Prédication du 29 mars 2024

Culte du Vendredi Saint

de Dominique Hernandez

Lecture : Marc 15, 42-47

Lecture biblique

Marc 15, 42-47

42 Le soir était déjà là, et comme c’était le jour de la Préparation — la veille du sabbat —
43 Joseph d’Arimathée, un membre honoré du conseil, qui attendait lui aussi le règne de Dieu, arriva. Il osa se rendre chez Pilate pour demander le corps de Jésus. 
44 Etonné qu’il soit déjà mort, Pilate fit appeler le centurion et lui demanda s’il était mort depuis longtemps. 
45 Renseigné par le centurion, il donna le corps à Joseph. 
46 Celui-ci acheta un drap, descendit Jésus de la croix, l’enveloppa avec le drap et le mit dans un tombeau taillé dans le roc, puis il roula une pierre contre l’entrée du tombeau. 
47 Marie-Madeleine et Marie, mère de José, regardaient où on l’avait mis.

Prédication

Il est mort. C’est fini, c’est terminé.
Enfin, pas tout à fait.
Il reste le corps, un corps mort, le corps d’un mort, le corps d’un homme qui était vivant. Ce n’est pas rien.
Alors il reste quelque chose à faire. La mort est affaire des vivants, et cet ‘’à faire’’ tient d’abord au corps mort.
Les romains ne s’embarrasseraient pas beaucoup à ce sujet. Les cadavres des suppliciés restent suspendus sur la croix un certain temps, et ensuite ils sont abandonnés aux oiseaux, aux bêtes, ou à la fosse commune. La condamnation à mort vaut aussi pour l’après de la mort, l’opprobre se prolonge dans l’absence de soins, de dignité, de respect sauf si la famille le réclame et si le pouvoir le permet. Le gouverneur romain d’une province éloignée dispose à ce sujet d’une latitude certaine. Et Pilate n’est pas persuadé que Jésus ait été coupable de quoi que ce soit.
Dans le judaïsme, c’est autre chose, le risque d’impureté prime, alors l’ensevelissement est une nécessité impérieuse. Les cadavres des suppliciés sont ensevelis le jour-même (Dt 21,22-23). Même ceux qui sont morts de la mort des maudits, pendus au bois, sont mis dans une sépulture réservée aux condamnés, ce qui n’était pas un ensevelissement honorable. Mais il s’agit de préserver la terre et les vivants de l’impureté, et d’agir rapidement, particulièrement la veille du sabbat qui interdit de remettre la tâche au lendemain, il faudrait attendre le jour d’après, c’est trop long. Le commandement de l’ensevelissement des morts ne souffre pas de délai.
Ce n’est pas fini, ce n’est pas terminé, il faut ensevelir le corps de Jésus.

Mais les disciples sont partis, la famille est absente. Dieu n’est pas intervenu et Jésus a crié la douleur et l’incompréhension avant de crier à la fuite de la vie.
Jésus est mort seul, abandonné, manque sur manque, vide sur vide. L’évangéliste Marc ne préserve rien ni personne devant la brutalité, la mort, la fin, le vide. Son récit est d’une sécheresse si nette qu’il est impossible d’échapper, d’adoucir, de différer, de respirer autrement que dans ce rythme strict et aride.
Il faut ensevelir le corps mais ce n’est pas une tâche que peuvent accomplir les femmes qui le suivaient, qui le servaient, et qui regardent, de loin.

Dans le vide ouvert par l’absence de la famille et des disciples, survient Joseph d’Arimathée, inconnu, inattendu, et bien présent. Joseph d’Arimathée, le Joseph de l’évangile de Marc qui ne mentionne jamais d’époux à Marie la mère de Jésus, seulement la mère, les frères et sœurs. Joseph d’Arimathée est un membre honoré du conseil, c’est-à-dire certainement un membre du sanhédrin, ce sanhédrin dont Marc a pourtant indiqué précédemment qu’il avait été unanime dans la condamnation de Jésus. Mais Joseph attendait le règne de Dieu, une expression qui le rapproche de la prédication de Jésus, suffisamment pour donner à penser que peut-être un membre du sanhédrin n’adhérait pas entièrement à l’accusation contre Jésus – Luc l’écrira clairement dans son évangile. Avec Marc, questionner les apparences et les évidences est un chemin ouvert aux lecteurs, aux disciples, aux croyants.
Quelques soient ses motivations : piété du judaïsme, peut-être foi en la parole de Jésus, Joseph ose demander à Pilate le corps du crucifié. Joseph prend ses responsabilités et il fait preuve de courage, même si comme membre du sanhédrin l’accès à Pilate lui est facilité. Car c’est Pilate qui a livré Jésus pour qu’il soit crucifié. Joseph demande le corps, le corps d’un mort qui était vivant tout comme lui, Joseph, est un corps vivant. Mais ce commun est supérieur à la simple considération d’espèce humaine, il est tissé de l’histoire et de la foi d’Israël et de confiance et d’espérance pareillement orientée : vers le Règne qui vient. Il suffit d’un homme seul pour ne pas laisser le vide et l’absence prendre le dessus, pour y remettre de l’humanité et de la foi et ce n’est jamais dérisoire.
Pilate, pour sa part, lui accorde le cadavre, et ce mot signale que Pilate donne la prééminence à la mort : c’était la condamnation, à mort, et pour le gouverneur romain, le dernier mot. Seule la mort lui importe et donc vérifier que le mort est bien mort. Le centurion qui le renseigne est celui qui a confessé que l’homme crucifié était vraiment Fils de Dieu. Dans la brève enquête factuelle du gouverneur romain, une trouée, un débordement à travers l’écoute ou la lecture, et Marc invite à discerner ce qui n’est pas visible dans les occupations, les urgences, les rituels, l’ordinaire.

Le récit se hâte, enchaîne les verbes, il faut faire vite avant le début du sabbat, les aromates ne sont pas indispensables… Et puis Jésus n’avait-il pas été déjà oint d’un parfum précieux à Béthanie ? Joseph pare au plus pressé pour un ensevelissement honorable mais sans plus : il acheta un drap, descendit Jésus de la croix, l’enveloppa du drap, le mit dans un tombeau taillé dans le roc et roula une pierre devant l’entrée du tombeau. Le minimum, une écriture minimum, une réalité minimum qui met d’autant plus en évidence l’absence des proches.
Marie de Magdala et l’autre Marie observent tout cela avec attention.
Grâce à Joseph, le surlendemain se prépare pour elles, elles sauront où aller.

Ce que Joseph accomplit sous le regard des femmes, c’est ce que font les vivants après la mort pour que la mort soit un peu mise à distance, pour maintenir l’écart entre la mort et les vivants. Ensevelir le mort, c’est préparer un lieu pour le temps de la mémoire et aussi préparer un lieu où le corps ne bougera pas mais d’où les vivants pourront repartir. C’est préparer un lieu pour que les vivants continuent à vivre ailleurs que dans la mort, sous la mort.
Un mort reste mort, le tombeau le signifie, et en cela il indique l’absence, il marque le manque, ce manque qui troue encore et encore les existences au fil du temps. Mais en même temps, lieu de souvenirs, le tombeau rappelle ce que les vivants doivent au mort, ce qui les constitue de leurs relations passées avec lui, ce qu’ils ont reçu et qui a participé à leur construction d’être.
Vivre ailleurs et autrement que sous la mort, éveiller et entretenir une gratitude : cette profonde dimension spirituelle est conjointe à la conscience de la réalité de la mort et du deuil, une réalité prise très au sérieux dans les Écritures.

Peut-être Marie de Magdala et l’autre Marie pensent-elles au manque et au souvenirs en regardant Joseph rouler une pierre devant l’entrée du tombeau : il n’y a plus rien mais il n’y a pas eu rien. Tous les souvenirs qu’elles apporteront le surlendemain au tombeau, tous les souvenirs qu’elles ont de Jésus sont autant liés au chagrin, aux regrets, à la déception peut-être, qu’à leur réalité de femmes vivantes. Alors peut-être que ce n’est pas fini, que ce n’est pas terminé. Il se peut que le souvenir ne soit pas une chappe qui écrase mais une dynamique pour le présent. Il se peut que la fidélité ne soit pas la conservation immuable et obstinée du passé mais le terreau d’un nouveau.
Alors il est bon qu’elles soient deux ces femmes, celles qui ne sont pas parties, celles qui observent, celles qui savent déjà qu’elles reviendront le surlendemain. Cela est bon car devant un tombeau, devant le manque de celui qui est mort, une alliance entre les vivants peut être nouée, entre vivants manquants, incomplets, conscients de leur finitude et qui parfois se demandent pourquoi Dieu les a abandonnés, les vivants que frôle parfois cette solitude qui est sentiment de ne plus compter pour personne.

Mettre le corps au tombeau, c’est assumer que cette mort est irréparable. Il n’y aura pas de nouvelle naissance, le corps retournera à la poussière. Il n’y aura pas de reprise comme pour la fille de Jaïrus, pour Lazare ou pour le fils de la veuve de Naïn.
Seulement, il y a un homme, sa piété, sa bonté, son courage, ce qu’il fait.
Il y a deux femmes, leur fidélité, leur persévérance, leur attente.
Eux trois préparent un surlendemain de deuil, un surlendemain dont ils ne peuvent imaginer qu’il sera autrement que coulé dans le rite, baigné de larmes, oscillant entre désespoir et regrets, entre reconnaissance envers le mort et acquiescement au manque.
Eux trois font signe, signe de la limite entre la vie et la mort, signe que la vie peut continuer comme vie des vivants.
Avant le surlendemain, avant le tombeau vide, il y a le tombeau plein, plein de manque, d’absence, de ce qui a disparu, un lieu véritable dans nos existences et il se peut même qu’il y en ait plusieurs. Et Marc invite à les reconnaître, afin qu’il puisse y avoir pour nous un surlendemain.