendre à se détacher des parents, que dans une fratrie les frères et les sœurs ne prennent pas le même chemin de vie et que même le couple ne peut pas être un lieu d’isolement ou d’enfermement.
Est-ce que nos liens familiaux sont des liens qui enferment ou des liens qui libèrent ?
Est-ce qu’ils permettent de partir, de s’émanciper, pour être le disciple d’un autre maître ?

Au final, il nous faut renoncer à ce qui nous appartient, ou du moins à ce que l’on pense qui nous appartient. Et dans cette optique, porter sa croix serait renoncer à tout ce qui nous appartient. Jésus parle même de renoncer à sa vie. Je ne crois pas un instant qu’il parle de mourir au sens biologique du terme. Mais justement de renoncer à ce qui fait notre vie telle qu’elle s’est construite, telle que nous l’avons construite : renoncer à nos possessions matérielles dont le poids nous tire en arrière, au poids des relations invalidantes qui nous confinent, au poids de toutes les entraves subies ou volontaires qui nous empêchent de nous élancer. Dans quelle mesure devenir disciple du Christ nous embringuerait dans des conflits de loyauté et révèlerait que nous ne sommes pas libres de nous investir ?
Porter notre croix, c’est nous alléger en fait.

Faisons maintenant un petit détour par les deux histoires qui suivent, celle de l’homme qui souhaite bâtir une tour, et celle du roi qui part à la guerre. Ces deux exemples tournent plutôt autour de la sagesse et de la prévoyance. Ne pas se lancer en vain. Ne pas se lancer sans avoir calculé les risques et les coûts. Quel rapport avec le début du discours de Jésus ?
Je vous propose en guise de réponse à cette question, deux hypothèses, qui peut-être s’excluent l’une l’autre peut-être pas.
Tout d’abord s’élancer à la suite de Jésus demande aussi de la réflexion. Quelque soit le chemin par lequel on y arrive, un coup de foudre mystique comme une révélation, ou bien un long cheminement de réflexions, de tâtonnements et de doutes, il ne faut pas s’engager à la légère. Il faut réfléchir, prendre en compte les efforts que cela va nous demander, les renoncements, les choix, les virages.
Pourquoi me direz-vous ? L’important c’est de se lancer et Dieu fera le reste il nous donnera la force de continuer.
Mais avec les deux exemples que Jésus nous donne, construire une tour et partir à la guerre, deux situations un peu exceptionnelles, on comprend qu’il ne faut pas se lancer à la légère sous peine d’échouer. Il s’agit de construire une tour pas une grange ou une maison, c’est un projet d’une autre dimension (dans tous les sens du terme) de construire une tour. D’ailleurs dans l’Ancien Testament il y a cette histoire de gens qui ont voulu construire une tour pour se rapprocher de Dieu, Dieu était très fâché, il est descendu de son royaume pour faire cesser la construction.
Se lancer dans une grande entreprise, comme de suivre le Christ, sans avoir réfléchi peut nous mener dans une mauvaise direction, entraînés par notre élan et sans avoir pris le temps de mettre du sens dans ce que l’on fait.
On peut aussi se lasser si on a pas bien pris à l’avance la mesure de ce projet.
Je crois que c’est pour toute ces raisons, que Jésus nous demande de commencer par nous asseoir et nous demander si nous sommes capables d’aller jusqu’au bout.

Mais il y a aussi une autre façon d’interpréter les deux illustrations que l’évangéliste Luc insère dans le discours de Jésus. C’est de penser que pour suivre Jésus il faut renoncer à le suivre. Que si on s’assoit pour calculer ce que cela va nous coûter d’énergie, de concessions, d’altruisme et de découragements, il est clair que nous n’avons pas ces ressources en nous. Et même pire, si nous croyons les avoir, si nous croyons qu’elles nous appartiennent, alors l’aventure est perdue d’avance.
Si nous faisons de suivre Jésus un projet comme construire une tour ou partir à la guerre, alors ce n’est certainement plus suivre Jésus. Nous devons renoncer à ce que suivre Jésus soit notre projet. Si projet il y a, c’est le projet que Dieu a conçu et développé pour nous, et c’est nous qui appartenons à ce projet et non lui qui nous appartient.

Pour finir pour aujourd’hui, je dirai que comme dans certains sports, dans la discipline « être disciple de Jésus », il y a des catégories de poids, et Jésus nous appelle à nous placer dans les poids légers pour se lancer dans l’aventure.
Mais je crois aussi qu’arriver à être dans les poids légers, débarrassés des liens qui nous enferment, c’est déjà l’aventure, c’est déjà marcher vers la liberté, avec Jésus.

Références

Références
1 Traduction Œcuménique de la Bible
2 Nouvelle Bible Segond
3 Mt 12, 46-50 ; Mc 3, 31-35 ; Lc 8, 19-21