Prédication du 16 novembre 2025

de Samuel Amédro

Lecture : Luc 16, 19-31

Lecture biblique

Luc 16, 19-31

19 Il y avait un homme riche qui était vêtu de pourpre et de fin lin, et qui chaque jour menait joyeuse et brillante vie.
20 Un pauvre couvert d’ulcères, du nom de Lazare, était couché à son portail ;
21 il aurait désiré se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; même les chiens venaient lécher ses ulcères.
22 Le pauvre mourut et fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche aussi mourut et fut enseveli.
23 Dans le séjour des morts, il leva les yeux ; et, en proie aux tourments, il vit de loin Abraham et Lazare dans son sein.
24 Il s’écria : Père Abraham, aie pitié de moi, et envoie Lazare, pour qu’il trempe le bout de son doigt dans l’eau et me rafraîchisse la langue ; car je souffre dans cette flamme.
25 Abraham répondit : (Mon) enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie et que de même Lazare a eu les maux, maintenant il est ici consolé, et toi, tu souffres.
26 En plus de tout cela entre nous et vous se trouve un grand abîme afin que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous ne puissent le faire, et qu’on ne parvienne pas non plus de là vers nous.
27 Le riche dit : Je te demande donc, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père ;
28 car j’ai cinq frères. Qu’il leur apporte son témoignage, afin qu’ils ne viennent pas aussi dans ce lieu de tourment.
29 Abraham répondit : Ils ont Moïse et les prophètes ; qu’ils les écoutent.
30 Et il dit : Non, père Abraham mais si quelqu’un des morts va vers eux, ils se repentiront.
31 Et Abraham lui dit : S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, ils ne se laisseront pas persuader, même si quelqu’un ressuscitait d’entre les morts.

Prédication

Quelques précisions de départ :

Notre parabole est une fiction mythologique. Cette histoire racontée par Jésus n’est ni une description de l’enfer et de ses souffrances, ni un discours consolateur sur la justice divine qui vengerait les petits par une rétribution post-mortem, ni un plaidoyer pour la lutte des classes. La parabole fait fond sur un imaginaire social qui fonctionne naturellement (on peut d’ailleurs s’étonner de la permanence de ce schème à travers les âges et les civilisations) : les riches sont des prédateurs égoïstes qui ne voient pas la réalité de la vie et la souffrance des invisibles. Mais on repère tout de suite quelques dissonances qui ne collent pas avec la réalité. Ici on ne connaît pas le nom du riche alors que dans le monde réel tout le monde connaît les noms des très riches… Nous le savons tous, avec l’argent vient la célébrité… Pas ici. Dans la parabole, on ne connaît que ce qu’il donne à voir : son apparence (ses vêtements) et son attitude (son arrogance, son indifférence et son égoïsme) et son mode de vie festif et tapageur. En revanche, on sait tout du pauvre : son nom, sa maladie, ses plaies… Le narrateur nous met littéralement le nez dedans, jusque dans le détail tout à fait dégoutant des chiens qui lèchent les ulcères… Dans la réalité, tout le monde détourne les yeux des SDF que l’on croise dans la rue. La parabole nous force à regarder et cherche à activer nos souvenirs personnels de dégoût : je me souviens d’avoir vécu un camp de jeunes en Égypte et d’avoir travaillé dans une léproserie… Se faire embrasser par un lépreux, même en sachant que ce n’est pas contagieux, provoque immanquablement ce frisson répulsif dans un mouvement instinctif de recul. Notre parabole est intentionnellement conçue pour susciter en nous d’une part de la compassion pour ce pauvre Lazare en créant une proximité avec lui, comme s’il faisait partie des nôtres, et d’autre part de l’indignation mâtinée de jalousie pour la vie de ce riche qui mène grand train… Et ce jusqu’à l’absurde : demander à Abraham d’envoyer le pauvre pour aider le riche dans une inversion scandaleuse de ce qui devrait être fait (envoie Lazare, pour qu’il trempe le bout de son doigt dans l’eau et me rafraîchisse la langue) !

Le fossé qui sépare les riches et les pauvres (situation constante et bien réelle) est mis en scène. La fiction est utilisée pour provoquer une prise de conscience. Elle crée un choc afin d’ébranler cette faculté que nous avons tous de nous aveugler, de refuser de voir ce qui est à notre porte. Ici on parle de la misère, mais nous pourrions tout autant évoquer la catastrophe écologique, la montée des extrémismes, le lent amenuisement de notre Église… De fait, c’est vrai, nous refusons de voir la réalité quand elle nous est désagréable. Tous, nous préférons fermer les yeux sur ce qui nous dérange. Sans même en avoir conscience nous nous racontons des histoires, nous nous enfermons dans nos bulles, dans notre passé, nous préférons rester entre nous pour ne pas être dérangés par la réalité. La parabole peut nous aider à analyser ce blocage.

Le refus ou l’incapacité d’entendre les cris et les appels au secours du pauvre Lazare pointe en direction de l’égoïsme de celui qui ne se pense pas concerné par la situation. Cette sécheresse du cœur de celui qui a tout, met a contrario en lumière une possible et nécessaire compassion, l’art de « souffrir avec », de sentir ce que l’autre ressent, de se mettre à sa place. Petit test : réussirons-nous à nous mettre dans la peau du riche ? Comment accueillons-nous son rejet définitif, le fossé infranchissable ? Sommes-nous capables de nous réjouir pour lui comme le fait Evagre le Pontique (père de l’Église du IVe siècle) qui remarque qu’en perdant tout espoir pour lui-même (même celui d’une goutte d’eau) le riche s’ouvre à la compassion de ses frères… et sera sauvé dans l’apocatastase (toute créature de Dieu sera en définitive guérie, restaurée par Dieu). Nous vivons à l’heure de ce qu’on appelle l’intersectionnalité qui postule la coalition des souffrances : chacun parle de sa souffrance et sa différence et la porte comme un étendard : les femmes, les jeunes, les noirs, les blancs, les chrétiens, les juifs, les musulmans… Coalition du même dans des micro-communautés qui se ressemblent. Un rôle possible des chrétiens consisterait justement à essayer de recoudre du commun, du « sentir ensemble », de la communauté, du lien avec des gens différents de nous. Pour nous donner de bonnes raisons pour continuer de vivre ensemble sans sombrer dans la barbarie qui guette à nos portes. Nous avons besoin les uns des autres pour vivre : en cercles concentriques, les jeunes et les vieux, des paroisses entre elles, les confessions chrétiennes, les religions, les humains, les animaux, le Vivant… Notre modernité occidentale s’est construite sur la démarche scientifique cartésienne qui sépare et dissèque pour comprendre… L’heure est sans doute venue de nous ouvrir à une démarche holistique qui comprend le monde comme un système interdépendant où tout est relié voire tout est déterminé par des règles de causalité qui rendent les choses prévisibles. Ce n’est pas une élucubration poétique. L’interdépendance du réel est prouvée par la théorie du chaos (un battement d’aile de papillon…) et confirmée par la physique quantique qui démontre l’intrication des particules même séparées dans l’espace. La distance n’aide pas à comprendre, voilà la vérité. Il faut s’approcher pour ressentir de l’intérieur, se faire le prochain de l’autre comme dans la parabole du Bon Samaritain. Notre rôle ? Proclamer la communauté du vivant, l’unité fondamentale du Vivant. Nous ne sommes pas au-dessus des autres créatures mais au service d’un monde dont nous sommes totalement partie prenante. On vit ensemble ou on meurt ensemble, dit la chanson. Comme le disait MLK : « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots. »

Mais voilà, on connaît le problème, on connaît la solution… et pourtant on ne prend pas la bonne décision. Le blocage persiste et la situation n’évolue pas. Pourquoi ? Qu’est-ce qui provoque non seulement cet aveuglement mais aussi ce blocage, notre incapacité à changer le cours des événements. Tel un train lancé à grande vitesse, nous savons que nous allons droit dans le mur et nous détournons les yeux. C’est exactement ce que Pascal appelait le « divertissement ». Sans aucun doute les vêtements de pourpre et de fin lin, de celui qui chaque jour menait joyeuse et brillante vie relèvent de ce phénomène de divertissement…  Je voudrais vous raconter une histoire que j’ai reçue par mail et qui illustre parfaitement ce dont je parle maintenant. C’est le compte-rendu d’une conversation, paraît-il tout à fait réelle captée sur le canal 106, fréquence des secours maritimes de la côte du Finistère de Galice (Espagne), entre des galiciens et des nord-américains…

  • Galiciens (bruit de fond) : Ici A-853, merci de bien vouloir dévier votre trajectoire de 15° au sud pour éviter d’entrer en collision avec nous. Vous arrivez directement sur nous à une distance de 25 milles nautiques.
  • Américains (bruit de fond) : Nous vous recommandons de dévier vous-mêmes votre trajectoire de 15° nord pour éviter la collision.
  • Galiciens : Négatif ! Nous répétons : déviez votre trajectoire de 15° sud pour éviter la collision.
  • Américains (une voix différente de la précédente) : Ici le capitaine ! Le capitaine d’un navire des États-Unis d’Amérique. Nous insistons, déviez votre trajectoire de 15° nord pour éviter collision.
  • Galiciens : Négatif ! Nous ne pensons pas que cette alternative puisse convenir, nous vous suggérons donc de dévier votre trajectoire de 15° sud pour éviter la collision.
  • Américains (voix irritée) : Ici le capitaine Richard James Howard, au commandement du porte-avions USS Lincoln de la Marine Nationale des États-Unis d’Amérique, le 2d plus gros navire de guerre de la flotte américaine ! Nous sommes escortés par 2 cuirassiers, 6 destroyers, 5 croiseurs, 4 sous-marins et de nombreuses embarcations d’appui. Nous nous dirigeons vers les eaux du Golfe Persique pour préparer les manœuvres militaires en prévision d’une éventuelle offensive irakienne. Nous ne suggérons pas, nous vous ordonnons de dévier votre route de 15° nord ! Dans le cas contraire, nous nous verrions obligés de prendre les mesures qui s’imposent pour garantir la sécurité de cette flotte et de la force de cette coalition. Vous appartenez à un pays allié membre de l’OTAN et de cette coalition, svp obéissez immédiatement et sortez de notre trajectoire.
  • Galiciens : C’est Juan Manuel Salas Alcantara qui vous parle. Nous sommes deux personnes, nous sommes escortés par notre chien, par notre bouffe, 2 bières et 1 canari qui est actuellement en train de dormir. Nous avons l’appui de la radio de la Corogne et du canal 106 « Urgences Maritimes ». Nous ne nous dirigeons nulle part, dans la mesure où nous vous parlons depuis la terre ferme. Nous sommes dans le phare A-853 au Finistère de la côte de Galice. Nous n’avons strictement aucune idée de la position que nous occupons au classement des phares espagnols. Vous pouvez prendre toutes les mesures que vous considérez opportunes car nous vous laissons le soin de garantir la sécurité de votre foutue flotte qui va se ramasser la tronche contre les rochers ! C’est pour cela que nous insistons à nouveau et nous vous rappelons que le mieux à faire, le plus logique et le plus raisonnable serait que vous déviiez votre trajectoire de 15° sud pour éviter de nous rentrer dedans !
  • Américains : Bien reçu, merci……………… !

Quand même les arguments les plus puissants, même les preuves sont sous nos yeux, nous restons paralysés comme un lapin dans les phares. Le philosophe Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé) pense que pour changer de direction, il faudrait se sentir directement concernés et que tant que la catastrophe n’est pas ressentie comme étant déjà là, effective, concrète, on ne changera rien. C’est aussi ce que pensent les collapsologues Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes.) La parabole contredit cette manière de voir. Pour elle, aucun argument aussi puissant soit-il ne pourra nous faire changer d’avis.  La loi et les prophètes ne servent à rien. La peur de l’enfer ne sert à rien. Les menaces et les avertissements n’ont aucun poids. Les preuves ne servent à rien. Même la résurrection d’un mort (entendez voir Jésus ressuscité ici et maintenant) n’y change rien. En ce sens la parabole désespère toutes les bonnes volontés et nous pousse dans nos retranchements. Les disciples, ayant entendu cela, furent très étonnés, et dirent : Qui peut donc être sauvé ? Jésus les regarda, et leur dit : Aux hommes cela est impossible, mais à Dieu tout est possible (Mt 19,25-26). Parce qu’on ne change pas son cœur soi-même. Le problème n’est ni scientifique ni psychologique, il est spirituel : on est converti par Dieu. Lui seul peut changer nos cœurs.

  • Dans un monde habité par la méfiance vis à vis de l’incroyable, quand la raison se pose en seule norme du possible, il nous appartient de remettre de la foi en ce Dieu de l’impossible. C’est un enjeu spirituel majeur que de porter cette Bonne Nouvelle : Dieu est plus grand que nous et que toutes nos petitesses. Seule la foi sauve !
  • Dans un monde où règne la fake-news et la post-vérité, quand la déraison emporte tout sur son passage et conteste tous les lieux d’autorité et de confiance (les religieux, les politiques, les scientifiques, les professeurs, les journalistes) : il nous appartient de remettre de la confiance dans l’autre, remettre du commun dans un monde de soupçons exacerbés, de méfiance généralisée et de complotisme caractérisé. Seul l’amour est nécessaire ! Voilà la vérité.
  • Quand la peur du lendemain nous amène à essayer de résister au changement, quand on reste pétrifiés en statues de sel, crispés sur le passé : il nous appartient de remettre de l’espérance et de la confiance dans l’avenir, dans la possibilité qu’il y ait un demain ensemble. Seule l’espérance peut nous aider à construire demain !

Maintenant donc ces 3 choses demeurent : la foi, l’espérance et l’amour. Mais la plus grande, c’est l’amour. (1 Co 13,13)