Prédication du 24 mai 2020

Petit culte vidéo (enregistré pendant le confinement)

de Dominique Hernandez

Prière pour le monde d’après

Lecture : Jean 17, 1-19

Lecture biblique

Jean 17, 1-19

1 Après avoir parlé ainsi, Jésus leva les yeux au ciel et dit : Père, l’heure est venue. Glorifie ton Fils, pour que le Fils te glorifie,
2 et que, comme tu lui as donné pouvoir sur tous, il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés.
3 — Or la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. —
4 Moi, je t’ai glorifié sur la terre ; j’ai accompli l’œuvre que tu m’as donnée à faire.
5 Et maintenant, toi, Père, glorifie-moi auprès de toi-même de la gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde soit.

6 J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu m’as donnés du milieu du monde. Ils étaient à toi, et tu me les as donnés ; et ils ont gardé ta parole.
7 Maintenant, ils savent que tout ce que tu m’as donné est issu de toi.
8 Car je leur ai donné les paroles que tu m’as données ; ils les ont reçues ; ils ont vraiment su que je suis sorti de toi, et ils ont cru que c’est toi qui m’as envoyé.

9 Moi, c’est pour eux que je demande. Je ne demande pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés, parce qu’ils sont à toi,
10 — comme tout ce qui est à moi est à toi et ce qui est à toi est à moi — et je suis glorifié en eux.
11 Je ne suis plus dans le monde ; eux sont dans le monde, et moi, je viens à toi. Père saint, garde-les en ton nom, ce nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un comme nous.
12 Lorsque j’étais avec eux, moi, je les gardais en ton nom, ce nom que tu m’as donné. Je les ai préservés, et aucun d’eux ne s’est perdu, sinon celui qui est voué à la perdition, pour que l’Ecriture soit accomplie.
13 Maintenant, je viens à toi, et je parle ainsi dans le monde pour qu’ils aient en eux ma joie, complète.
14 Moi, je leur ai donné ta parole, et le monde les a détestés, parce qu’ils ne sont pas du monde, comme moi, je ne suis pas du monde.
15 Je ne te demande pas de les enlever du monde, mais de les garder du Mauvais.
16 Ils ne sont pas du monde, comme moi, je ne suis pas du monde.
17 Consacre-les par la vérité : c’est ta parole qui est la vérité.
18 Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde.
19 Et moi, je me consacre moi-même pour eux, pour qu’eux aussi soient consacrés par la vérité.

Prédication

Que se passe-t-il dans le monde d’après ? Comment vivre dans le monde d’après ?

L’évangéliste Jean, certainement plutôt un groupe de théologiens rassemblés sous ce nom unique, écrit au tournant entre le premier et le deuxième siècle. C’est une période très troublée et pleine de risques et de danger pour les communautés chrétiennes. Après la guerre de 70, la prise de Jérusalem, la destruction du Temple et la fin du judaïsme du Temple, la rupture est intervenue entre le judaïsme renaissant et le jeune christianisme, une rupture comme une déchirure avec exclusions des synagogues, anathèmes en tous genres, une rupture violente qui jette les communautés chrétiennes hors de l’espace de tolérance dont le judaïsme bénéficie de la part de l’empire romain, c’est-à-dire le droit de ne pas reconnaître l’empereur comme divin. Considérés comme athées, sans dieu, refusant de se plier au culte de l’empereur, les chrétiens sont victimes de persécutions. Comment vivre dans ce monde après la rupture, en restant fidèle au Dieu de Jésus-Christ ? Où trouver confiance, énergie, courage ?

Alors lorsque l’évangéliste écrit les quelques heures que Jésus passe avec ses disciples avant d’être arrêté, il a certainement en tête l’actualité de la situation pleine des communautés chrétiennes après la rupture avec le judaïsme. Lorsqu’il met en scène Jésus préparant ses disciples à l’après de sa mort même comprise comme retour vers le Père, il sait bien dans quel désarroi, dans quelle sidération, dans quelle angoisse la mort de Jésus a jeté les disciples.
Comment vivre dans le monde d’après ?

Aujourd’hui, beaucoup pensent et s’expriment au sujet du monde d’après, après la crise sanitaire, et peut-être est-ce déjà maintenant. Alors revenons à l’évangile de Jean pour lire et relire ce qu’il donne à entendre, à comprendre, à penser.

Tout commence au chapitre 13 de l’évangile, avec le lavement des pieds, avec la sortie de Judas qui va livrer Jésus, avec le don du commandement d’amour et un discours de Jésus, souvent appelé discours d’adieu. La prière de Jésus, au chapitre 17 termine cette séquence avant l’arrestation de Jésus. Enfin, cette prière ne termine pas ; en réalité, elle ouvre, comme toute prière, elle ouvre un temps nouveau pour les disciples, celui de l’absence de Jésus à laquelle le discours les a déjà préparés. Il est très rare de connaître le contenu d’une prière de Jésus dans les évangiles. Et il est impossible de s’approprier cette prière, ni au premier siècle, ni aujourd’hui.
Ce que Jésus dit représente cependant un enseignement, peut-être une récapitulation. De la même manière que le prologue au début de l’évangile donne la clef de lecture de ce qui suit, peut-être cette prière vient-elle rappeler aux disciples qui l’écoutent, ou plutôt qui la lisent, comme un concentré du parcours évangélique. Pas un résumé qu’il suffirait de lire pour savoir de quoi il est question, mais un concentré, un essentiel qui sera compris parce qu’on a déjà cheminé avec l’évangile.

Jésus prie devant ses disciples, et il prie pour eux, les onze qui restent, puisqu’il en manque un, celui qui est sorti, le fils de perdition, et ce manque, ce vide est rappelé et c’est étrange. On pourrait penser qu’il vaudrait mieux passer par-dessus, se concentrer sur ceux qui restent. Mais non, la brèche est rappelée, elle est même maintenue, il n’y aura pas de douzième choisi, appelé, ou tiré au sort comme dans les Actes des apôtres. Ce « moins un » altère définitivement la complétude des Douze, nombre symbolique des douze tribus d’Israël, Israël dont il a fallu se séparer, être séparé. Douze moins un, le décalage est ainsi marqué mais sans oublier l’histoire passée. Douze n’est plus un idéal, douze ou un multiple de douze, et les disciples sont libérés du nombre et du reflet ou de la répétition de ce qui a été puisé dans le passé. Ce qui est à vivre est décidément nouveau et n’est pas constitué de la reproduction du passé. Mais ce qui est à vivre n’ignore pas ce qui s’est passé avant. Judas n’est pas nommé car ce n’est pas lui en tant que personne qui importe, mais ce qu’il symbolise pour les disciples. Le manque n’est pas comblé, la trace de la perdition demeure, pas comme une menace, plutôt comme un aiguillon, une douleur, une peine peut-être ou une intranquillité qui empêche d’oublier le risque, l’errance ou les errances du passé, la vulnérabilité humaine.

Pour ses disciples qui vont devoir vivre sans lui, Jésus porte trois demandes dans sa prière : Garde-les en ton nom ; Garde-les du mauvais ; consacre-les par la vérité.
Ces trois demandes traduisent trois dimensions dans lesquelles les disciples pourront vivre comme disciples dans le monde d’après.

La première dimension, c’est celle de l’origine qui est déployée dans plusieurs expressions de la prière : le nom (garde-les en ton nom, j’ai manifesté ton nom), l’UN (qu’ils soient UN comme le Père et le Fils sont UN), ils ne sont pas du monde…
Le disciple est « de Dieu ». Dans l’évangile de Jean, cette thématique est travaillée à plusieurs reprise, par exemple lors de la rencontre de Jésus avec Nicodème : un homme peut-il naître de nouveau ou d’en haut ?
Cette réflexion sur l’origine est largement reprise dans la théologie, dans la spiritualité. Lorsqu’il s’agit de bâtir un monde, de s’engager dans un monde d’après, il est essentiel d’y revenir et de se tenir à cette origine qui dit le réel du monde, pas sa réalité, mais son réel. C’est que l’origine est fondamentalement question de foi, pas de science, lesquelles, science et foi, ne sont pas du tout en compétition. La science répond à un comment et la foi à un pour quoi.
Garde-les en ton Nom, cette demande, cette prière ne se réfère pas à un Nom caché, mystérieux ni même à ce Je suis divin qui résonne depuis le buisson ardent jusque dans les paroles de Jésus dans l’évangile. Ce Nom qui n’a pas besoin d’être dit, signifie l’origine, un « être de Dieu » dont la reconnaissance en ce qui concerne Jésus signale la foi. Croire dans l’évangile de Jean, c’est croire que Jésus vient du Père, vient de Dieu, que la source de son existence est en Dieu, que le souffle de son esprit est en Dieu, que ce qu’il dit et ce qu’il donne vient de Dieu.
Cet « être de Dieu » est donné aux humains et quand il est reçu, l’humain devient disciple. Son être au monde en est transformé, parce que son regard sur lui-même et sur le monde est transformé. Le regard sur le monde est transformé, car le disciple voit, sous la réalité du monde, que le réel produit par l’origine, le réel du monde, c’est l’amour comme Jésus le dit à Nicodème : Dieu a tant aimé le monde… Croire cela, voir cela, engage une manière d’être différente de celles soutenues par d’autres convictions par exemple que le réel du monde c’est la loi du plus fort, ou la concurrence, ou le chacun pour soi.
Jésus l’exprime encore différemment dans sa prière lorsqu’il dit : qu’ils, les disciples, soient un comme nous, comme le Père et le Fils sont un. Cet UN, qui n’a rien à voir avec l’ébauche d’une doctrine de la Trinité, est l’objet une révélation, révélation qui est la mission de Jésus, ce pour quoi il a été envoyé, c’est ainsi qu’il parle de lui-même, comme celui qui révèle. Jésus a révélé Dieu comme un Père qui donne. Vous l’avez certainement entendu à la lecture de ce passage, le verbe donner revient un très grand nombre de fois : 12 fois en 19 versets seulement. Le Père est un Père qui donne et Jésus-Christ est un Fils qui lui aussi donne, il donne aux disciples ce qu’il a reçu.
L’UN des disciples répond à cette circulation, à cette dynamique de don révélée comme qualité de relations entre le Père et le Fils et le Fils et ses disciples. L’UN qui rassemble les disciples, union, communion, est ainsi lui-même un don et pas le fruit de leurs efforts.
D’où suis-je ? D’où es-tu ? Lorsque la réponse converge vers celui que Jésus nomme Père, mais que nous pouvons nommer autrement, l’UN est donné, donné par l’origine qui fonde l’existence. C’est pourquoi c’est le Père qui garde les disciples UN.
La conséquence de cet « être de Dieu », origine, et même appartenance dit Jésus, c’est un regard décalé des regards orientés par les sociétés et le monde dans lequel on vit, c’est une manière d’être décalée des identités composées ou imposées par les sociétés et le monde. Une manière d’être irriguée par les dons reçus et caractérisée elle aussi par le don, une dynamique de dons. Pas de commerce, même pas d’échange, pas de récompense ni de rétribution, pas de comparaison établissant un classement.
Jésus ne détaille pas ce que doit être le comportement des disciples, ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Il révèle qui ils sont, d’où ils sont, il révèle quelle est l’origine et le réel du monde. Jésus le rappelle, et après Pâques, ce sera l’Esprit qui le rappellera, qui rendra vivante cette relation d’origine, d’amour et de dons. Cela donne aux disciples la capacité de rendre visible, à leur tour, rendre visible et sensible ce réel d’amour et de dynamique de dons à travers leur manière d’être, que ce soit au 1er, au 2e, ou au 21e s.

La deuxième dimension de la prière, après celle de l’origine et liée à celle de l’origine, est exprimée dans la demande : Garde-les du mauvais. Jésus ne laisse aucune illusion aux disciples. Leur foi, leur manière de vivre va provoquer l’hostilité, et même la haine du monde. Il s’agit alors pour eux de ne pas succomber à cette haine, de ne pas devenir haineux à leur tour. Dans l’évangile de Jean, le mot monde est employé dans plusieurs sens, depuis le monde tant aimé et les humains appelés à devenir enfants de Dieu, au monde qui ne connaît ou ne reconnaît pas son origine et son réel, jusqu’au monde hostile. Autant les disciples sont dans le monde, et jamais Jésus ne les exhorte à en sortir, à se détacher du monde, à le mépriser ou à le haïr, autant il leur rappelle qu’ils ne sont pas du monde, comme lui ne l’est pas, puisqu’ils sont, comme lui, du Père. Le monde n’est pas à l’origine des disciples, hommes et femme devenus enfants de Dieu, amis du Christ.
Lorsque Jésus dit qu’il ne prie pas pour le monde, cela ne signifie pas une exclusion du monde et l’entendre comme une condamnation constituerait une mécompréhension grave de l’évangile. Certes, le monde au 1er, au 2e et au 21e siècle est profondément ambigu, en proie aux injustices et aux violences, défiguré par l’orgueil, déchiré par les effets du mal et c’est dans ce monde que les disciples sont envoyés. Mais la garde demandée par Jésus n’a rien d’un bouclier ou d’une assurance garantie. Elle est le maintien du lien d’origine, qui permet de vivre dans le monde en n’étant pas du monde, et qui donne un regard lucide sur la réalité et sur le réel du monde. Aux disciples de regarder l’inacceptable pour ne plus s’y résoudre et ne pas s’y habituer. Aux disciples de regarder les limites de la condition humaine, y compris la mort inévitable, pour y déployer à l’intérieur de ces limites la beauté et la bonté de l’existence. Aux disciples de regarder les tentations de l’égoïsme, de l’orgueil et de l’auto-fondation pour y résister avec ce qu’ils ont reçu : les dons de la Parole, de la vie éternelle, de l’Esprit… Et tout cela pour que le monde tant aimé ne soit pas, jamais, privé de la possibilité de découvrir son origine et son réel d’amour et de dynamique de dons, de grâce.
C’est pour cela que les disciples sont envoyés dans le monde, c’est en faveur, au bénéfice du monde.
Et c’est pour cela que Jésus prie pour ses disciples et pas pour le monde, à ce moment-là.

Dans l’évangile de jean, Jésus n’explique pas comment agir, quelles formes doit prendre l’existence. Il révèle d’où vient la vie vivante, quelle identité est essentielle, ce qui donne l’élan de la dynamique de dons, ce qui rend capable d’aimer. Et il le donne. Après, ce qui est à faire, à construire dans le monde d’après, pour le monde déjà d’aujourd’hui, est laissé à la créativité des disciples.
C’est pourquoi la troisième demande de la prière de Jésus récapitule les deux précédentes : consacre-les dans la vérité. Plus exactement sanctifie-les dans la vérité. La sanctification, c’est l’acte de mettre quelque chose à part pour Dieu, c’est à Dieu.
Jésus prie pour ses disciples, parce que lui parti, ce sera à eux de continuer son œuvre, son œuvre de révélation. Sa demande pour la sanctification des disciples, dit que cette sanctification est l’œuvre de Dieu et pas celle des disciples qui n’ont pas à la gagner ni à la prouver. Elle n’a pas pour but de les rendre supérieurs aux autres, mais de les ancrer encore plus dans l’origine, dans l’amour, dans la dynamique de dons. Elle ne fait pas des disciples des élus au détriment de ceux qui ne le sont pas. La sanctification, œuvre de Dieu, travail de Dieu dans l’être, fait des hommes et des femmes responsables. Pas responsables de la conversion et du salut du monde, mais responsables pour vivre dans le monde de manière décalée, de manière non coïncidente avec le monde qui ne connaît pas son origine et son réel, le monde replié sur lui-même dans ses logiques de pouvoir, de domination, de consommation.

Pour le monde d’après, l’évangile de Jean tout entier témoigne avec insistance voire même radicalité que l’essentiel se tient dans la relation à l’origine, l’origine de l’être comme devenir, l’origine du réel recouvert par la réalité. C’est à cette réflexion, à cette méditation que répond, que correspond ensuite ce qui peut être bâti. La prière de Jésus exhorte à ne pas se précipiter dans le futur en faisant l’impasse sur le temps du choix, le temps de la vérité qui est écoute de la Parole de création, de sagesse, de re-création. Elle invite à ne pas manquer ce temps particulier, le temps du présent avant le temps d’après.

Amen

Prière

Notre Père, qui es au-delà de tout, et même du ciel,

Que ton nom soit mis à part et qu’il ait une place de choix dans nos vies.

Que tu sois de plus en plus reconnu, respecté, écouté, suivi,
parce que tout ce qui arrive, ici et ailleurs, n’est pas toujours le bien.

Que ta volonté s’accomplisse sur la terre comme au ciel.

Donne-nous aujourd’hui notre pain spirituel, ce pain de vie qu’est ta parole divine,
ta présence, ton esprit, ton être même,
ce pain qui peut nous nourrir pour l’éternité et nous donner la force qui vient de toi.

Parce que tu nous pardonnes, aide-nous, à notre tour, à nous pardonner mutuellement.

Fais que nous ne soyons pas introduits ou enfermés dans l’épreuve,
vaincus, anéantis par elle, afin que nous puissions relever la tête.

Mais délivre-nous, libère-nous, car le mal est là et il emprisonne.

Nous te disons tout cela avec confiance
car c’est à toi qu’appartiennent l’amour, le pardon et la paix aux siècles des siècles.

Amen

(actualisation du Notre Père par le pasteur Gilles Castelnau)