Prédication du 19 janvier 2020

de Dominique Hernandez

Le chemin de Césarée est toujours ouvert

Lectures : Actes 11, 1-18

Introduction

Le livre des Actes des apôtres est un livre rempli de péripétie, d’aventures, de bouleversements, de retournements, de renversements.

C’est un livre rempli de courants d’air, de ceux qui claquent des portes, de ceux aussi qui ouvrent les fenêtres.

C’est un livre de vent, le vent qui gonfle les voiles des navires dans lesquels embarquent l’apôtre Paul et ses compagnons de voyage, et aussi le souffle qui soulève des tempêtes dans les esprits.

C’est donc l’apôtre… Pierre qui est saisi, emporté, bouleversé, poussé, pas dans un bateau, mais à pieds, de la ville de Joppé à la ville de Césarée. Dans le passage que nous allons lire, Pierre, revenu à Jérusalem, raconte ce qui s’est passé à des gens, des amis, des frères, qui lui reprochent d’avoir fait le voyage. 

Pierre raconte pourquoi il faut aller de Joppé à Césarée.

Lecture

Actes 11, 1-18
A Jérusalem, Pierre se justifie

1 Les apôtres et les frères qui étaient en Judée apprirent que les non-Juifs aussi avaient accueilli la parole de Dieu.
2 Lorsque Pierre fut monté à Jérusalem, les circoncis le prirent à partie
3 en disant : Tu es entré chez des incirconcis et tu as mangé avec eux !

4 Alors Pierre se mit à leur présenter cet exposé suivi :

5 Moi, j’étais dans la ville de Joppé et je priais lorsque, en extase, j’ai eu une vision : un objet descendait, semblable à une toile tenue par les quatre coins, qui s’abaissait depuis le ciel et vint jusqu’à moi. 

6 En la fixant avec attention, j’y ai vu les quadrupèdes de la terre, les bêtes sauvages, les reptiles et les oiseaux du ciel.
7 J’ai aussi entendu une voix qui me disait : Lève-toi, Pierre, abats et mange !
8 J’ai répondu : En aucun cas, Seigneur ! Jamais rien de souillé ou d’impur n’est entré dans ma bouche !
9 Pour la deuxième fois, depuis le ciel la voix a repris : Ce que Dieu a purifié, toi, ne le souille pas !

10 Cela s’est produit trois fois ; puis tout est retourné au ciel.
11 Immédiatement, trois hommes qui m’avaient été envoyés de Césarée sont survenus devant la maison où nous étions.
12 L’Esprit m’a dit de partir avec eux sans la moindre hésitation. Les six frères que voici m’ont accompagné, et nous sommes entrés chez cet homme.
13 Celui-ci nous a raconté comment il avait vu l’ange se présenter chez lui en disant : Envoie quelqu’un à Joppé chercher Simon surnommé Pierre,
14 qui te dira des paroles par lesquelles tu seras sauvé, toi et toute ta maison.
15 Lorsque je me suis mis à parler, l’Esprit saint est tombé sur eux comme il était tombé sur nous au commencement.
16 Alors je me suis souvenu de cette parole du Seigneur, qui disait : Jean a baptisé d’eau, mais vous, vous recevrez le baptême dans l’Esprit saint.
17 Si donc Dieu leur a fait le même don qu’à nous pour avoir cru au Seigneur Jésus-Christ, qui étais-je, moi, pour pouvoir m’opposer à Dieu ?

18 Après avoir entendu cela, ils se calmèrent et glorifièrent Dieu, en disant : Dieu a donc donné aussi aux non-Juifs le changement radical qui mène à la vie !

Prédication

Il faut aller de Joppé à Césarée, contre toute attente, contre toute conviction, contre toute tradition. Ce voyage de Pierre n’est pas aussi long que les voyages de Paul ! De Joppé à Césarée, il y a environ 48 km, ce n’est pas une expédition dans les vastes territoires de l’empire romain !
Mais c’est un voyage à contre-courant, et Pierre ne se met pas facilement en route pour faire le chemin.
L’apôtre le raconte à Jérusalem, à ses amis, à ses frères, chrétiens comme lui, même si le mot « chrétien » n’est pas encore employé dans le livre des Actes, il le sera à la fin de ce chapitre. La route de Joppé à Césarée, c’est ce que Pierre raconte à l’Église à Jérusalem. Le terme Église est déjà apparu dans le livre des Actes. Pas depuis longtemps ; nous n’en sommes qu’au chapitre 11. La Pentecôte c’est au chapitre 2, et le terme Église apparaît au chapitre 5. C’est donc une toute jeune Église.

Mais à peine l’Église est-elle apparue, qu’est survenu un risque.
A Jérusalem, l’Église est composée de judéo-chrétiens toujours respectueux des grandes prescriptions de la Loi de Moïse, de la Torah. Alors certains membres de l’Église reprochent à Pierre d’avoir mangé avec des païens. Manger avec quelqu’un, ce n’est pas seulement manger. Manger avec quelqu’un, c’est signifier que le même monde est partagé avec cette personne, c’est reconnaître la légitimité de sa présence dans le monde et même, qu’il est bon que cette personne soit dans ce monde et qu’on y vive ensemble.

Les judéo-chrétiens de Jérusalem, sincèrement attachés à la Loi, opèrent des séparations, ceux qui sont comme eux et ceux qui sont différents, les autres. Les circoncis et les incirconcis, les purs et les impurs, les dignes et les indignes. Dans l’Église de Jérusalem, la circoncision et la pratique des règles alimentaires (cacherout) représentent des critères de distinction, des critères qu’il s’agit de préserver et de conserver. A travers les rites et les interdits, il s’agit de protéger la foi, la garantir contre ce qui pourrait la mettre en danger et qui vient de l’extérieur, des autres, ceux qui ne partagent pas les codes et les convictions qui les fondent. Pour les judéo-chrétiens de l’Église de Jérusalem, l’extérieur, les autres, ce sont particulièrement les païens qui ne sont pas circoncis et ne mangent pas selon les règles alimentaires du judaïsme. Entre les judéo-chrétiens et les autres, il y a une frontière, un mur dont l’étanchéité doit être maintenue, un mur qui structure le monde et la manière considérer les personnes : dedans ou dehors. Et s’il a des passages dans le mur, ils doivent être hyper contrôlés.
Ce système d’exclusion selon des catégories précises et intériorisées n’est pas propre au judéo-christianisme de Jérusalem. Il est toujours présent dans le christianisme, toutes confessions confondues, et dans chaque religion. Certains chrétiens, groupes de chrétiens, Églises, posent des critères référés à une tradition pour reconnaitre ou pas en l’autre croyant un chrétien. Ce peut être la manifestation de dons de l’Esprit comme le parler en langue, ou une confession de foi au contenu précis, ou la manière de lire la Bible, ou une perception particulière du monde par exemple avec la présence d’esprits agissant à travers des personnes, ou seulement leur propre jugement sur autrui, ces différents critères n’étant pas exclusifs les uns des autres. Une telle attitude de conservation d’une tradition est appelée justement traditionalisme en milieu catholique, fondamentalisme en milieu protestant, et plus généralement intégrisme, avec un éventail de nuances plus ou moins large.
Si ce mot est d’abord apparu au début du XX°s en France au sujet d’une partie de l’Église catholique, il en a débordé, vers d’autres confessions, d’autres religions, et même dans le domaine politique, dans ce sens d’un conservatisme plus ou moins intransigeant.

L’intégriste veut être en règle avec l’intégralité des règles et traditions qui définissent et structurent la foi dans tous les domaines de sa vie. Son aspiration, c’est l’intégrité. Que tout de sa personne, mais aussi ce qui l’entoure soient orientés selon les principes fondamentaux auxquels il veut obéir. Au point que ces principes deviennent beaucoup plus importants que les personnes.
Alors Pierre n’aurait jamais dû manger avec le païen Corneille. Pierre est critiqué au nom de la Loi qui garantit l’intégrité de la foi et celle des croyants. 

Lorsque Pierre raconte ce qui s’est passé à Joppé et à Césarée, il ne fait pas l’impasse sur son propre dilemme, celui qui l’a saisi, lors de l’extase. Cette toile comme une nappe descendant du ciel et chargée des animaux de la terre, tous, (sauf les poissons mais le peuple d’Israël n’est vraiment pas un peuple de marins). Tous les animaux, les purs comme les impurs, ceux qu’il est possible de manger et ceux qu’il est interdit de manger. La vision de tous les animaux rassemblés dans cette nappe, c’est une puissante évocation de cette Création déclarée bonne, pour une terre en forme d’hospitalité, accueillante et propice à la vie. La vision de cette nappe n’invite pas à un retour en arrière mais à faire mémoire, une mémoire vive d’une volonté profonde et véritablement essentielle, la divine volonté créatrice que Pierre évoquera à son tour à Jérusalem avec une parole de Jésus au sujet du baptême d’Esprit, Esprit qui renouvelle l’intelligence et l’existence.

Il a fallu que la voix du ciel revienne 3 fois à la charge : Lève-toi, sacrifie et mange. Pierre ne voulait pas, par respect et obéissance envers sa tradition, envers l’enseignement de ses pères, par fidélité envers Dieu tel qu’il le connaissait : un Dieu devant lequel il faut être pur.
Car sur cette nappe, la proximité des animaux impurs a contaminé tous les autres. Du coup, plus rien n’est pur, tout est à éviter et à rejeter. Se tenir à l’écart, à distance ; mettre à l’écart, mettre à distance, mettre en catégorie, s’en tenir aux frontières et aux murs. En étant persuadé de bien faire, ou même de faire le bien.

Nous savons bien aujourd’hui quel est notre contexte, celui du monde bouleversé de crises et d’incertitudes, agité de multiples voix et de courants contraires, un monde mouvant qui génère des peurs, et pour beaucoup un besoin de stabilité, de sécurité, d’identité à laquelle s’accrocher fermement, d’une vérité fixe sur laquelle s’assurer. Dans le christianisme même, des Églises ne se reconnaissent pas toujours les unes les autres, des groupes de chrétiens se montrent condescendants ou méprisants envers d’autres ou envers les agnostiques, les athées ou les autres religions.
Et des hommes et des femmes sont stigmatisés et victimes d’exclusion et de violence, privés de parole au sujet de leur propre existence parce qu’ils ont un autre credo, une autre manière d’aimer, une autre manière de vivre.

Pierre raconte le temps qu’il a fallu pour qu’il se mette en route vers Césarée. Il raconte l’insistance de la voix venue du ciel, la divine insistance pour qu’il comprenne et accepte que les lois de pureté ne sont pas nécessaires à Dieu.
Divine insistance pour que Pierre accepte que la déclaration de pureté de ce qui était auparavant impur entraîne une transformation du monde, comme un nouveau monde qui surgit. Et personne ne pourra jamais déclarer qu’un autre est impur ou indigne. Rien, du nouveau point de vue de Pierre, rien à partir de son regard renouvelé ne peut empêcher une rencontre, ni empêcher de manger ensemble. Ce que Pierre a vécu, c’est une expérience qui a transformé l’image qu’il a de Dieu, qui l’a fait passer du Dieu exigeant la pureté au Dieu accueillant sans condition. Pour reprendre l’expression du théologien Paul Tillich : Dieu au-dessus de Dieu.

Pierre raconte un chemin de conversion, non pas un chemin de Damas comme celui que Saul a suivi au chapitre 9 et qui a transformé un persécuteur des croyants en serviteur du Christ, mais un chemin de Césarée, qui transforme un disciple menacé d’intégrisme en témoin de l’hospitalité et de la convivialité divine.
Pierre devient ce disciple porteur de l’Esprit du Christ qui s’invitait chez n’importe qui et s’approchait de tous y compris les « lépreux prostituées collecteurs d’impôts pécheurs ».

Pierre, par la divine insistance, réalise que la Parole de Dieu ne s’est pas faite Loi ou Écriture, mais qu’elle s’est faite chair vivante. Et de même que Christ n’a pu être enfermé par la mort, la Parole ne peut être détenue dans un livre, fut-il la Bible. Mais elle surgit, cette Parole, dans l’instant d’une expérience où se croisent lecture des Écritures, lecture d’une expérience et lecture du monde. Elle advient dans le tissage de l’interprétation et de la réflexion, entre langage et silence, singulier et pluriel, intériorité individuelle et expression communautaire, entre rite et transformation, tradition et changement. Les Écritures ne constituent pas une clôture mais un terreau grâce auquel pourra pousser du nouveau quand des étrangers, des personnes étranges, poussent des appels ou des portes. Les Écritures ne sont pas un verrouillage mais un espace pour prendre un élan quand de l’inédit survient et qu’il s’agit de rester présent au monde qui vient.
L’Église est là pour entendre ces appels, parfois timides, parfois maladroits, de celles et ceux qui désirent prendre part, recevoir leur part de vie, leur part d’Évangile, leur part d’héritage dirait Paul, leur part avec le Christ dirait Jean. L’Église est là pour accompagner cette quête, quête en profondeur, sans imposer un contenu prédéterminé ni des vecteurs obligés. L’Église est là pour soutenir cette quête avec la lecture attentive des Écritures, avec les recherches exégétiques et théologiques et des partages de questions, de paroles, de spiritualité.

Pierre, par la divine insistance, comprend que la pureté n’est pas un objectif de foi mais que la foi consiste à croire la divine déclaration de pureté, la divine déclaration de justice dirait Paul.
Alors le croyant peut résister à la tentation de l’intégrisme, il peut résister à ceux qui crient le plus fort et même à ceux qui sont les plus nombreux. Il peut ne pas se rallier à ceux qui préfèrent les principes aux personnes.

Par la divine insistance, par l’Esprit qui ne souffle pas une fois pour toute seulement à Pentecôte, Pierre a été converti, à nouveau, et ceux qui le critiquaient aussi, qui finissent par se retrouver avec tous les chrétiens de Jérusalem en Église d’action de grâce, action de grâce parce que l’Esprit est reçu par les païens et qu’eux aussi sont convertis. Conversion exprime un changement, un retournement et une dynamique ; le mot grec métanoia est traduit parfois par repentance, un mot qui penche vers un poids de regrets et de remords, mais métanoia signifie littéralement « intelligence au-delà », c’est à dire une intelligence plus profonde, une meilleure compréhension.
Cette conversion est le mouvement qui permet de reconnaître qu’autrui l’est aussi, qu’il est aussi en quête de vie, de sens, de Dieu, quand il est étrange, différent, hors norme, ou catégorisé.
Et il faut aller à Césarée… où l’on peut imaginer que Corneille et les siens rendaient grâce que Pierre ait été converti à la reconnaissance de leur conversion… Une conversion non pour la foi ni pour l’Église, mais une conversion pour la vie, vers la vie, non la vie biologique, mais la vie authentique, la vie en plénitude, la vie éternelle dirait Jean.

Le chemin de Césarée est toujours ouvert en direction ceux qui sont critiqués, jugés impurs ou indignes et rejetés à cause de leur religion, leur spiritualité, leur manière de vivre, de croire ou de ne pas croire. S’y engager, encore et à nouveau, c’est une façon d’annoncer l’Évangile : 

  • l’Évangile de Pâques qui proclame le relèvement du Christ hors de la mort où l’avaient jeté la lettre des Écritures, le refus du changement, le conservatisme du pouvoir, les crispations identitaires ; 
  • l’Évangile de Pentecôte qui envoie vers les extrémités de la terre, pas seulement les quatre points cardinaux, mais les coins sombres, les recoins cachés, les trous de peurs, de honte, ou d’orgueil, où Jésus de Nazareth n’a jamais refusé de s’asseoir pour parler et manger avec ceux qu’il y rencontrait.

Alors vers Césarée, vers ces proches extrémités de la terre où nous conduisent la divine insistance et le Souffle de l’Esprit, et où nous attendent des amis, des frères, des sœurs, et le Christ : bonne route!

Amen