Prédication du 5 octobre 2025
de Robert Philipoussi
Lectures : Ésaïe 25, 6-9 et Luc 10, 17-24
Lectures bibliques
Ésaïe 25, 6-9
6 Le Seigneur (YHWH) des Armées
fera pour tous les peuples, dans cette montagne,
un banquet de mets succulents,
un banquet de vins vieux,
de mets succulents, pleins de moelle,
de vins vieux, clarifiés.
7 Dans cette montagne,
il anéantira le voile qui voile tous les peuples,
la couverture qui couvre toutes les nations ;
8 il anéantira la mort pour toujours ;
le Seigneur Dieu essuiera
les larmes de tous les visages ;
il fera disparaître de toute la terre
le déshonneur de son peuple
– c’est le Seigneur qui parle.
9 En ce jour-là on dira :
C’est lui, notre Dieu
Nous avons mis notre espérance en lui
et il nous a sauvés.
C’est le Seigneur, en qui nous avons espéré :
soyons dans l’allégresse,
réjouissons-nous de son salut !
Luc 10, 17-24
17 Les soixante-douze disciples revinrent tout joyeux, en disant : « Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton nom. »
18 Jésus leur dit : « Je regardais Satan tomber du ciel comme l’éclair.
19 Voici que je vous ai donné le pouvoir d’écraser serpents et scorpions, et sur toute la puissance de l’Ennemi : absolument rien ne pourra vous nuire.
20 Toutefois, ne vous réjouissez pas parce que les esprits vous sont soumis ; mais réjouissez-vous parce que vos noms se trouvent inscrits dans les cieux. »
21 À l’heure même, Jésus exulta de joie sous l’action de l’Esprit Saint, et il dit : « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. Oui, Père, tu l’as voulu ainsi dans ta bienveillance.
22 Tout m’a été remis par mon Père. Personne ne connaît qui est le Fils, sinon le Père ; et personne ne connaît qui est le Père, sinon le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler. »
23 Puis il se tourna vers ses disciples et leur dit en particulier : « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez !
24 Car, je vous le déclare : beaucoup de prophètes et de rois ont voulu voir ce que vous-mêmes voyez, et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu.
Résumé de la prédication
Cette prédication médite sur le moment unique où Jésus exulte « au souffle sacré » (Luc 10,21), un verbe qui indique un bond de joie physique, bien plus intense qu’une simple émotion spirituelle. Le prédicateur souligne que cette exultation naît non d’un triomphe, mais de la révélation du Royaume aux “tout-petits”, comme ces disciples naïfs et sans pouvoir que l’Esprit rend capables de voir ce que les sages ignorent. En retraçant la dimension concrète des mots bibliques — souffle, relèvement, repas —, le texte invite à retrouver la matérialité et la vitalité de la Parole, trop souvent figée par le langage religieux. Reliant cet épisode à la prophétie d’Esaïe sur le voile levé et le banquet des peuples, la prédication y lit une réalisation charnelle de la révélation. Enfin, elle interroge notre époque : avons-nous encore part à ce souffle ? Sommes-nous de simples lecteurs, ou de ceux en qui un coin du voile se soulève pour voir, vivre et exulter à nouveau ?
Prédication
Ce qui est remarquable dans ce texte, c’est son verset 21.
À l’heure même, Jésus exulta de joie sous l’action de l’Esprit Saint
Il n’est pas seulement raconté ici que Jésus est “joyeux”, mais qu’il EXULTE : littéralement, qu’il exulte ! – on ne devrait d’ailleurs pas dire qu’il exulte de joie car le mot joie n’est pas dans ce passage précis.
L’ajout du mot joie ici est une licence de traduction, qui veut créer un parallèle avec la mention précédente que les disciples était revenus “ tout joyeux” de leur mission (qui consistait à de la chasse aux démons). C’est un peu comme cet ami que vous avez logé chez vous pendant vos vacances. À votre retour, vous constatez qu’il a repeint votre salon, pour vous faire la surprise, sans vous avoir prévenu. Ça te plait ? Vous n’osez rien dire. Si, demandez-lui de vous restituer votre salon originel.
Aucune raison d’ajouter quoi que ce soit au mouvement de Jésus.
Exulter, du latin ex (s) ultare SAUTER BONDIR qui traduit très bien le verbe grec qui décrit Jésus qui QUI BONDIT. Le verbe grec indique l’insistance et l’ampleur de ce mouvement
C’est presque aussi fort, toujours dans Luc, que lorsque un enfant, le futur Jean le baptiseur tressaille dans le ventre d’Elisabeth quand elle rencontre Marie. Mais ici, cela va plus loin, va plus plus haut, Jésus EXULTE.
Vous n’aviez jamais vu Jésus SAUTER, BONDIR et bien vous le voyez maintenant. Profitez en, c’est la seule fois du nouveau testament où il fait cela.
Qu’est ce qui le fait EXULTER, BONDIR ? – rien à voir avec un mimétisme de comportement face à la joie de ses disciples.
Une fois n’est pas coutume, je vais convoquer la fameuse et ancienne traduction CHOURAKI, qui n’est pas une traduction utilisable de façon courante mais qui a pour projet de réveiller les formulations anciennes – Chouraki traduit : IL EXULTE AU SOUFFLE SACRÉ.
Souffle sacré : autre traduction de l’ESPRIT SAINT. Esprit saint qui est la formule je pourrais dire pudique – dans le sens on ne voudrait pas se risquer à évoquer une quelconque matérialité de Dieu – mais en tous les cas religieusement correcte pour dire SOUFFLE SACRÉ.
Il y a bien d’autres termes des évangiles qui bénéficient de deux traductions, l’une religieuse et l’autre matérielle : je pourrais citer le baptême qui est un plongeon, la Cène qui est un souper, les apôtres qui sont des envoyés, les disciples qui sont des élèves, la pâque qui est le passage, la résurrection = un réveil, un relèvement, je pourrais aller jusqu’au terme de Christ ou de Messie qui signifie “ embaumé, oint”.
Une liste pour prendre garde à ce que cette superposition de traductions ne nous empêche pas, à jamais, de saisir, je dirais, une certaine matérialité des textes, ce qui pourrait avoir l’effet inattendu de nous enfermer dans une religiosité qui semble aller de soi alors que pas du tout. Quand aujourd’hui, vous dites baptême, les gens de cette époque auraient “plongeon”, voire sous-entendre “noyade”, quand aujourd’hui vous dites esprit, les gens d’une autre époque préféraient l’expression du “souffle”.
Les gens qui lisaient et entendaient le grec, le percevaient, le recevaient, cet esprit, comme un SOUFFLE, comme UNE RAFALE DE VENT, sacrée. Parce qu’un esprit, finalement on ne sait plus ce que c’est, et le mot SAINT lui aussi devient vague quand on oublie qu’il signifie SACRÉ, c’est à dire spécial, mis à part. MAIS SOUFFLE on le sait encore. SACRÉ, on le sait encore. On le dit encore « alors là pour moi, ça c’est sacré ». Le mot Saint n’est plus vraiment employé dans le langage courant, ou pour désigner quelqu’un qui finalement n’était pas un saint.
Oui, les évangiles étaient écrits dans un langage que les gens employaient, comprenaient, sentaient.
Pourquoi Jésus exulte-t-il ? Parce ce souffle vient de balayer un voile qui pesait sur tout le monde, qui obscurcissait tout le monde mais qui vient juste de se soulever au dessus des népioïs, c’est-à-dire, les petits enfants, mais vraiment petits, en fait ceux qui ne parlent pas, qui ne peuvent pas parler, ceux qui sont considérés comme des mineurs… , alors que ce voile, dit Jésus dans son exultation devant son Dieu, est toujours sur la tête des sages et des intelligents.
JÉSUS EXULTE, parce que soudainement, par la rafale de l’ESPRIT SACRÉ, il comprend cela. Je dirais mieux que lui-même est compris par cela, qu’il découvre, qu’il participe à cette mission de dévoilement… partiel.
Je fais une parenthèse avec cette affirmation : Jésus, tel qu’il est décrit, n’était pas un homme qui louait beaucoup. Nous avons ce texte, nous avons sa louange au moment où il assiste au relèvement de son cher ami Lazare, et puis nous avons son action de grâce au moment du dernier souper, qui est en l’occurence une louange rituelle. Et c’est tout. Juste pour dire quand vous voyez en permanence de la communication chrétienne axée sur l’exaltation de la louange, soyez avertis. Même dans le livret des Psaumes, seuls environ 40 psaumes sur les 150 sont de la louange pure, et les autres sont mixtes, et leur partie louange est très souvent corrélée à une demande, à une plainte, à une description de l’existence, ou à une critique sociale. Mais dans ce texte, oui, Jésus loue. Mais on ne pourra pas m’empêcher de voir dans cette louange-ci une certaine ironie.
“je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits” . C’est un trait d’ironie, une forme littéraire que d’ailleurs Luc maîtrise très bien. Mais il y a plus que de l’ironie.
Jésus en effet découvre sa mission du dévoilement au moment où il voit ses disciples revenir avec toute leur joie et leur fierté naïve; et après les avoir un peu corrigé, en leur disant qu’ils feraient mieux de réjouir d’être sauvés plutôt que de crânement se réjouir d’avoir été les plus forts à la chasse aux esprits malins, après les avoir ré orienté – peut -être pour que leur naïveté associée à un grand pouvoir ne se transforme pas en férocité – il comprend subitement que ce sont eux, ces disciples bravaches et joyeux, cette bande de Galiléens, qui sont ces nepiois, ces touts petits, ces minables , ces minus, en somme, qui ont le privilège ahurissant de regarder le ciel sans toute cette couverture pesante qui brouille la vue et l’entendement de tous ces sachants, qui, il y a encore un peu de temps leur disaient ce qu’ils devaient voir, penser, croire et faire. Et à propos de ces sages et intelligents, fonctionne ici un des traits réguliers de la Bible qui est la critique de tous ceux qui prétendent être supérieurs, par exemple dans le livre de Job : 5:13 Il prend les sages dans leur propre ruse
Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! Dit Jésus à ses disciples qu’il porte en très grande affection; beaucoup de prophètes et de rois ont voulu voir ce que vous-mêmes voyez, et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu. »
Non pas, parce qu’ils en étaient forcément incapables, comme on le comprend trop souvent, par habitude binaire, mais parce que, dans cette logique évangélique, encore une fois LE VOILE est toujours sur leur tête, n’a pas été balayé par le SOUFFLE SACRÉ comme il l’a été pour ces gens peu considérés.
C’est littéralement un texte APO-CALYPTIQUE, qui comme vous le savez bien, parle du dévoilement, de la révélation. Encore un mot qui, traduit religieusement, empêche de voir ce qu’il signifie.
Tout cela évidemment nous relie au texte d’ESAIE où le prophète après avoir décrit au chapitre 24 la catastrophe qui va s’abattre – et elle s’est abattue, sur le peuple de Juda : une catastrophe qui a un nom : LES ASSYRIENS, mais qui a aussi des causes : les tergiversations des Rois de Juda, leur surdité aux avertissements, leurs compromis stupides,
et l’acceptation de l’injustice comme une NORME… ESAIE après avoir raconté comment tous ces lieux de vie vont se transformer en déserts, en plaines infertiles, au chapitre suivant, le prophète,
ANNONCE : sur la Montagne, un banquet de mets succulents,
ANNONCE : l’anéantissement du voile qui voile tous les peuples, la couverture qui couvre toutes les nations,
ANNONCE l’anéantissement de la mort,
ANNONCE la disparition des larmes.
PROCLAME : la nécessité de se réjouir.
ESAIE est le prophète le plus cité dans le nouveau testament. Mais au delà de son écriture, l’aventure évangélique elle-même s’est vécue en partie comme la réalisation des prophéties d’ESAIE. Ce qui n’était qu’une fiction dans le plus mauvais sens de ce terme, que de la littérature dans le pire sens de ce terme est devenu, selon le point de vue de ceux qui ont écrits les évangiles, VRAI, réel, charnel, sensuel, comme ces mets succulents pleins de moelle, sensuelle comme doit l’être une littérature qui n’arrivant pas à rester tranquille, agit, bouge et fait bouger, et produit, des sentiments, des bouleversements, des catastrophes, de la conversion, comme de la PAROLE se faisant CHAIR, se faisant mouvement, comme celui de l’exultation de Jésus qui découvre dans ces disciples : ce petit peuple de la terre qui est la cible du dévoilement annoncé, prophétisé par ESAIE, après une terrible catastrophe de politique internationale.
Bien sûr la question que nous nous posons c’est, et nous ? Quand sommes nous ? Pour nous, il y a encore du voile, semble-t-il. Pour nous, plus de 2000 après ce grand mouvement d’EXULTATION AU SOUFFLE SACRÉ, y a t-il encore du souffle ?
Y a t-il encore de la possibilité pour que cette parole littéraire et prophétique ne se range pas dans notre placard à antiquités, mais qu’elle, se dérange, nous dérange et pourquoi pas nous fasse EXULTER ? Pour qu’elle agisse dans notre chair. Nous soulève ? Surtout dans cette actualité qui ne fait que ressasser de la pire des façons possibles les les conflits internes de la Bible entre ses pulsions nationalistes et ses espoirs universalistes.
Qui sommes nous ? Des simples lecteurs patients des textes, y cherchant de la sagesse supplémentaire pour notre quotidien ce qui est très respectable ou, mais pas forcément un « ou » exclusif, ou ces gens-là, ces tout petits pour qui UN COIN DE VOILE s’est soulevé pour qu’ils puissent être heureux de VOIR et pas simplement de considérer, d’intellectualiser, de conceptualiser, VOIR, dit le texte, la vérité en face ? Au delà du voile ? Que voulons nous finalement, considérer que la Cène est un simple rite communautaire, ce qu’il est d’un certain point de vue, ou pas exclusif : la réjouissance que la prophétie du banquet d’ESAIE se réalise. Réjouissance qu’elle était au départ : la fin des larmes, de la mort, du voile. Réjouissance d’être complètement réhabilités.
Ils l’ont réellement vécu et je crois profondément qu’ils ne sont pas trompés, nos frères et nos sœurs d’il y a plus de 2000 ans. Ils ont vécu le règne de Dieu et je ne m’explique pas trop comment, peut-être à coup de traductions un peu plates, en tous les cas, ce règne de Dieu, s’il existe encore, nous, nous nous en serions éloignés, nous nous en serions exilés… Je ne sais pas comment. En l’intériorisant sans doute, en le transformant en itinéraire spirituel et personnel au mieux ou en concept. Alors que la prophétie d’ESAIE était claire : un banquet de mets succulents, une réjouissance réelle d’avoir été sauvés, et de n’avoir pas espéré en vain.