Prédication du 21 décembre 2025
d’Hadrien Oléon-Perrin
Un « oui » dont on ne parle guère…
Lectures : Ésaïe 7, 14 ; Matthieu 1, 18-25
Lectures bibliques
Ésaïe 7, 14
14 C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe, Voici, la jeune fille deviendra enceinte, elle enfantera un fils, et elle lui donnera le nom d’Emmanuel.
Matthieu 1, 18-25
18 Voici de quelle manière arriva la naissance de Jésus Christ. Marie, sa mère, ayant été fiancée à Joseph, se trouva enceinte, par la vertu du Saint Esprit, avant qu’ils eussent habité ensemble.
19 Joseph, son époux, qui était un homme de bien et qui ne voulait pas la diffamer, se proposa de rompre secrètement avec elle.
20 Comme il y pensait, voici, un ange du Seigneur lui apparut en songe, et dit: Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre avec toi Marie, ta femme, car l’enfant qu’elle a conçu vient du Saint Esprit;
21 elle enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus; c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés.
22 Tout cela arriva afin que s’accomplît ce que le Seigneur avait annoncé par le prophète:
23 Voici, la vierge sera enceinte, elle enfantera un fils, et on lui donnera le nom d’Emmanuel, ce qui signifie Dieu avec nous.
24 Joseph s’étant réveillé fit ce que l’ange du Seigneur lui avait ordonné, et il prit sa femme avec lui.
25 Mais il ne la connut point jusqu’à ce qu’elle eût enfanté un fils, auquel il donna le nom de Jésus.
Prédication
Nazareth, nous avons un problème… Plusieurs, même…
Préalablement au texte que nous venons de lire, dans son évangile, Matthieu ne nous relate ni Annonciation ni Visitation.
La découverte de la grossesse de Marie ne fait appel à aucune médiation céleste. Elle en est d’autant plus brutale, pour Marie sans doute, et pour Joseph aussi, certainement.
Joseph pourrait sembler en position marginale dans cette « affaire » dès les premiers versets de cet évangile qui, je le rappelle, présentent la généalogie du Christ sur 42 générations. Et si chaque homme successivement cité engendre le suivant, pour Joseph et pour Jésus, nous pouvons relever la subtilité suivante : « Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle fut engendré Jésus, qui est le Christ ». Pour l’auteur, fils de Marie, Jésus, le Messie, n’a pas de paternité humaine, ce qui écarte a priori d’emblée Joseph. Mais à bien y regarder, l’argumentaire à peine déguisé n’est finalement pas si clair. Les lignes que nous venons de parcourir insistent tout de même beaucoup sur le fait que Joseph, pour le dire trivialement, n’y est pour rien dans cette histoire : sa fiancée et lui n’ont pas encore habité ensemble, Joseph veut rompre, mais il ne veut pas le faire publiquement, il ne veut pas diffamer Marie, il ne la connaît point, autrement dit (en vocabulaire biblique) il n’a pas de relations physiques avec elle, jusqu’à ce qu’elle ait mis Jésus au monde… Un tel plaidoyer, très appuyé, peut traduire une sincérité anxieuse, mais aussi, convenons-en, forcer une certaine suspicion.
Quoi qu’il en soit, et j’y reviendrai, les conditions de la conception de Jésus ne sont pas le sujet central de cet épisode. Contre toute attente, c’est bien Joseph lui-même qui concentre sur sa personne ce que le récit a à nous dire. Joseph, qui ne peut qu’être perturbé par la découverte de la grossesse de sa future épouse, à plus forte raison s’il n’est pas le père. Se pose inévitablement au regard de la Loi juive, la question de la répudiation, comme suite logique. Mais Joseph, en homme juste, ne peut se résoudre à exposer Marie à la calomnie, et s’il envisage de rompre leur alliance, ce sera dans le secret. N’oublions pas que nous parlons ici d’une adolescente de treize ou quatorze ans, qui risque non moins que la lapidation, au regard des prescriptions du Deutéronome (22,23-29), pour peu qu’on l’accuse de relations consenties hors mariage.
Et c’est face à ce doute, à ce projet de séparation qui se dessine, qu’intervient, dans le sommeil de Joseph, un ange du Seigneur. Un ange qui confirme d’abord, à nous, destinataires de ce texte, mais surtout à Joseph lui-même, ce qui n’est pas fondamentalement une bonne nouvelle, en tout cas de prime abord. Mais un ange qui rassure, aussi, et ouvre à Joseph une autre voie possible de compréhension et de résolution de la situation à laquelle il est confronté. Notons que c’est un peu la transposition, chez Matthieu et pour Joseph, de ce qui se passe chez Luc, pour Marie, avec l’Annonciation. Dans les deux cas, la parole divine transmise par la médiation d’un ange, fait de l’inattendu qui bouleverse, à l’échelle du couple formé par Marie et Joseph, une bénédiction et une opportunité à portée universelle.
Non, Joseph, ne doit pas craindre d’accueillir inconditionnellement chez lui Marie, comme sa légitime épouse, et l’enfant qui naîtra d’elle. Et s’il doit s’en convaincre, c’est parce que c’est la volonté de Dieu qui, en cet enfant, offre à l’humanité son salut.
L’ange pourrait se contenter d’une telle affirmation qui met en jeu le projet de Dieu, et n’appelle pas vraiment de contestation. Mais il précise encore que l’enfant à naître est conçu de l’Esprit Saint, ek pneumatos agiou (ἐκ πνεύματος ἁγίου), une expression qui n’apparaît que deux fois dans le Nouveau Testament, ici, chez Matthieu, et qui semble tout expliquer. Si ce n’est que ce tout petit mot, ek, peut en réalité signifier aussi bien « de » que « hors de », la seconde option changeant considérablement le sens et la portée éthique du texte. La tradition biblique, en particulier latine, choisira une traduction parfaitement univoque – de plutôt que ex -, mais on voit bien que le texte grec n’est pas si clair que cela.
Matthieu semble avoir anticipé l’équivoque de sa propre formulation, peut-être dans un système de rebond volontaire. Car voilà que l’ange fonde à présent son injonction en citant l’antique prophétie d’Esaïe, enfin… presque… Soyez attentifs à la version de l’ange : « Voici, la vierge sera enceinte, elle enfantera un fils, et on lui donnera le nom d’Emmanuel, ce qui signifie Dieu avec nous ». Puis à celle d’Esaïe : « Voici, la jeune fille deviendra enceinte, elle enfantera un fils, et elle lui donnera le nom d’Emmanuel ». En hébreu, ‘alma, qui deviendra un très joli prénom, désigne une adolescente non mariée ou tout juste mariée, sans plus. Matthieu emploie pour sa part, en grec, le mot parthenos, « jeune femme vierge », que la Vulgate traduira en latin par virgo… Je vous laisse juges du côté « pratique » de l’adaptation…
Mais, je l’ai déjà indiqué, le mystère qui entoure la conception de Jésus n’est pas le sujet de cet extrait. Ce mystère, ne nous y trompons pas, relève bien d’un procédé théologique et non historique. On ne peut que regretter que le Christianisme, très vite, au fil du temps, ait transformé en fait incontestable ce qui devrait demeurer pour nous une incertitude créatrice. Comme quoi, n’étant pas à un paradoxe près, l’humain est parfois capable de rationaliser le plus improbable et d’en faire une vérité, au risque de s’éloigner du chemin suggéré… Joseph, lui, est le grand oublié de l’histoire. C’est pourtant sur son agir primordial que se fonde aussi la foi qui est encore aujourd’hui la nôtre. C’est par une transgression assumée, au nom de la vie, en Joseph et par Joseph, par un pardon et un amour qui doivent pourtant coûter à sa dignité d’homme, que Dieu peut incarner dans l’enfant à naître son amour infini pour l’humanité. Ce qui aurait pu être le scandale d’une naissance, renversé par l’accueil et le don, devient bénédiction et ouverture d’un chemin. Etrange anticipation d’un autre scandale qui surviendra une trentaine d’années plus tard, celui d’une mort sur la croix, renversé par la résurrection. Toujours dans cette idée de symétrie, la miséricorde témoignée par Joseph peut être lue comme préfiguration du pardon infini fondé dans et par le Christ ressuscité.
« Faire triompher le oui »… Il ne s’agit pas d’une campagne pour un référendum, mais du titre d’une des prières de la Règle de Reuilly, prière qui nous dit (je cite) que « l’incarnation a pris racine dans un amen humain, à travers le oui de Marie ». Certes, mais n’oublions pas le « oui de Joseph ». Un oui par delà les règles, la colère voire la tristesse, pour penser à Marie en tant que personne et accueillir cet enfant qui n’est pas le sien. Un oui, fruit d’un déplacement intérieur et d’un discernement, en liberté et en responsabilité, face à l’inattendu et à la confusion. Fils de Marie, Jésus naîtra fils de la bonté de Joseph. Transformé par la Parole portée par l’ange, Joseph assume une décision pour la vie et non pour la mort, qui bouscule le système normatif religieux et social. En dépit des éventuelles difficultés secondaires à ce choix, il se décentre de sa perception et de son ressentiment pour choisir, lui-même, dignement, humblement, avec l’aide de Dieu. A son réveil, Joseph ne parle pas, il ne demande rien, mais il agit, en confiance, en recevant la grâce et l’offrant à son tour.
De cette expérience, Joseph apprend que Dieu peut se manifester sur des chemins quelque peu déroutants – avec l’Evangile, autant dire que ce n’est que le début ! – au cœur d’un quotidien ordinaire que nous avons le tort de croire trop souvent évident et acquis. Rien de spectaculaire, ici. On sait, du reste, et je ne pense pas gâcher quelque effet de surprise que ce soit, que la suite de l’histoire se déroulera bientôt dans une modeste étable, pas sous le dais cousu d’or d’une chambre de palais royal… Joseph appellera l’enfant Jésus, mais « ils », autrement dit « nous », le long lignage des croyants d’hier, aujourd’hui et demain, l’appellerons Emmanuel, Dieu parmi nous. Le début de l’évangile selon Matthieu nous avait proposé une généalogie d’abord évidente, mais voilà, l’enfant attendu par Marie n’est (a priori) pas de Joseph, la réalité est différente de l’idéal. En Marie, Jésus et Joseph, Dieu recompose la famille selon sa volonté qui est amour. Par la foi de Joseph, Dieu sauve et Jésus lui-même sera sauveur. Ce qui aurait pu n’être que téléologique, automatique, est théo-logique, hors de l’emprise des systèmes et des normes, par et pour la vie. La famille pour le moins singulière que formeront Marie, Jésus et Joseph, par extension, c’est la nôtre, la grande famille des croyants, riche de sa recomposition, en laquelle, par delà l’adversité et les écueils de nos existences, nous sommes tous appelés à être enfants de Dieu.
Nous tous, justement, femmes et hommes de 2025, dans nos relations souvent pressées et rapides, reflets d’un modèle social qui valorise l’individualité, l’influence, la performance et la visibilité, savons-nous reconnaître la présence de l’Emmanuel, par qui Dieu accompagne nos vies, nos fragilités, nos cheminements…, mêmes les moins confortables ? Aujourd’hui, à quelques jours de Noël, et chaque autre jour qui passe, que signifie accueillir le Christ dans nos décisions personnelles, familiales, professionnelles et pourquoi pas aussi… ecclésiales ? Que pouvons-nous mobiliser de Joseph en nous ? Sommes-nous capables de faire une place à l’inattendu de Dieu, dans l’acceptation du secret qu’il porte, pour le vivre dans une altérité opérante ?
Comme à Nazareth, il y a deux mille ans, sans doute aurions-nous bien des motifs de nous alerter encore : « Le Monde… nous avons un problème… ». Car notre humanité trébuche toujours sur les mêmes peurs, les mêmes difficultés à accueillir ce qui la dérange ou la dépasse. Et pourtant, quelques lignes de l’Evangile nous montrent un chemin, discret, confiant et infiniment puissant : celui que Joseph, « l’homme dont on ne parle guère » (Martial Havel), nous invite encore et toujours à emprunter, dans l’amour absolu. Il nous enseigne que la foi ne consiste pas d’abord à comprendre, mais à se laisser déplacer, à laisser retentir en nous ce oui silencieux qui est vie, attentifs à la manifestation de chaque jour, là où Dieu se faufile, dans les failles de nos certitudes. Un oui agissant, dans lequel rayonne la bonté, avant tout, par-dessus tout, malgré tout.
