Prédication du 22 octobre 2023

d’Hervé Oléon-Perrin

« Que fais-tu ici ? »

Introduction

L’extrait ou plutôt les extraits sur lesquels portera notre méditation d’aujourd’hui sont tirés du Premier Livre des Rois, tout d’abord au chapitre 18, les versets 22 à 40. Le roi d’Israël, Achab, ayant épousé la syro-phénicienne Jézabel, introduit le culte de Baal, dieu de la fertilité, « seigneur du feu et de la pluie ». Le prophète Elie annonce alors au roi une grande sécheresse sur le pays. Il doit fuir au bord du Kerith, puis à Sarepta, pour sauver sa vie. Pendant ce temps, la reine fait massacrer les prophètes de Yahvé. Après trois ans de clandestinité, Dieu renvoie Elie auprès d’Achab pour lui annoncer le retour de la pluie. Elie, après avoir vivement blâmé le roi, l’enjoint à réunir au Mont Carmel tout le peuple d’Israël et les quatre cent cinquante prophètes de Baal. Achab ayant accédé à sa demande, voici maintenant les faits :

1ère lecture

1 Rois 18, 22-40

22 Et Élie dit au peuple : Je suis resté seul des prophètes de l’Éternel, et il y a quatre cent cinquante prophètes de Baal.
23 Que l’on nous donne deux taureaux ; qu’ils choisissent pour eux l’un des taureaux, qu’ils le coupent par morceaux, et qu’ils le placent sur le bois, sans y mettre le feu ; et moi, je préparerai l’autre taureau, et je le placerai sur le bois, sans y mettre le feu.
24 Puis invoquez le nom de votre dieu ; et moi, j’invoquerai le nom de l’Éternel. Le dieu qui répondra par le feu, c’est celui-là qui sera Dieu. Et tout le peuple répondit, en disant : C’est bien !
25 Élie dit aux prophètes de Baal : Choisissez pour vous l’un des taureaux, préparez-le les premiers, car vous êtes les plus nombreux, et invoquez le nom de votre dieu ; mais ne mettez pas le feu.
26 Ils prirent le taureau qu’on leur donna, et le préparèrent ; et ils invoquèrent le nom de Baal, depuis le matin jusqu’à midi, en disant : Baal réponds nous ! Mais il n’y eut ni voix ni réponse. Et ils sautaient devant l’autel qu’ils avaient fait.
27 A midi, Élie se moqua d’eux, et dit : Criez à haute voix, puisqu’il est dieu ; il pense à quelque chose, ou il est occupé, ou il est en voyage ; peut-être qu’il dort, et il se réveillera.
28 Et ils crièrent à haute voix, et ils se firent, selon leur coutume, des incisions avec des épées et avec des lances, jusqu’à ce que le sang coulât sur eux.
29 Lorsque midi fut passé, ils prophétisèrent jusqu’au moment de la présentation de l’offrande. Mais il n’y eut ni voix, ni réponse, ni signe d’attention.
30 Élie dit alors à tout le peuple : Approchez-vous de moi ! Tout le peuple s’approcha de lui. Et Élie rétablit l’autel de l’Éternel, qui avait été renversé.
31 Il prit douze pierres d’après le nombre des tribus des fils de Jacob, auquel l’Éternel avait dit : Israël sera ton nom
32 et il bâtit avec ces pierres un autel au nom de l’Éternel. Il fit autour de l’autel un fossé de la capacité de deux mesures de semence.
33 Il arrangea le bois, coupa le taureau par morceaux, et le plaça sur le bois.
34 Puis il dit : Remplissez d’eau quatre cruches, et versez-les sur l’holocauste et sur le bois. Il dit : Faites-le une seconde fois. Et ils le firent une seconde fois. Il dit : Faites-le une troisième fois. Et ils le firent une troisième fois.
35 L’eau coula autour de l’autel, et l’on remplit aussi d’eau le fossé.
36 Au moment de la présentation de l’offrande, Élie, le prophète, s’avança et dit : Éternel, Dieu d’Abraham, d’Isaac et d’Israël ! que l’on sache aujourd’hui que tu es Dieu en Israël, que je suis ton serviteur, et que j’ai fait toutes ces choses par ta parole !
37 Réponds-moi, Éternel, réponds-moi, afin que ce peuple reconnaisse que c’est toi, Éternel, qui es Dieu, et que c’est toi qui ramènes leur cœur !
38 Et le feu de l’Éternel tomba, et il consuma l’holocauste, le bois, les pierres et la terre, et il absorba l’eau qui était dans le fossé.
39 Quand tout le peuple vit cela, ils tombèrent sur leur visage et dirent : C’est l’Éternel qui est Dieu ! C’est l’Éternel qui est Dieu !
40 Saisissez les prophètes de Baal, leur dit Élie ; qu’aucun d’eux n’échappe ! Et ils les saisirent. Élie les fit descendre au torrent de Kison, où il les égorgea.

Prédication

1ère partie

Le récit que nous venons de parcourir propose une scène pour le moins spectaculaire… Nous sommes les témoins, à distance dans le temps, d’un défi opposant deux « équipes » (à ceci près qu’Elie est seul de son côté) visant à démontrer à grand renfort de prouesses surnaturelles la supériorité de l’une par rapport à l’autre. Dans quel objectif ? Prouver au peuple que de Baal et de Yahvé, l’un est un faux dieu et l’autre l’Unique Véritable. La réponse nous paraît sans doute évidente et on se demande s’il était vraiment utile de déployer autant d’effets « spéciaux » pour y parvenir ? Il y a sans doute un sujet, mais finalement aucune vérité inédite qui en découle. Les conditions d’engagement du défi (pour ne pas dire du « jeu ») posent-elles même question. D’une part, et c’est important à souligner, parce que Dieu n’a jamais rien demandé de tel à Elie. La tournure que prennent les événements est à l’exclusive initiative du prophète. D’autre part parce qu’à deux titres au moins Elie n’est pas parfaitement honnête dans la façon dont il pose le contexte. S’il y a bien quelqu’un qui n’a aucune raison de douter de l’existence de Yahvé, c’est bien lui, porteur du message même de l’Alliance, traduit en ces termes par le Deutéronome (6, 4) : « Ecoute, Israël ! L’Eternel, notre Dieu, est le seul Eternel ». Autrement dit, Elie fait un pari sur Dieu, tout en n’ayant aucune raison de douter de sa propre victoire. C’est une sorte de jeu de dupes qu’il propose aux prophètes de Baal. Ajoutons à cela qu’il se désigne comme seul prophète de Yahvé, alors qu’il sait pertinemment que son serviteur Abdias a caché cent autres prophètes dans deux cavernes. Il oriente ainsi la perception de la foule, en se mettant en avant, à la fois comme élément minoritaire mais aussi catalyseur, en quelque sorte, maître du jeu. Et si l’on observe qu’en cours de route, il ne manque pas de railler ostensiblement ses adversaires en échec, la démarche n’est déjà pas tellement glorieuse…

Chaque parti procède, tour à tour, aux invocations attendues. Rien ne passe du côté des prophètes de Baal, tandis que Yahvé enflamme le bûcher de bois mouillé qu’a dressé Elie – il fallait bien ajouter, pour lui, une difficulté supplémentaire, histoire d’attester encore plus fortement, le moment venu, de sa supériorité ! Le souci à ce stade, c’est qu’Elie offre à voir une représentation de Dieu dans la puissance et dans le feu… qui n’est ni plus ni moins que celle du supposé Baal. Non content de s’avancer en « super Champion de Dieu » autoproclamé, Elie donne Dieu en spectacle, en corrompt l’image et propose sans s’en rendre compte un nouvel objet d’idolâtrie.

Alors oui, Yahvé, ou plutôt Elie, en réalité, sort vainqueur du défi. Quelle surprise !!! La mise en scène spectaculaire et les imprécations d’Elie aidant, la foule tombe à genou et scande le nom de Yahvé. On pourrait presque se croire devant certains de nos jeux télévisés à une heure de grande écoute… tant l’atmosphère est conditionnée. Ceci dit, même si la méthode a de quoi susciter le doute, il n’est pas interdit d’imaginer que dans la suite directe de cette « démonstration », Elie aurait pu user d’une certaine pédagogie pour nuancer et affermir cette adhésion de la foule… mais était-ce réellement possible ? Un point de non-retour n’a-t-il pas déjà été franchi ? Et en effet, c’est ici que tout bascule, que tout bascule dans l’horreur. Soit parce qu’Elie n’est pas pleinement satisfait de la réaction du peuple – peut-être s’attendait-il à de violentes représailles de la foule à l’égard des prophètes de Baal, voire un soulèvement immédiat et massif contre les souverains idolâtres – soit parce qu’il est débordé par l’exaltation de sa mise en scène et laisse s’échapper ses propres pulsions, … c’est en tout cas un dérapage abominable avec la mise à mort, de ses propres mains, avec une complicité induite du peuple, de quatre-cent-cinquante individus.

Détail intéressant, dans le texte, aucun commentaire sur cet acte épouvantable, aucune réprobation relatée de la part de Yahvé, ni d’avis personnel du ou des auteurs… Et nous allons voir qu’il n’en est pas réellement besoin…

A lui seul, le coup d’éclat finalement tragique d’Elie fait son œuvre et se transforme en échec cuisant. Un échec parce que finalement rien ne garantit maintenant au prophète la conviction absolue de la foule, d’autant qu’il s’est fait l’émissaire meurtrier d’un Dieu de feu mais aussi de mort, qui ne peut qu’engendrer la peur et la méfiance ; un échec parce que non seulement le peuple ne s’est pas soulevé contre ses souverains, mais voilà de surcroît Elie menacé de mort, en représailles (logiques), par Jézabel.

Et Elie fuit, non pas sur l’ordre de Dieu, comme après sa première rencontre avec Achab, mais ici de sa propre initiative. Il ne se demande pas quelle est alors la volonté de Dieu pour lui. Il abandonne de facto le peuple de Dieu… et sa mission. Elie focalise sur sa propre condition, non sur la portée de ses actes, dont il subit sans s’en apercevoir les conséquences, il se croit délaissé par Dieu et se pose en victime. Sa solution : se laisser mourir. Mais non, Dieu est là et par deux fois, par l’intermédiaire d’un ange, il nourrit Elie, il le relève et le remet en mouvement sur le chemin de la vie. Après quarante jours et quarante nuits de marche, Elie arrive au Mont Horeb et trouve refuge en ce lieu où Yahvé apparut autrefois à Moïse sous la forme d’un buisson ardent. Je vous propose de lire quelques lignes de la suite de l’action, au chapitre 19, versets 9 à 16 :

2ème lecture

1 Rois 19, 9-16

9 Et là, il entra dans la caverne, et il y passa la nuit. Et voici, la parole de l’Éternel lui fut adressée, en ces mots : Que fais-tu ici, Élie ?
10 Il répondit : J’ai déployé mon zèle pour l’Éternel, le Dieu des armées ; car les enfants d’Israël ont abandonné ton alliance, ils ont renversé tes autels, et ils ont tué par l’épée tes prophètes ; je suis resté, moi seul, et ils cherchent à m’ôter la vie.
11 L’Éternel dit : Sors, et tiens-toi dans la montagne devant l’Éternel ! Et voici, l’Éternel passa. Et devant l’Éternel, il y eut un vent fort et violent qui déchirait les montagnes et brisait les rochers : l’Éternel n’était pas dans le vent. Et après le vent, ce fut un tremblement de terre : l’Éternel n’était pas dans le tremblement de terre.
12 Et après le tremblement de terre, un feu : l’Éternel n’était pas dans le feu. Et après le feu, un murmure doux et léger.
13 Quand Élie l’entendit, il s’enveloppa le visage de son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la caverne. Et voici, une voix lui fit entendre ces paroles : Que fais-tu ici, Élie ?
14 Il répondit : J’ai déployé mon zèle pour l’Éternel, le Dieu des armées ; car les enfants d’Israël ont abandonné ton alliance, ils ont renversé tes autels, et ils ont tué par l’épée tes prophètes ; je suis resté, moi seul, et ils cherchent à m’ôter la vie.
15 L’Éternel lui dit : Va, reprends ton chemin par le désert jusqu’à Damas ; et quand tu seras arrivé, tu oindras Hazaël pour roi de Syrie.
16 Tu oindras aussi Jéhu, fils de Nimschi, pour roi d’Israël ; et tu oindras Élisée, fils de Schaphath, d’Abel Mehola, pour prophète à ta place.

Prédication

2ème partie

La caverne, le désert, la nuit, lieux et temporalité de l’isolement, de la solitude, de la détresse, du dénuement, de l’introspection… C’est l’ici et maintenant d’Elie à cet instant précis. Et voici que Dieu l’interpelle : « Que fais-tu ici ? ». Cette question compatissante – que l’on pourrait aussi formuler par « Comment en es-tu arrivé là ? » – n’appelle en réponse aucune argumentation ou stratégie de défense, mais plutôt une rétrospective des événements, de fil en aiguille, jusqu’à ce point précis de l’existence. Dieu cherche ainsi à susciter la réflexion, la conscience d’une responsabilité, même, chez le prophète. Et que répond Elie ? « Je t’ai servi de tout mon zèle, les autres sont mauvais ou peu fiables, et moi, moi qui suis seul, on veut me tuer… je ne comprends pas… je mérite autre chose ». Dieu a donné des indices à Elie en le sauvant de la mort, en poussant sa marche à travers le désert, en le nourrissant… et pourtant, c’est une mauvaise réponse ou plutôt une association de mauvaises réponses : autojustification, déresponsabilisation, culpabilisation de l’autre, et reproche à peine déguisé d’un présumé délaissement par Dieu, teinté d’une exigence rétributive, rien de moins…

Mais Dieu est patient, et voilà qu’à son tour, mais cette fois par lui-même, il va mobiliser les éléments. Faisant sortir Elie de l’obscurité de la caverne, image du moi dans lequel celui-ci s’est enfermé, Dieu se révèle à lui. Non dans la puissance destructrice de la tempête, non dans les forces telluriques, ni dans le feu (ce même feu qu’Elie avait utilisé comme instrument de démonstration), mais dans un murmure doux et léger. Oui, Dieu est là, dans l’à peine perceptible d’un souffle de vie. Cette fois, Elie comprend, apparemment. Cependant, à la question réitérée « Que fais-tu ici ? » il se borne à renouveler sa première réponse. Décidément, se remettre en question n’est pas chose facile… Que fait alors Dieu ? Il s’agace ? Il se fâche ? Il réprimande ? Il reproche ? Non, Dieu fait grâce, Dieu EST grâce. Il confie à Elie trois ultimes missions, lui offre une transition positive, par laquelle il oindra deux rois, dont le nouveau roi d’Israël, et son propre successeur, le futur prophète Elisée.

Le ou les auteurs de ces récits, comme souvent dans le Premier Testament, nous tendent avec le personnage d’Elie le miroir de nos propres fragilités, aux conséquences parfois catastrophiques. Force est de constater que, quelques deux-mille-six-cents ans après leur écriture, ces lignes demeurent très actuelles. Elles nous mettent en garde contre la tentation de parler et d’agir à la place de Dieu, pire encore, de l’instrumentaliser au profit d’ambitions purement humaines. Se pose alors la question essentielle de notre représentation de Dieu. Elie cristallise sur sa conception d’un Dieu de puissance spectaculaire et même finalement de mort. Certes Dieu est bien le feu du ciel qui a allumé le bois mouillé du bûcher de l’holocauste lors du défi, mais il n’est pas que cela, surtout pas. Dieu se révèle dans son absolu, au contraire, dans la force de vie face à l’adversité, dans la patience et la bienveillance, dans l’imperceptibilité au cœur du quotidien. Pour Daniel Marguerat (J’habiterai chez toi, p. 115), « à sa manière, Elie a découvert le Dieu de Jésus Christ qui n’est pas arrivé de manière fracassante mais comme un souffle, vulnérable, faible parmi les faibles, livré à l’hostilité et au soupçon, seul devant sa mort, témoin d’un Dieu tellement différent de celui de nos rêves ». Ce Dieu-là, dans son exaltation, puis dans sa détresse, Elie ne le reconnaît pas. Il s’obstine à rester centré sur lui-même, sur sa perspective triomphale d’abord, sur son abandon supposé ensuite. Elie devient son propre sujet, au point de s’arroger le droit de sa propre définition – ô combien erronée – de Dieu. S’il en est là, c’est aussi parce que, face à un renversement inattendu de situation, il a renoncé à assumer sa responsabilité individuelle à l’égard de ses semblables – ils sont coupables, lui, bien sûr, est incompris et a dû fuir – et surtout il a perdu sa confiance en Dieu, s’en croyant délaissé, incapable qu’il était de considérer les choses en réflexivité.

Tout au long de ce parcours quelque peu caillouteux d’Elie, mis en scène par le ou les auteurs du texte, nous pouvons lire en filigrane une direction que Dieu nous donne à suivre dans nos existences. Une direction dans laquelle nous sommes invités, en conscience, en confiance, en responsabilité et en humilité à changer notre regard sur Dieu, hors de toute représentation ou bénéfice attendu, à l’intégrer en nous dans sa fragilité, son imprévisibilité et même son imperceptibilité. Ainsi éclairés par l’esprit, qui est en vérité œuvre de Dieu en nous, nous pourrons à notre tour, hommes et femmes de passage, comme Elie, messagers et messagères de vie, nous laisser porter par ce souffle de Dieu qui nous rend libres, dans la paix, chacun et ensemble.