Prédication du 31 décembre 2023

d’Hervé Oléon-Perrin

Revêtir l’homme nouveau…

Lectures bibliques

2 Corinthiens 5, 3

3 Pourvu que, même revêtus nous ne soyons pas trouvés nus !

Colossiens 3, 10-15

10 Vous avez revêtu l’homme nouveau qui se renouvelle pour parvenir à la vraie connaissance, conformément à l’image de celui qui l’a créé.
11 Il n’y a plus ni Juif ni non-Juif, ni circoncis ni incirconcis, ni étranger, ni sauvage, ni esclave ni homme libre, mais Christ est tout et en tous.
12 Ainsi donc, en tant qu’êtres choisis par Dieu, saints et bien-aimés, revêtez-vous de sentiments de compassion, de bonté, d’humilité, de douceur, de patience.
13 Supportez-vous les uns les autres et, si l’un de vous a une raison de se plaindre d’un autre, pardonnez-vous réciproquement. Tout comme Christ vous a pardonné, pardonnez, vous aussi.
14 Mais par-dessus tout cela, revêtez-vous de l’amour, qui est le lien de la perfection.
15 Que la paix de Christ, à laquelle vous avez été appelés pour former un seul corps, règne dans votre cœur. Et soyez reconnaissants.

Prédication

« Pourvu que, même revêtus, nous ne soyons pas trouvés nus… »

C’est un véritable cri que lance par ces quelques mots l’apôtre Paul à la communauté de Corinthe.

Un cri introduit par une locution conditionnelle, « pourvu que », « si », témoignant d’emblée d’une inquiétude, d’une incertitude et peut-être aussi d’une trouée d’espérance…

Le mot suivant, « même », nous place face à une problématique par laquelle un état, celui d’individu habillé, couvert, déboucherait finalement, de façon contradictoire, sur un autre, un état ultime de nudité.

Intéressons-nous d’abord à ce résultat redouté… De quoi donc nous parle Paul par le biais de ce simple adjectif, « nu » ?

La nudité, c’est notre corps exposé à la vue, aux éléments, sans protection, dans sa fragilité, c’est une lisibilité qu’on peut avoir de nous.

C’est l’état primal, certes innocent mais ô combien vulnérable de l’humain aux premiers jours d’Eden, celui de la naissance également, d’un enfant dans une étable, par exemple…

La nudité, c’est aussi celle d’une figure étrange de l’Evangile selon Marc, celle d’un jeune homme qui s’enfuit nu, laissant tomber son étoffe de lin, lors de l’arrestation de Jésus. Un personnage qui symbolise peut-être la fuite des disciples, mais aussi par extension le fléchissement de la conviction des croyants face à l’adversité. Un personnage qui, en tout cas, face à cette rupture forcée dans l’accompagnement de Jésus, est en perte de repères et court alors se cacher.

La nudité, c’est enfin et surtout celle du Christ à la croix, celle d’un homme humilié, déshumanisé par un abominable supplice et une mort indigne, dont la nudité honteuse du condamné faisait partie intégrante, même si l’iconographie chrétienne traditionnelle le couvre d’un pagne de pudeur.
Tout ceci, c’est donc à la fois le ressenti d’une vulnérabilité que nous n’assumons pas, et celui d’une perte, d’un manque, d’un sens absent dans nos existences, d’une conscience disparue, même, lorsque les relations et les situations que nous rencontrons échappent à nos références habituelles.

A partir de là, nous pouvons revenir légèrement en arrière et nous questionner sur ce ou ces fameux vêtements qui, portés par nous, seraient pourtant incapables de couvrir efficacement nos faiblesses, nos brèches, nos doutes et nos peurs. Le faisceau de réponse n’est certainement guère différent selon que l’on se positionne au temps de Paul ou aujourd’hui. Rappelons que les deux Épîtres aux Corinthiens s’adressent à une communauté chrétienne jeune mais déjà en crise, en proie à des inégalités, à des comportements perturbateurs et à la tentation de l’exclusion en son propre sein…, nous y reviendrons.

Au premier siècle comme en ce dernier jour de décembre 2023, ne vit-on pas dans un monde où ce que l’on donne à voir, autrement dit ce qui nous vêt ou nous revêt, nous caractérise aux yeux de nos semblables, que nous le voulions ou non ?

Au-delà d’une quelconque étoffe, métaphoriquement, ces vêtements qui nous leurrent, ce sont nos certitudes, les représentations de nous-même que nous mettons en avant, tout ce qui nous classe socialement, nous inscrit dans une démarche évaluative, qui trie et qui, par voie de conséquence isole. Ce que concentre l’adjectif « revêtu » à cet endroit précis chez Paul, c’est l’illusion dans laquelle nous nous enfermons lorsque nous agissons pour conquérir le regard des autres, dans un esprit de concurrence, de supériorité, faute justement d’assumer notre nudité.

Nous avons incontestablement besoin du regard de l’autre pour exister, mais lorsque que nous faisons de l’apparence et de la compétition une norme de vie, nous altérons la relation, jusqu’à parfois nous détruire nous-mêmes au passage. Pourtant qu’avons-nous à prouver, à partir du moment où Dieu nous reconnaît dans notre identité, sans être comptable de nos supposées qualités ?

Le sens contradictoire de ce verset, celui d’un vêtement qui nous laisserait finalement nus, c’est en définitive l’expression du paradoxe de la croix et du tombeau vide : c’est la course à l’excellence qui vient d’échouer. Attention, pas la course de Jésus, mais celle de ses adversaires. Ceux qui ont voulu le supprimer pour sauvegarder leurs apparences et le cadre de leur norme, malgré tous leurs efforts, sont mis en défaut par la bonne nouvelle de la résurrection. Plus trivialement, le cri de Paul pourrait alors être synthétisé en un autre cri, encore plus bref : « cela suffit ! ».

Mais alors, comment affronter sans nous fourvoyer cette réalité d’humains nus, en tout cas, à certains moments, à certaines étapes de notre existence ?

Cette réponse, c’est le Christ qui nous la donne. Lui qui, crucifié, exécuté de la plus dégradante manière, vient pourtant nous annoncer et nous offrir la grâce inconditionnelle de Dieu. Une grâce inconditionnelle qui n’est pas réduite à la question de la finitude et du salut par-delà la mort. Nous ne sommes pas ici dans la première Epître aux Thessaloniciens où se pose la question de savoir si ceux qui sont déjà morts seront sauvés. Non, il s’agit bien ici de se soucier des vivants, d’une communauté vivante, et même d’une communauté à vivre, dans le présent et le futur. C’est bien ce dont il est question pour les Corinthiens du temps de Paul, mais aussi pour nous aujourd’hui et pour chaque croyant dans l’éternité de Dieu.

C’est aussi de cela que parle l’extrait de l’Épître aux Colossiens que nous avons également parcouru. Si ce texte n’a vraisemblablement pas été rédigé par Paul lui-même, mais plutôt par l’un ou plusieurs de ses proches disciples, il ne s’inscrit pas moins dans une continuité parfaite du cri existentiel de l’apôtre, avec davantage de clarté, il me semble, que la suite du verset de l’Épître aux Corinthiens. Son ou ses auteurs répliquent de façon éclatante à notre questionnement de départ en recourant à un procédé rhétorique cher à Paul, celui de l’introduction d’un troisième axe qui vient résoudre les deux premiers. Puisque le conflit intérieur entre l’homme et sa propre nudité ne peut se résorber par lui-même, dans son immanence, c’est ailleurs, bien plus loin, bien plus haut, qu’il faut chercher une solution.
Ainsi, « l’homme nouveau », c’est par le souffle de l’Esprit en eux, par l’énergie de la foi en Christ ressuscité que les membres de la communauté colossienne viennent de le revêtir ; cette foi qui ouvre en confiance au sens véritable de la vie vivante, dans une compréhension de la relation à l’autre où nous sommes invités à épauler, à accompagner, à consoler, à redonner sens, en d’autres termes, à être force de résurrection. Le voilà, le plus bel habillage qui soit !

Rappelez-vous, d’ailleurs, la figure du jeune homme nu, chez Marc, tout à l’heure. Ce jeune homme dont le drap de lin égaré dans sa fuite renvoie au linceul du Christ mort et enseveli, nous le retrouvons peut-être, dans ce même Évangile. Revêtu, cette fois, de la même étoffe, éclatante de lumière, assis dans le tombeau vide, il annonce aux femmes la résurrection de Jésus qui les précède en Galilée, dans la continuité de leur existence. Dans un renversement complet de paradigme, la fuite est conjurée en un nouvel élan de recherche, de suivance et de transmission, dans lequel nous avons, deux millénaires plus tard, plus que jamais un rôle essentiel à jouer nous aussi.

La grâce inconditionnelle qui nous est offerte en Christ ne signe rien de moins que l’effacement, la disparition des distinctions ethniques, religieuses ou sociales. Au premier siècle comme en ce 31 décembre 2023, « il n’y a plus ni Juif, ni non-juif, ni circoncis ni incirconscis, ni étranger, ni sauvage, ni esclave, ni homme libre ». Comme Paul lorsqu’il intercède en faveur d’un esclave dans l’Epître à Philémon, l’auteur de ces lignes connaît et ne nie pas les inégalités du monde, et nous ne saurions hélas les démentir aujourd’hui encore. Ce à quoi nous enjoint alors la pensée paulinienne, dans la foi et dans l’espérance, c’est à revêtir, en Christ, ce que chacun de nous peut offrir à son tour, en gratuité absolue, à ceux qui l’environnent, de près ou de loin. Elle nous invite à entrer pleinement dans la communion en Christ, qui transcende toute tentation de hiérarchisation liée aux origines, à la culture, à la religion ou au statut social de chacun.

« Se supporter les uns les autres »… Il ne s’agit évidemment pas d’une résignation à s’accommoder de son entourage mais plutôt de notre capacité à être celui sur lequel l’autre peut s’appuyer et se reposer. C’est accepter l’autre dans sa singularité, au-delà des motifs de discorde, souvent absurdes, mais aussi en conscience et en responsabilité face aux conflits qui peuvent parfois néanmoins demeurer, dans nos réalités humaines complexes. C’est pardonner, couper le lien d’une mémoire qui nous crispe, nous immobilise vainement, et ouvrir la voie d’un « à-venir ». Dans ce pardon, sans doute ne faut-il pas oublier de nous pardonner nous-même notre propre faillibilité… dans notre nudité d’humain. Dans l’accessibilité à soi-même qui ouvre la voie vers l’autre, c’est accepter, une fois encore, de ne pas vêtir, ni pour soi ni pour l’autre, l’habit de la normalisation et de l’échelle de valeurs.

Et par-dessus tout, dans la matière même de ce vêtement symbolique, tout ce que notre foi mobilise de pensées et d’actions au bénéfice de l’autre, cette trame de fils, ces pièces d’étoffe s’assemblent les unes aux autres pour former le plus protecteur des vêtements. Nous l’évoquions au début de ce culte, par des mots prophétiques, du moins poétiques s’ils ne sont pas bibliques, qui n’en traduisent pas moins la volonté de Dieu pour nos vies. Ce vêtement que nous offre la divine Providence porte un nom, il s’appelle Amour.

Mais attention, un tel présent ne nous est pas offert pour que, nous trouvant vêtus ou revêtus, nous restions tranquillement immobiles, seuls, dans le mirage protecteur de notre individualité. Revêtir l’homme nouveau, dans la foi, avec l’Amour, n’a de sens que dans le mouvement vers l’autre, dans une vigilance active sur le chemin de l’Évangile, à renouveler et à dynamiser sans cesse, même et surtout au cœur de l’obscurité. Faut-il s’étonner que l’auteur de l’Apocalypse, Jean, utilise une image assez similaire, dans un ouvrage qui, s’il relate la vision d’une fin, annonce surtout un commencement nouveau, dans la vie vivante : « Heureux celui qui veille, et qui garde ses vêtements afin qu’il ne marche pas nu » (Apoc. 16 : 15).

Au seuil d’une année nouvelle, aujourd’hui plus qu’hier, et moins que demain, revêtons l’homme nouveau de cet amour par et en Christ, soyons chacun et ensemble les messagers de la grâce et de la Paix offertes. Et, oui, assurément, soyons reconnaissants.