Prédication du 18 février 2024

d’Hervé Oléon-Perrin

« Où voulez-vous aller ? »

Lecture : Marc 1, 14-20

Lecture biblique

Marc 1, 14-20

14 Après que Jean eut été livré, Jésus alla dans la Galilée, prêchant l’Evangile de Dieu.
15 Il disait : le temps est accompli, et le royaume de Dieu est proche. Repentez-vous et croyez à la bonne nouvelle.
16 Jésus marchait le long du lac de Galilée, lorsqu’il vit Simon et son frère André ; ils étaient en train de jeter un filet dans le lac car c’étaient des pêcheurs.
17 Jésus leur dit : « Suivez-moi et je vous ferai pêcheurs d’humains »
18 Aussitôt, ils laissèrent leurs filets et le suivirent.
19 Jésus s’avança un peu plus loin et vit Jacques, le fils de Zébédée et Jean, son frère. Ils étaient dans leur barque et réparaient leurs filets.
20 Aussitôt Jésus les appela ; alors ils laissèrent leur père Zébédée dans la barque avec les ouvriers et le suivirent.

Prédication

Quelqu’un marche au bord d’un lac. Il y rencontre deux hommes, puis deux autres. Tour à tour, il les interpelle, il les invite à le suivre vers une vie nouvelle, rien de moins. Et, bien sûr (!), sans aucune hésitation, ces quatre hommes vont tout laisser, ce qu’ils sont en train de faire, les personnes avec lesquelles ils se trouvent alors, pour accompagner celui qui les a abordés…

De prime abord, qu’y a-t-il de vraisemblable dans un tel récit ? Car enfin, a-t-on vu la moindre personne sensée suivre un inconnu en pleine nature, au motif d’une projection pour le moins énigmatique, sauf à le faire en conscience de risquer le fait divers ? A moins que cet inconnu ne le soit pas vraiment et qu’il existe déjà une familiarité antérieure avec lui, ce que Marc ne précise absolument pas. Par conséquent, nous, lecteurs, ne pouvons que demeurer perplexes devant cette surprenante entrée en relation.

Certes, et c’est sans doute rassurant, le mystérieux promeneur ne conduit pas ses interlocuteurs très loin, dans le village voisin de Capharnaüm, où ces hommes vivent et sont connus. Il ne s’agit donc pas d’emblée de mener avec eux une exploration de territoires parfaitement nouveaux et distants. Voilà un premier indice sur la démarche de l’auteur : nous entraîner, comme les personnages scénarisés ici, sans brusquer les choses, dans une découverte progressive, reste à savoir de quoi…

Jésus est en mouvement, il marche, il se dirige vers…

Ce constat ouvre déjà un premier niveau de compréhension, à relier aux deux premiers versets du texte. Ce n’est pas incidemment que l’auteur mentionne la captivité du Baptiste. A la réclusion, à l’immobilité contrainte du prophète répond la mise en marche de celui-là même qu’il avait baptisé. L’arrestation de Jean signe la fin d’un prophétisme qui exhortait à la conversion et à la purification, pour laisser place, avec Jésus, toujours à la conversion, mais aussi et surtout à une bonne nouvelle, celle de la grâce inconditionnellement offerte. Car oui, le temps est accompli, c’est le commencement d’une ère nouvelle, marquée par le début de l’activité publique de Jésus.

Les futurs disciples sont, quant à eux, relativement statiques, dans un périmètre réduit. Ils sont affairés à leur quotidien, à leur routine.

Et donc, Jésus voit Simon, André, puis Jacques et Jean, il les approche, il les appelle, alors qu’ils réparent ou préparent leurs filets. Il y a ici un parallèle assez évident avec l’appel d’Elisée par Elie dans le Premier Testament (1R, 19,19-21). Elie vient chercher Elisée, occupé à labourer son champ et l’investit de sa charge prophétique. Elisée cesse immédiatement son travail pour suivre Elie. A distance dans le temps, la posture de Jésus décrite ici relève aussi de celle d’un prophète, mais au service d’un prophétisme nouveau. Or, qui dit prophétisme dit autorité, et nous y reviendrons.

Un prophète, dans la tradition hébraïque, s’adresse le plus souvent à des représentants du pouvoir spirituel ou temporel. Ici, Jésus interpelle des personnes relativement modestes – même si elles sont assez aisées pour avoir une main d’œuvre salariée. En tout cas, ce ne sont ni des lettrés, ni des puissants, ni des contemplatifs isolés, mais des gens simples, au rivage d’une mer intérieure, dans la campagne galiléenne. Cette région verdoyante, terre des miracles et des guérisons dans la suite du récit, contraste pour le moins avec l’aride Judée et Jérusalem, ville royale et sacerdotale où évoluent courtisans, sacrificateurs, scribes et pharisiens. L’appel de Jésus à ces interlocuteurs-là, précisément, ne doit donc rien au hasard. Il signe une médiation nouvelle qui défie le Temple, ses privilèges et les prétentions de sa religion sacrificielle.

Jésus a donc l’entière initiative. Mais que leur veut-il exactement à ces quatre-là ? Quel est donc son projet pour eux ? « Suivez-moi… Je vous ferai pêcheurs d’humains… ». La formule est surprenante, mais après tout, pêcheurs ils sont, pêcheurs ils resteront. Ils garderont, au moins par sa dénomination, l’activité qu’ils connaissent. C’est « seulement » l’objet de leur pêche qui changera. En quoi auraient-ils lieu de s’inquiéter ? Mais à nous, lecteurs, le verbe grec traduit par « ferai », ποιησω, (dont on retrouve la racine dans le mot « poésie »), porteur de l’idée de création, indique déjà qu’il s’agira en réalité d’aller beaucoup plus loin… Et en effet, derrière la globalité de la métaphore employée par l’évangéliste se dessine une saisissante perspective : tirer symboliquement des humains de l’eau profonde, lieu de l’incertitude, de l’obscurité et de la mort, ce n’est rien d’autre que les faire vivre.

A ce stade-là, les quatre premiers disciples ne mesurent manifestement pas l’enjeu de la situation et l’engagement qu’elle va nécessiter de leur part. Mais ils accordent une entière confiance à Jésus, lâchent leurs filets, quittent leurs proches et le suivent. D’abord pas trop loin, nous l’avons dit, et pas pour très longtemps, puisque nos protagonistes reviendront tous chez Simon et André quelques versets plus tard. Il serait donc inapproprié de penser que suivre Jésus induit pour eux un renoncement systématique et absolu à leur mode de vie ou à leurs relations familiales. L’appel de Jésus leur définit en réalité de nouvelles priorités de vie qui, loin d’exclure leur entourage et leurs activités habituelles, les invitent plutôt à les reconsidérer différemment, à les inclure, les englober EN Christ. Devenir des pêcheurs d’humains implique de se décentrer d’eux-mêmes, de sortir d’un quotidien qui les sécurise tout en les limitant, pour accepter d’explorer l’incertitude, et aider à vivre. Autrement dit, d’inscrire leurs projets personnels dans un champ bien plus vaste, dans l’altérité et tout ce qu’elle ouvre de possible.

Jésus s’exprime par l’impératif, « suivez-moi… », mais il faut y entendre une formule déchargée de toute coercition, puisqu’il a la confiance. Les disciples ne se posent même pas la question de leur liberté d’agir. Ils ne répondent pas à un ordre, mais à une évidence, portée par la parole charismatique, par l’autorité de Jésus, autour de laquelle s’élabore véritablement ce récit. Une autorité à comprendre comme le pouvoir de donner sans jamais reprendre, a contrario de l’autorité prescriptive des scribes. Comme l’écrit Camille Focant dans son Commentaire de l’Evangile selon Marc, l’autorité nouvelle personnifiée en Jésus est bien « la marque du don » inconditionnel, sans cesse renouvelé.

Jusqu’ici, tout va bien…

La suivance – néologisme commis par les traducteurs de Dietrich Bonhoeffer – s’engage. Les quatre premiers disciples seront les plus proches compagnons de Jésus, tout au long de l’itinéraire qui le mènera jusqu’au Golgotha. Tout au long ? Pas exactement. Combien de fois les disciples, ces quatre en tête, doutent-ils de l’enseignement de Jésus et de ses annonces ? Ce n’est pas pour rien que celui-ci leur adresse un second appel à la suivance au chapitre 8 de ce même évangile, peu avant l’annonce de sa mort et de sa résurrection. Nous nous souvenons aussi du reniement de Simon – alors devenu Pierre depuis longtemps – et de la fuite de tous les apôtres au soir de l’arrestation du Christ, apôtres qui n’étaient pas là au pied la croix, face à la souffrance, face à l’impensable d’un Messie voué par les hommes à une mort ignominieuse. Et que penser de l’annonce de la résurrection… à des femmes, plutôt qu’à ceux-là ? Loin de faire un procès aux premiers disciples, ce que nous pointons ici, ce sont leurs failles, leurs faiblesses, en somme rien d’autre que… leur humanité. L’auteur nous tend ici un miroir de nous-même, au revers duquel il grave aussi, inaltérable, quel que soit notre reflet, la fidélité du don absolu de Dieu.

Et soyons honnêtes, si le récit du ministère de Jésus avait été émaillé d’une indéfectible solidarité et adhésion de ses compagnons de route, tels des « super héros » de la foi en action, aurait-il eu la même crédibilité et donc la même portée ?

Je l’ai dit précédemment, la suivance des premiers disciples s’engage, au bord du lac de Tibériade, dans la sincérité et surtout dans une totale confiance accordée à Jésus. Elle se fragilisera en revanche un peu plus loin – avec l’épisode de la tempête sur le lac – dès que les disciples commenceront à se questionner. Je ne suis pas en train de suggérer qu’en définitive, si les disciples ne réfléchissent pas, tout ira mieux. Leur problème est de mal se questionner, c’est à dire de projeter l’enseignement de Jésus et ses conséquences non sur l’autre et dans le rapport à l’autre, mais sur eux-mêmes, sur leurs préoccupations individuelles, leur anxiété personnelle de demain, dans une logique autocentrée que Kierkegaard appellera bien plus tard « le souci de tourmenter ». Il n’est donc pas question de renoncer à exercer son intelligence et son discernement, bien au contraire, mais d’y recourir en responsabilité et surtout en altérité, dans la confiance en Dieu. Être là est une grâce, qui nous invite à rendre grâce, non à vouloir expliquer à tout prix ou à s’enorgueillir, au nom de la foi, d’un quelconque surcroît de connaissances. Et c’est bien parce que nous avons la foi, que nous acceptons la relativité de notre place d’humains dans la Création que nous pouvons, en humilité, appréhender la richesse du projet de Dieu pour nos vies.

Au-delà du cadre qu’il pose à l’époque de la narration, ce texte interroge bien sûr notre propre capacité de suivance, à nous, chrétiens d’aujourd’hui.
Nous qui lisons et commentons ce texte en ce premier dimanche de Carême, quel genre de disciples sommes-nous ?
Comment concevons-nous notre engagement ?
Nous, humains du troisième millénaire, accoutumés au « tout très vite », trop souvent normalisés, focalisés sur la maîtrise et la performance, comment percevons-nous l’appel de Jésus ?
Sommes-nous capables de lâcher les filets de nos existences, d’assumer l’idée d’intranquillité et d’itinérance permanente ?
Pouvons-nous accepter de ne pas être installé, mais mobilisés, ensemble, dans l’urgence de la vie ?
Dans un monde où le « je » prime trop souvent sur le « nous », comment assurer le chemin et la marche quand nos craintes et nos doutes pour nous-mêmes tendent parfois à nous en écarter, à nous freiner ?

Et si la réponse à ces multiples questions, si tant est qu’il faille en formuler une, tenait en seul mot, LE mot qui détermine la disposition qui doit être la nôtre à l’égard du Christ : la confiance, encore et toujours la confiance.

Alors oui, le salut est bien gratuit, Jésus nous en donne l’assurance. Néanmoins, la foi est exigeante, vis-à-vis de nous-mêmes, dans cet élan qui, nous tournant vers l’autre, nous grandit et nous permet d’espérer, en dehors de toute attente méritoire. Il y a forcément des tensions, à certains virages du chemin, entre cette exigence et notre réalité d’humains fragiles, des tensions qui ne disparaissent pas toujours, mais que la confiance dans le don indéfectible de la grâce nous aide à dépasser, avec humilité. En tout cas, si nous l’entendons pour nous seuls, en effet, l’appel qui nous est adressé est d’une radicalité totale et, seuls, nous risquons alors de nous égarer très rapidement. S’engager à la suite de Jésus, pour soi et surtout ensemble, c’est s’engager vers la vie, dans le refus du « c’était mieux avant », car c’est demain que se vit l’Evangile, vers le temps qui vient.

Nous faire cheminer peu à peu… telle était, souvenez-vous, l’intention de l’auteur… Force est de constater que le récit de cette étrange rencontre, de prime abord assez insignifiante, nous entraîne finalement… beaucoup plus loin !

« Suivez-moi ! » … « et ils le suivirent »… Comme un écho dans l’espace à ouvrir à l’appel de Dieu au cœur de nos existences… Un espace d’où part notre chemin de croyants, à la suite de Jésus, non comme des promeneurs solitaires, mais comme les messagers assemblés de Sa Parole à vivre et à transmettre, de toute éternité.