Prédication du 20 juillet 2025
de Matthias Benabdellah
Provisions pour la route
Lecture : Matthieu 10, 16-23
Lecture biblique
Matthieu 10, 16-23
16 Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme les serpents, et simples comme les colombes.
17 Mettez-vous en garde contre les hommes; car ils vous livreront aux tribunaux, et ils vous battront de verges dans leurs synagogues;
18 vous serez menés, à cause de moi, devant des gouverneurs et devant des rois, pour servir de témoignage à eux et aux païens.
19 Mais, quand on vous livrera, ne vous inquiétez ni de la manière dont vous parlerez ni de ce que vous direz: ce que vous aurez à dire vous sera donné à l’heure même;
20 car ce n’est pas vous qui parlerez, c’est l’Esprit de votre Père qui parlera en vous.
21 Le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant; les enfants se soulèveront contre leurs parents, et les feront mourir.
22 Vous serez haïs de tous, à cause de mon nom; mais celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé.
23 Quand on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre. Je vous le dis en vérité, vous n’aurez pas achevé de parcourir les villes d’Israël que le Fils de l’homme sera venu.
Prédication
Comme vous le savez sans doute, le mot évangile nous vient du grec, et signifie « la bonne nouvelle ». Pourtant, en lisant ce passage de l’évangile selon Matthieu, nous serions en droit de nous demander si l’évangile mérite bien son nom, du moins dans ce passage. Jésus, en envoyant douze de ses disciples en mission, ne leur annonce guère des lendemains qui chantent. Il ne leur promet pas la victoire en marchant. Au contraire, il leur promet des difficultés, des épreuves, des moments désagréables.
Juste avant le passage que nous venons de lire, Jésus annonce au douze leur lettre de mission, à savoir : guérir les malades, ressusciter les morts, chasser les démons. Rien que ça.
Nous pourrions croire qu’une mission aussi radicale soit accompagnée de moyens exceptionnels.
Ce n’est pourtant pas le cas. Les apôtres sont appelés à partir dans le dénuement matériel le plus complet. Même pas un bâton, surnaturel ou pas. Pas d’argent, pas de bagage, pas de vêtement de rechange. Pas de plans de secours.
Rien. Vraiment ?
Car à défaut de ressources matérielles ou surnaturelles, Jésus donne à ses disciples quelques paroles et conseils qui sont autant de provisions en vue de la difficile mission qui les attend.
La première de ces provisions pour la route se trouve au verset 16 : « Soyez donc prudents comme les serpents, et simples comme les colombes. » Arrêtons-nous sur ces deux attitudes.
L’élément que Louis Segond dans cette traduction restitue par l’adjectif « simples » dans « simples comme des colombes » possède un sens plus large en grec (ἀκέραιος). « Simples », oui en effet, mais pas seulement. Au-delà de la naïveté, le terme renvoie aussi aux notions d’intégrité, de pureté, d’innocence, d’absence de volonté de nuire.
L’élément clé ici est bien l’innocuité, représentée à travers l’image de la colombe. La colombe était pour les Grecs et les Juifs un modèle d’intégrité, d’absence de défense et de pureté. Bien qu’ils doivent être prudents en ce qui concerne leur propre préservation, les envoyés du Christ doivent aussi se prémunir de toute animosité ou de toute volonté de nuire à ses adversaires. L’image de la colombe renvoie à cette force désarmée du témoignage chrétien.
Les apôtres sont ensuite appelés à être « prudents », comme le traduit Louis Segond. Ici également, le terme grec derrière l’adjectif « prudent » possède une signification à la fois plus large et plus précise (φρόνιμος). C’est ce même terme qui est utilisé pour qualifier le serpent en Gn 3, où il est souvent traduit par le mot « astucieux ». Jésus appelle les disciples à une sagesse réaliste, consciente de l’état du monde, sans pour autant en adopter les travers et la brutalité. Aucun héroïsme superflu, aucun idéalisme inutile n’est attendu de leur part.
Les envoyés du Christ n’auront pas le pouvoir de transformer les loups en brebis. Ni l’inverse d’ailleurs. Ils ne feront pas non plus paître les loups et les agneaux ensemble, selon la promesse d’Esaïe, car l’avenir de cette promesse messianique demeure de l’unique ressort du Père. Jésus appelle ses disciples, et nous appelle à travers eux, à faire preuve de sagesse, à être lucides sur l’état du monde, à être astucieux, à naviguer dans le monde avec clairvoyance, sans céder au désespoir ni à la violence, mais en affirmant notre foi. Autrement dit, il nous appelle à témoigner.
La seconde provision est donc le témoignage. Témoigner. Évangéliser. Quels termes complexes et épineux ! Comment répandre efficacement l’évangile ? Comment annoncer fidèlement et justement la bonne nouvelle du Christ Jésus ? Ces questions difficiles ont toujours été fortement débattues, aussi bien aux temps apostoliques que dans nos synodes et assemblées actuels. Souvent, la question sous l’angle du « comment ». Comment témoigner ? Comment trouver les mots justes pour témoigner ?
Reprenons notre texte au verset 19: « quand on vous livrera, ne vous inquiétez ni de la manière dont vous parlerez ni de ce que vous direz: ce que vous aurez à dire vous sera donné à l’heure même ».
Nous avons peut-être un début de réponse dans ce passage, où Jésus nous invite justement à ne pas nous poser la question de la recherche des mots justes. Les mots justes seront donnés aux disciples, à partir du moment où l’acte juste est accompli. Autrement dit, c’est par la persévérance dans les actes, par nos faits et gestes, par notre attitude et notre comportement que nous donnons souvent le meilleur témoignage des évangiles. Les plus belles paroles et les meilleures seraient bien inutiles si nos actes ne témoignent pas efficacement de l’espérance chrétienne qui est en nous. La force du discours ne précède pas la foi, elle en découle. Ou selon les mots de l’apôtre Paul : « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé. Nous aussi nous croyons, et c’est pour cela que nous parlons ».
La recherche de l’habileté rhétorique est secondaire. Les mots viennent naturellement quand la foi se vit au quotidien.
Enfin, une dernière provision, d’apparence plus énigmatique, est offerte par Jésus à ses disciples au verset 23 : « Je vous le dis en vérité, vous n’aurez pas achevé de parcourir les villes d’Israël que le Fils de l’homme sera venu. »
Que signifient ces mots étranges ? Jésus semble dire que les apôtres ne termineront pas leur travail de témoignage avant la venue mystérieuse du Fils de l’homme. Mais que signifie la venue du Fils de l’homme ? À quel événement fait-elle référence ?
Dans la tradition exégétique, plusieurs interprétations ont été avancées pour expliquer ce texte de Matthieu. Certains exégètes voient dans la venue du Fils de l’homme une allusion à la Résurrection de Pâques, ou à la parousie finale. Mais Jésus cherche-t-il vraiment à fixer un terme à la mission de ses envoyés ? Cherche-t-il vraiment à la limiter dans le temps ou dans l’espace ? Lui-même qui demande à ses disciples, à la toute fin de l’évangile selon Matthieu, de faire de toutes les nations des disciples et de leur enseigner ce qu’il a prescrit ?
Une autre manière de lire ce texte serait de considérer que le Christ donne à ses disciples un ordre de mission qui n’est justement pas limité dans le temps. Et qu’il les invite peut-être simplement à ne pas se poser de questions inutiles. À ne pas poser la question du « quand ». Quand l’obscurité sera-t-elle définitivement vaincue ? Quand le royaume de Dieu sera-t-il visible sur Terre ? Quand la panthère se couchera-t-elle avec le chevreau, et que l’enfant jouera-t-il dans l’antre de la vipère?
Dans la continuité de son premier conseil, le Christ invite à être réaliste. Il n’appartient pas aux disciples, et il ne nous appartient pas non plus de changer la nature du monde ni de prévoir une date pour ce changement. En revanche, Jésus nous invite à agir avec lucidité. Sans fausse naïveté ni cynisme désabusé. La question du terme de l’action chrétienne est aussi secondaire que celle de la recherche de l’habileté rhétorique.
Au début du livre des actes, les anges apostrophent ainsi les apôtres, qui observent le Christ disparaître de leur vue, peut-être en espérant déjà un signe annonciateur de son retour :
« Hommes de Galilée, pourquoi vous arrêtez-vous à regarder vers le ciel ? »
Regarder le ciel, ou espérer un signe ou un événement extraordinaire est une tendance assez naturelle de l’esprit humain. Et c’est de cela justement que notre texte, avec celui des actes et avec tant d’autres passages de la Bible, nous invite à nous méfier.
La bonne nouvelle du Christ n’est pas une promesse de succès ni une garantie de résultats. La bonne nouvelle du Christ est l’assurance de l’amour inconditionnel du Père, et la certitude que son Fils marche avec nous jusqu’à la fin des temps. C’est un appel à la persévérance humble dans le témoignage quotidien, même quand rien ne semble changer, même quand la tâche nous semble sans fin. C’est un appel à engager nos moyens, aussi faibles et dérisoires qu’ils puissent paraître, dans la voie du Christ. Pour faire ceci, nous n’avons pas besoin d’une habileté extraordinaire. Notre courage ordinaire suffit.
Que l’Esprit Saint nous aide à être persévérants. Qu’il nous aide à devenir de fidèles témoins de l’espérance et de l’amour du Père tels qu’ils se sont incarnés pour nous en son Fils.