Prédication du 26 octobre 2025

d’Hadrien Oléon-Perrin

La surabondance… pour quoi faire ?

Lecture : Jean 2, 1-12

Lecture biblique

Jean 2, 1-12

1 Trois jours après, il y eut des noces à Cana en Galilée. La mère de Jésus était là,
2 et Jésus fut aussi invité aux noces avec ses disciples.
3 Le vin ayant manqué, la mère de Jésus lui dit : Ils n’ont plus de vin.
4 Jésus lui répondit : Femme, qu’y a-t-il entre moi et toi ? Mon heure n’est pas encore venue.
5 Sa mère dit aux serviteurs : Faites ce qu’il vous dira.
6 Or, il y avait là six vases de pierre, destinés aux purifications des Juifs, et contenant chacun deux ou trois mesures.
7 Jésus leur dit : Remplissez d’eau ces vases. Et ils les remplirent jusqu’au bord.
8 Puisez maintenant, leur dit-il, et portez-en à l’ordonnateur du repas. Et ils en portèrent.
9 Quand l’ordonnateur du repas eut goûté l’eau changée en vin, -ne sachant d’où venait ce vin, tandis que les serviteurs, qui avaient puisé l’eau, le savaient bien, -il appela l’époux,
10 et lui dit : Tout homme sert d’abord le bon vin, puis le moins bon après qu’on s’est enivré ; toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à présent.
11 Tel fut, à Cana en Galilée, le premier des miracles que fit Jésus. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.
12 Après cela, il descendit à Capharnaüm, avec sa mère, ses frères et ses disciples, et ils n’y demeurèrent que peu de jours.

Prédication

Aux noces de Cana, au milieu des ripailles,
C’est ce vin que Jésus fit d’une eau ordinaire,
Et notons qu’il n’a pas eu l’idée du contraire !

Voilà, sous la plume et par la voix de la chanteuse Juliette, dans sa chanson Petite messe solennelle, une très courte synthèse du récit – peu connu, je vous avais prévenus ! – que nous venons de parcourir. Ces paroles, habilement façonnées par l’autrice-compositrice-interprète, prêtent aisément à sourire. Mais nous allons voir qu’elles appréhendent bien, volontairement ou non, la dimension théologique de leur source biblique.

Pour cela, je vous propose de repartir, non pas seulement de cette chanson, bien sûr, mais surtout des versets de Jean dont je viens de faire la lecture.

L’épisode des Noces de Cana est précédé, au chapitre 1 du même évangile, par le témoignage de Jean-Baptiste à propos du baptême de Jésus, et la rencontre entre ce dernier et ses premiers disciples, à savoir deux disciples du Baptiste, un n’est pas nommé, l’autre est André, auxquels s’ajoutent rapidement Simon (le futur Pierre, frère d’André), Philippe et un certain Nathanaël. Ces événements se déroulent sur quatre jours.

Et voici que, trois jours plus tard, nous retrouvons Jésus et ses compagnons à la noce à Cana. Trois jours plus tard… Ce nombre est éminemment symbolique. Lorsque Moïse gravit le mont Horeb, c’est au matin du troisième jour que l’Éternel fit alliance avec lui pour Israël. Au-delà de ce rappel, l’évangéliste se projette déjà vers le matin d’un autre troisième jour, qui scellera par la résurrection du Christ une nouvelle alliance, dans un temps nouveau. Un autre élément révélateur du texte nous conforte dans cette interprétation : la présence de la mère de Jésus. Chez Jean, celle-ci n’apparaît qu’à Cana et… au pied de la croix. C’est dire s’il y a une résonance particulière entre les noces de Cana et la perspective de la résurrection.

La mère de Jésus, justement, n’est pas nommée, mais à la base, c’est tout de même elle qui est invitée en première intention à l’union joyeuse de deux époux issus de familles a priori assez aisées pour recourir aux services d’un maître des banquets et de serviteurs. Elle est donc un personnage clef, au début ET à la fin du ministère terrestre de son fils.

En ces moments de joie, célébrant une alliance – rappelez-vous le troisième jour -, un projet d’existence en relation, un projet de vie, voilà que tout à coup le vin vient à manquer. Le maître des banquets n’en a-t-il pas prévu assez ? Les convives ont-ils déjà trop bu ? Toujours est-il que faute de ce breuvage qui « réjouit le cœur de l’homme [et de la femme] » (Psaume 104,5) dès lors que l’on ne pousse pas jusqu’à l’ivresse, la fête semble quelque peu compromise.
Soucieuse de cette allégresse, la mère de Jésus interpelle son fils. Elle agit en confiance. Il y a un problème, Jésus a forcément la solution.

La réponse de celui-ci peut nous surprendre. Pourtant, lorsqu’il s’adresse à sa mère en l’appelant simplement « Femme », il ne fait qu’employer une formule courante à son époque. Nous pourrions aussi imaginer qu’il réplique non pas seulement à sa mère, mais à une figure féminine universelle. Son message, le Christ ne le destine pas seulement à une famille, sa famille, « foyer clos, portes refermées » (pour emprunter les mots de Gide), mais à l’humanité toute entière. C’est peut-être aussi ce qu’il faut comprendre dans cet énigmatique « qu’y a-t-il entre toi et moi ? », qui semble refuser l’exclusivité d’un échange duel, entre mère et fils, pour répandre bien plus largement la Parole. Enfin, troisième élément – le nombre trois résonne décidément beaucoup dans cette histoire -, en paraphrasant, « ce n’est pas le moment » ! Le moment de l’annonce glorieuse de l’Alliance renouvelée n’est pas pour tout de suite… Il faudra attendre un peu…

Il n’empêche qu’avec Cana, Jésus va nous en donner un signe précurseur, un signe qui n’est donc pas le fait des circonstances ou d’une simple réponse à la sollicitation de sa mère, mais le seul fait de Dieu.

Et même si la mère de Jésus ne sait pas par avance ce qui peut se passer, elle croit, elle a foi, elle a confiance, avant même les disciples, d’ailleurs. D’où cette phrase aux serviteurs, comme pour préparer le terrain : « quoi qu’il vous dise, faites-le ».

Partons du principe que Jésus a forcément LA solution… Que va-t-il faire ? Aller chercher de nouvelles amphores pleines ? Procéder comme il est d’usage à l’époque, à savoir mélanger dans les amphores vides de l’eau à du moût de raisin fermenté, dont on n’obtient assurément qu’un mauvais « claret » aux effets délétères ?

À la surprise générale, sans doute, c’est sur six vases de pierre utilisés pour l’eau des ablutions que Jésus jette son dévolu. Des vases en pierre, matière inerte et lourde, qui représentent la loi rituelle. Il y en a six, le nombre de l’inachèvement de l’action humaine, résolue et glorifiée par l’intervention divine – un exemple, c’est au septième jour, à l’invocation du nom de l’Éternel, que tombent les murailles de Jéricho… D’ailleurs, rappelez-vous, le signe de Cana survient un… septième jour. Détails d’importance, ces fameux six vases sont vides, du moins partiellement (puisqu’il faut les remplir), ils ne s’autorégénèrent pas, ils ne suffisent pas, ils nécessitent un effort particulier.

Jésus ne fait a priori rien de spécial, il ne prononce même pas de formule magique, il enjoint seulement les serviteurs à remplir les vases d’eau, à ras-bord puis d’y puiser. Ceux-ci s’exécutent, à l’écoute de la Parole, et le miracle opère. Autrement dit, si les serviteurs n’écoutent pas et n’agissent pas, rien ne se passe, il y a bien prodige, mais prodige actif dès lors qu’il y a réponse à la sollicitation de Jésus.

L’ordonnateur du banquet, le Vatel du moment, sorte de grand-prêtre du repas de la noce, ne peut que constater : une eau ordinaire qui aurait pu servir aux ablutions s’est soudain commuée en un vin excellent, en quantité phénoménale, entre 480 et 720 litres ! Comment ? Lui qui organise, qui cadre, qui régit selon sa propre vision, ne sait pas. Mais les serviteurs, les humbles, qui ont obéi, en confiance, eux, ont entendu et vu. Tout comme les disciples, s’ils ne peuvent s’expliquer le signe, en tout cas, désormais, ils croient.

Le vin nouveau témoigne à la fois de la présence et de la grâce divine offertes à tous, en surabondance gratuite. Les vases à ablution et l’eau, symboles du rituel, de la purification prescrite, du dogme, sont disqualifiés par Jésus. Le vin miraculeux re-conforte la joie et la vie, dans une foi renouvelante, faite d’écoute et d’action. En ce septième jour décrit par Jean, Dieu révèle déjà, par le Christ, l’incommensurable de sa gloire et suscite la foi des témoins. Ce signe n’est que le tout premier, l’événement ultime, celui de la résurrection, n’est pas pour tout de suite… Ce « pas encore », c’est d’ailleurs peut-être cela, l’essence de la foi chrétienne…

À ce stade-là, mon analyse du texte ne prétend ni à l’exclusivité, ni au sensationnel. Et en réalité, se contenter d’un tel éclairage de ce premier signe opéré par Jésus me semble même insuffisant. La grâce en surabondance, rendue visible pour la première fois à Cana, soit, mais comme on dit le familièrement : on dit ça, on dit quoi ?

Cette surabondance de grâce que Jésus nous révèle déjà à Cana, qu’en ont fait les convives ? La question peut paraître triviale, voire superflue : ce vin providentiel, ils l’ont bu, évidemment, et la fête s’est poursuivie ! Et pourtant rien de tel n’est précisé ici. Nous l’avons déjà vu, le récit de Cana ne pas fait seulement office d’album de mariage, loin de là, il nous dit bien plus que cela. Et au-delà de la tonalité festive qui l’environne dans le récit, le don de la grâce est une chose, recevoir cette grâce en est une autre, qui nous engage, en confiance. Cela suppose d’accepter l’incertitude, l’absence de maîtrise absolue de nos existences, « au seuil de l’inconnu », pour reprendre une formule de Marion Muller-Colard. Ce vin miraculeux, le maître de banquet a beau dire qu’il est excellent, Dieu sait s’il est vraiment prudent d’en boire ? Et puis se servir, goûter, apprécier, c’est agir, c’est aller vers, partager, en relation vivante à Dieu et en altérité, en spontanéité. Croire, car c’est bien de cela qu’il s’agit ici, c’est avant toute chose faire et être. Que l’auteur ne nous renseigne pas sur la réception du signe n’est peut-être pas anodin, comme pour témoigner du chemin qu’il reste encore à parcourir, dans notre foi, pour accueillir et vivre la grâce.

Avez-vous aussi remarqué qu’un personnage pourtant essentiel de la noce n’est pas mentionné ? L’épouse. Dans la tradition néotestamentaire, l’épouse, c’est l’Église, en croissance et en devenir. Une Église qui doit dépasser le ritualisme, les normes de purification et les finalités rétributives pour vivre une foi renouvelée et sans cesse réaffirmée, dans une abondance gratuite.
Et nous, moi le premier, en ce jour, sommes-nous parfaitement au clair, sur notre façon d’accueillir et réaliser cette grâce, de la traduire avec nos semblables, en communion, en solidarité, en créativité, y compris et j’ai presque envie de dire surtout au-delà de notre institution religieuse ? Sommes-nous toujours capables, au « bon » moment, d’explorer, de questionner, de dialoguer, de célébrer et de contribuer à la réalité vivante, en accord avec ce don ?

Comment nous, convives et/ou épouse de la noce d’aujourd’hui et de demain, appréhendons-nous cette surabondance de grâce, dans un monde où tout doit répondre à une forme de logique, un monde où l’on veut souvent tout, très vite, sans frustration ni surprise ? Comment croire en plénitude, dans une société où semble de plus en plus palpable la tension entre déspiritualisation massive mais silencieuse et radicalisation minoritaire mais bruyante. En admettant que notre foi s’y adapte aussi bien que possible, comment ne pas tomber dans le piège d’une dilution, banalisée, sans agissements concrets, au risque de l’oubli ou de la déresponsabilisation ? Oui, la grâce est là, surabondante, mais encore ? Concept désincarné, désinvesti, à quoi sert-elle ?

Un autre danger nous guette, celui d’une appropriation sélective de cette grâce – « Dieu m’a comblé, moi, ou nous… » – qui en fait un privilège, un signe d’élection. Ne l’oublions pas, la grâce, à Cana comme ailleurs est universelle. N’en déplaise à ceux qui le pensent, en Amérique du Nord, au Proche ou au Moyen-Orient, en bien d’autres endroits, y compris près de chez nous, non, Dieu n’est pas pour ou contre tel… Dieu n’a pas de choix à opérer en ce qu’il nous offre, Dieu est « en tout et pour tous » (Col. 3,11). Par conséquent, aucun sentiment de supériorité ou démarche de légitimation n’a jamais et ne sera jamais recevable en Son Nom. Ceux qui justifient ainsi leurs idéologies n’ont manifestement rien compris au signe de Cana ou à tout autre équivalent interreligieux. S’en abstiendraient-ils, sans doute l’humanité s’en porterait-elle déjà un peu mieux…

Nous le voyons bien, s’il a beaucoup à nous dire sur l’infinie gloire et bienveillance de Dieu, le signe de Cana ne se limite pas à cela. « Venez, car tout est prêt »… Nous connaissons cette invitation… Encore faut-il venir, en confiance, en humanité et en responsabilité – faute de quoi l’ivresse n’est pas loin ! Encore faut-il vivre sa foi, en acceptant de dépasser normes et doutes, dans une nouveauté qui nous re-suscite, qui nous relève à nous-mêmes et aux autres, cette nouveauté qui, pour reprendre des mots d’Anna Arendt, « apparaît toujours comme un miracle ».

Alors oui, changeant l’eau en vin à Cana, en effet, Jésus n’a pas eu l’idée du contraire, et l’on ne peut que s’en réjouir, d’une joie toujours confiante et consciente, agissante et vivante.