Prédication du 27 novembre 2022

de Dominique Hernandez

La frontière

Lecture : Galates 3, 26-28

Lecture biblique

Galates 3, 26-28

26 Car vous êtes tous, par la foi, fils de Dieu en Jésus-Christ. 
27 En effet, vous tous qui avez reçu le baptême du Christ, vous avez revêtu le Christ. 
28 Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ. 

Prédication

Il n’y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, (vous êtes tous un en Jésus-Christ).
Nous pouvons poursuivre l’énumération : il n’y a plus ni jeunes ni vieux, ni malades ni bien-portants, ni employés ni cadres ni patron, ni pauvres ni riches, ni citoyens du pays ni étrangers exilés ou migrants, etc…
Et pourtant il y en a.
Il y a des juifs et des grecs, c’est-à-dire en termes plus actuels, différentes manières de penser le monde et le sens de l’existence et de les incarner.
Il y a des esclaves et des hommes libres, c’est-à-dire différentes manières d’être considéré dans une société donnée, différentes manières d’être assigné à un destin dont il est bien difficile de s’émanciper selon qu’on est né dans tel ou tel lieu, dans telle ou telle famille.
Il y a des hommes et des femmes, deux manières d’être humain pour l’humanité, et seulement parce que les unes mettent les enfants au monde et pas les autres sans lesquels pourtant un enfant ne peut pas naître. Deux manières déclinées dans la grande majorité des sociétés en subordination des unes par rapport aux autres, en domination des uns sur les autres.
Il y a des caractéristiques et donc des différences constitutives ou structurantes de l’humanité et des sociétés, et aussi des identités telles que nous les recevons, les subissons ou les construisons, tout ce que nous disons de nous, en plus de notre nom, en nous présentant aux autres.
Et pourtant écrit Paul : vous êtes enfants de Dieu, alors vous êtes tous un en Jésus-Christ.
En Jésus-Christ, toutes ces différences sont transcendées en une unité.
Disons-le tout de suite, cette unité ne consiste pas du tout en une fusion dans un grand tout divin où disparaîtrait toutes les caractéristiques des personnes, où serait effacée la singularité de chacun.
Cette unité n’est pas non plus l’uniformité d’un « tous pareils, tous les mêmes » illusoire et aveuglant qui ne reposerai que sur la peur des différences et des distinctions.
Cette unité proclamée n’est pas non plus le slogan d’un grand élan d’émotions qui couperait la pensée de l’unité, de l’humain, de son travail et même de son devoir.
Ce Un, cette unité est celle d’une égalité de dignité : tous enfants de Dieu.

Paul est très ferme vis-à-vis des Galates : les hiérarchies, les discriminations, les conditions imposées aux uns par les autres ne peuvent plus être des facteurs d’inclusion, d’exclusion ou de domination dans l’assemblée des croyants. Car : vous tous qui avez reçu le baptême, vous avez revêtus le Christ.
Il ne faudrait pas conférer au baptême un pouvoir particulier : il est le signe dans l’Église de la reconnaissance humaine de la reconnaissance divine, le signe de la réponse personnelle à la grâce inconditionnelle qui réoriente l’existence selon ce que Jésus-Christ ouvre d’avenir pour une vie libérée des classements et des jugements du monde. Le baptême est le signe de l’œuvre de Dieu, en Jésus-Christ, pour le baptisé, mais cette œuvre ne dépend pas du baptême, elle est aussi et déjà réalisée pour celles et ceux qui, dans l’Église, ne sont pas baptisés, et même, je le crois, pour celles et ceux qui ne sont pas croyants.
Pour Paul, comme pour les évangiles qui en témoignent autrement que l’apôtre, Jésus-Christ ne s’arrête pas aux différences humaines. Il les traverse, même celle qui sépare la mort de la vie, les morts des vivants. C’est bien ce que signifie la résurrection, qu’aucune limite n’est infranchissable pour la transcendance que nous nommons Dieu. C’est l’œuvre de transformation du Christ en chacun que de l’aider à dépasser le monde des différences toujours prétextes à l’exclusion, à l’inégalité, à l’exercice d’un pouvoir, pour considérer chacun dans sa dignité d’enfants de Dieu, sa dignité d’humain que Dieu espère. Ainsi les différences deviennent indifférentes parce qu’elles ne sont en rien déterminantes au regard de l’Évangile.

Bien sûr il ne s’agira pas de réserver ce regard nouveau, cette compréhension nouvelle, cette manière d’être aux seuls chrétiens. L’Évangile est à destination de tous, il ne crée pas de ségrégation. Dans l’épitre aux Galates, Paul se réfère à Abraham, avant Moïse, avant la Loi, pour justement pouvoir embrasser la dimension universelle de la promesse et du don de Dieu.
La vérité du divin n’est contingente à aucun des critères qui structurent le monde et les sociétés humaines, pas plus que la vérité de la grâce n’est réservée à quelques-uns.
Les différences constitutives des êtres humains et de leurs groupes n’ont ni le premier ni le dernier mot sur personne et cela est la Bonne Nouvelle. Et quoi qu’il arrive dans notre existence d’échec, de rupture, de maladie, de malheur, quoi que nous fassions de bon ou de mauvais, d’erreurs, de violence ou de créativité, nous restons revêtus de cette dignité, nous restons considérés de cette manière, nous restons bénéficiaires de la grâce.

Ce qui est très différent de ce que les religions offrent et de ce qui est communément attendu d’elles : une réponse aux nombreux « pourquoi » de la vie, une consolation dans l’épreuve, un modèle idéal auquel s’identifier…
L’Évangile, affirme Paul, c’est le surgissement d’une dimension nouvelle dans laquelle ce qui fait la valeur de l’humain est indépendant de ses conditions d’être et de vie.
C’est donc une nouvelle conscience de soi-même : rien de ce qui est inné ou acquis ne conditionne l’adoption par Dieu qui saisit la personne entière, son origine, son âge, sa culture, son sexe, son état de santé, sa profession, ses malheurs, ses échecs…
Une conscience de soi libérée de ces considérations permet de porter un regard sur autrui libéré de ces mêmes considérations. Ainsi nous témoignons de l’Évangile.

Nous témoignons de l’Évangile en ne laissant pas les frontières déterminer la place et la valeur de l’humain.
Car c’est un problème de frontière qui pousse Paul à écrire, celle que les Galates pensent devoir instaurer entre chrétiens d’origine juive et chrétiens d’origine païenne, parce que ceux-là, il faudrait les circoncire pour qu’ils puissent devenir vraiment chrétiens. Sinon, dehors. De l’autre côté de la frontière de la circoncision, du côté du dehors.
Ce pourrait être une autre frontière, celle entre esclave et homme libre, celle entre homme et femme ou toute autre ligne de démarcation servant à accueillir ou à exclure, à dominer ou à reconnaître comme un égal. Car la loi sert à établir des frontières qui structurent la vie quotidienne et règlent les places et les relations de chacun.
Cette expérience même nous façonne profondément, même si ce n’est pas la Loi de Moïse qui structure notre manière d’être au monde, mais d’autres lois, codes, règles, critères de reconnaissance ou d’exclusion dont nous n’avons pas toujours conscience tant nous y baignons depuis toujours, tant ils nous imprègnent.
Et il ne suffit pas de repousser les frontières, de les reculer à l’aide de nouveaux critères, de faire des concessions, des assouplissements ou des aménagements. Lorsque l’Église Réformée de France a commencé à ouvrir le ministère pastoral aux femmes, elles devaient rester célibataires…

L’Évangile, c’est Pâques, la résurrection du crucifié, une manière de d’annoncer que le Dieu de Jésus-Christ ne fait acception de personne comme Paul l’écrit dans l’épitre aux Romains (Rm 2,11). Que Pâques soit devenu vérité pour lui a transformé sa compréhension de Dieu, de lui-même et du monde. Pâques, c’est ce surgissement de la conviction intérieure et bouleversante que ce que je suis ne tient pas à ce que je suis mais à ce que la grâce de Dieu déclare que je suis : enfant de Dieu.
Nous sommes plus que ce que nous sommes à travers tout ce qui fait notre identité mondaine, et c’est ce plus qui nous fonde.
Nous avons revêtu le Christ, ou encore, un peu avant, dans la même épitre aux Galates, Paul a écrit : ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi (Ga 2,20). Une expression qui semble démesurée, peut-être prétentieuse, mais c’est ainsi, avec l’image du Christ comme vêtement revêtu, avec l’image du Christ vivant en lui et en chaque croyant, que Paul rend compte de l’amour inconditionnel que Dieu porte en Christ à chacun des humains, un amour qui les crée comme ses enfants, une métaphore d’origine et de reconnaissance, un sens et un élan.
Le Christ, c’est cet amour vivant qui transforme celui ou celle qui ne se réduit plus à son identité mondaine mais l’élargit, aussi dans le sens d’une libération des frontières déterminantes et contraignantes.

Bien sûr, il y a des hommes et des femmes, des esclaves et des hommes libres, des juifs et des grecs, des jeunes et des vieux, des malades et des bien portants, des riches et des pauvres, des citoyens et des étrangers… mais plus que tout cela, il y a la fraternité dans l’universalité de la promesse à Abraham : tous les clans de la terre seront bénis en toi (Gn 12,3). L’universalité est exposée à toutes les différences car aucune ne la limite et chacune est un moyen de comprendre et d’accéder à l’universel, ce qui, comme l’écrit le philosophe Alain Badiou dans son formidable livre sur Paul, est toujours comme une grâce !
Reconnaissance et égalité de dignité, pour tous, un « pour tous » non négociable, sans demi-mesure, qui implique le refus du jugement d’autrui sur le motif de sa ou de ses différences. C’est l’effet de Pâques, c’est ainsi que sont transformés intérieurement celles et ceux pour qui Pâques devient vérité dans leur existence. Ainsi, nous témoignons de l’Évangile.
Nul besoin de manifestations de puissance, ni de mener des vies remarquablement exemplaires : seulement ce regard ouvert, cette intelligence transformée, cette conscience de soi et d’autrui éveillée.

Une conscience éveillée par une autre instance que soi-même qui offre la possibilité de se comprendre depuis le regard de Dieu, depuis la grâce de Dieu, depuis l’amour de Dieu qui est le Christ, là où se tisse la fraternité. En quelque sorte, comme l’écrit le professeur François Vouga dans son livre « Moi, Paul », la frontière ne passe plus entre nous, mais elle passe à l’intérieur de chacun de nous, entre ce que nous avons chacun en nous de critères, de spécificités, de caractéristiques humaines et mondaines, et ce regard, cette présence du Christ en nous qui nous donne de ne pas être enfermés dans ces caractéristiques.
Nous pourrions aussi aujourd’hui en cette fête de l’Amitié, parler d’amitié plutôt que de fraternité, en ce que l’amitié est une des formes de la reconnaissance de l’autre, de la solidarité avec lui, du refus de le juger et de l’enfermer dans une catégorie. Cette amitié qui nous conduit à nous comporter en amis de celles et ceux qui entrent ici, sans leur imposer de réciprocité, sans non plus attendre d’eux qu’ils soient des amis intimes à qui on confie ses peines et ses secrets, sans attendre d’eux qu’ils restent comme certains amis des réseaux sociaux dont on n’attend, à travers l’approbation ou le commentaire élogieux, que la confirmation que nous valons bien quelque chose.
Nous rencontrons parfois l’expression « amitié fraternelle » pour exprimer cette relation envers autrui qui est ancrée du côté du regard de Dieu, du côté de l’unité dans l’égale dignité, une relation offerte sans condition, ce qui nous expose à l’incompréhension, la méfiance ou le mépris, et même à la violence.
Mais c’est ainsi nous témoignons de l’Évangile, ici et ailleurs.

Comme nous en témoignons chaque fois que nous veillons, protestons, luttons

contre les frontières qui deviennent prétexte à l’esprit de clan, nationalisme et intégrisme de toutes sortes,
contre tout esprit qui prend prétexte des différences pour réduire l’autre à moins que soi.

Il n’y a plus ni juif, ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme,
ni ceux du Nord ni ceux du Sud, ni ceux de l’Orient ni ceux de l’Occident,
ni riche ni pauvre, ni citoyen du pays ni étranger…
Nous sommes tous un en Jésus-Christ.