Prédication du 29 octobre 2023

Culte de la Réformation

de Dominique Hernandez

Aimer en ces jours

Lecture biblique

Matthieu 22, 34-40

34 Les pharisiens apprirent qu’il avait réduit au silence les sadducéens. Ils se rassemblèrent 
35 et l’un d’eux, un spécialiste de la loi, lui posa cette question pour le mettre à l’épreuve : 
36 Maître, quel est le grand commandement de la loi ? 
37 Il lui répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ton intelligence. 
38 C’est là le grand commandement, le premier. 
39 Un second cependant lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. 
40 De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes.

Prédication

Parler d’aimer en des jours de colère, de haine, de sang

en des jours de peur, de défaillance, d’abattement
en des jours d’horreur, de cris, d’ensevelissements.

Parler d’aimer, mais ce n’est pas pour se changer les idées, ni pour mettre un peu de baume au cœur, ni pour éviter d’écouter et de voir la réalité ici et au loin.
Parler de Dieu en des jours où certains prétendent détenir la vérité à son sujet

en des jours où d’autres tuent en son nom
en des jours où l’instrumentalisation de la foi occupe tant d’idéologies économiques, nationalistes, religieuses.

Parler de Dieu mais pas pour le justifier, ni pour défendre son honneur, ni pour l’évacuer des drames humains.
Parler du prochain en des jours où des hommes des femmes, des enfants s’enfuient, s’enfouissent, chavirent, disparaissent,

en des jours de tris, de discriminations, d’exclusion, d’affrontement.

Parler du prochain, mais ce n’est pas pour se dédouaner, ni pour se rassurer, ni pour se préserver.
Parler d’aimer, de Dieu, du prochain, pour dire et dire encore à soi-même et à d’autres qu’il y a du possible malgré les fermetures, qu’il y a du sens malgré le chaos, que tout n’est jamais dit sur autrui et sur soi-même, et que soient tenus, soutenus, maintenus soi-même et d’autres.

En parler ce matin, ce sera en se penchant sur ces quelques versets tellement connus, tellement cités, tellement repris. Sommaire de la loi, plus grand commandement, les titres de ce passage dans les éditions bibliques concentrent l’intensité de la réponse de Jésus au spécialiste de la loi lors de ce bref échange, un échange qui est un piège. La mort rôde, elle s’approche, avec la violence, les injures, les humiliations.
C’est la troisième fois que, dans cette journée, Matthieu met en scène un groupe de pharisiens ou de sadducéens cherchant à prendre Jésus en défaut. Une première fois au sujet de l’impôt dû à César, puis une question sur la résurrection et enfin celle du spécialiste de la loi : Quel est le plus grand commandement de la Loi ? Cette question est une mise à l’épreuve de Jésus ou pour le dire autrement et le terme grec le permet, elle est une tentation. Comme lorsque le satan tente Jésus au désert après le baptême.
En quoi cette question est-elle un piège, une tentation ? Après tout parmi les 613 commandements de la Torah – auxquels il faut ajouter les commentaires oraux de la Torah qui ne sont pas encore posés dans un écrit à l’époque de Jésus – pourquoi n’y en aurait-il pas un plus important ?
Le Décalogue au livre de l’Exode et au livre du Deutéronome délivre en 10 paroles la Loi pour la liberté du peuple au sortir de l’esclavage.
Les prophètes eux-mêmes ont écrit des résumés de la Loi : le prophète Ésaïe en 6 paroles (Es 33,14-15), le prophète Michée en trois paroles (Mi 6,8), le prophète Amos en une seule parole (Amos 5,4).
L’apôtre Paul lui-même, nous l’avons entendu tout à l’heure écrit aux Galates que la loi et les prophètes sont contenus en une seule parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Et après tout, puisque nous sommes le dimanche de la Réformation, Martin Luther n’a-t-il pas entendu l’Évangile comme bonne nouvelle grâce à une parole du prophète Habacuc : le juste vivra par la foi (Hab 2,4) ? Une parole qui demeure extrêmement précieuse pour les protestants puisqu’elle ouvre à la conviction de la justification par la grâce seule.
En quoi la question du spécialiste de la Loi est-elle un piège ? D’autant plus que Jésus ne se prive pas de répondre et qu’il répond en citant effectivement deux commandement de la Loi : un du livre du Deutéronome au chapitre 6 – un peu modifié car l’intelligence remplace la force -, et un du livre du Lévitique au chapitre 19.
Quelle est la tentation qui ferait que donner une réponse à cette question ferait basculer celui qui répond hors de sa relation à Dieu. Car c’est cela une tentation, comme celles que le satan agite devant Jésus au désert. Une tentation, si on ne l’évite pas, est ce qui sépare l’humain de Dieu. Mais pour être efficace, la tentation avance masquée. C’est pourquoi le piège de la question posée à Jésus ne réside pas dans la question elle-même, mais dans l’état d’esprit de celui qui la pose. Elle est tentation, épreuve dans son point de vue, mais pas du point de vue de Jésus qui répond sans attendre. Le satan, l’adversaire qui est ce qui s’oppose à l’humain espéré par Dieu ou, désigné d’une autre manière, le diviseur qui coupe l’humain de Dieu source de vie, n’est pas dans les mots mais dans l’esprit selon lequel les mots sont prononcés. Si cette question est une tentation, c’est que dans l’esprit du spécialiste de la loi, il ne peut pas y avoir de commandement plus grand que les autres, ils sont tous absolument de la même importance et tous doivent être respectés de la même manière, car c’est à cela que tient le salut de l’humain. Cette question pas mise à l’épreuve et tentation parce que pour le spécialiste de la Loi il n’y a pas de réponse. Mais c’est dans cette manière de comprendre les commandements que se glisse aussi la tentation qui transforme l’humain en esclave de la lettre des commandements et Dieu en gestionnaire du compte des manquements et transgressions. Il est impossible de se tenir en confiance devant un tel Dieu lorsque le rapport à la Loi qu’il donne est limité à une seule sorte de question : est-il permis de… ou pas ? Ce littéralisme qui fait penser que l’humain pourrait se mettre en règle avec Dieu par une scrupuleuse obéissance, Jésus ne cesse d’en dénoncer les méfaits : les jugements de déconsidération et d’exclusion portés sur autrui, la domination sur l’autre, ainsi que l’assèchement de l’âme.
C’est face à cet état d’esprit qui induit la tentation, la mise à l’épreuve des autres humains que Jésus répond paisiblement que oui, il y a un commandement plus grand que les autres et un second qui lui est semblable. Il y a un commandement auquel sont suspendus tous les autres et si ce commandement est ignoré dans sa double formulation, il est vain de respecter les autres. Il y a un commandement qui donne le sens de tous les autres et si ce commandement est négligé, toute religiosité, toute piété, tout rite sont vains.
Face à une Église exigeant la soumission aux règles qu’elle édictait en les parant de la volonté de Dieu, Martin Luther, au XVI°s, a repris un tel geste, en posant la justification par la grâce seule comme l’expression de la volonté de Dieu et tout le reste est suspendu à cela, toute autre croyance, conviction, doctrine est référée à l’Évangile ainsi compris, Évangile libérateur de la peur et des comptes.

Le plus grand commandement que Jésus pose face au spécialiste de la loi, avec le second qui lui est semblable, est déjà, par excellente, une expression de l’Évangile libérateur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ton intelligence, tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Ce double commandement soutient toute la Loi, les 613 prescriptions et leurs commentaires, et les 10 paroles du Décalogue, et les 6 d’Esaïe, et les 3 de Michée et celle d’Amos. C’est-à-dire qu’il soutient toute l’existence de celles et ceux qui se confient au Dieu de Jésus-Christ car la Loi est un chemin de vie et pour la vie bien plus qu’un impératif, une promesse bien plus qu’une injonction.
Tu aimeras : tu ne seras pas coupé, disjoint, dissocié, désuni, détaché de Dieu ni de ton prochain. Tu seras libéré de ce qui te sépare de Dieu et de ton prochain, libéré de la peur de Dieu et de ce qui te fait considérer le prochain comme un ennemi, un concurrent, un danger. Tu seras avec Dieu en relation de reconnaissance et de confiance : tu l’aimeras. Tu seras avec le prochain en relation de justice, de miséricorde et d’équité : tu l’aimeras. La reconnaissance et la confiance envers Dieu engagent l’humain en un être renouvelé dans l’amour/justice, l’amour/miséricorde, l’amour/égalité de considération d’autrui.
Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ton intelligence,

  • toute la volonté car le cœur est le siège de la volonté et cela nous avise lorsque nous glissons vers une sentimentalité facile,
  • toute l’âme qui est le principe vital, et cela nous avise lorsque nous nous crispons sur des principes et des jugements
  • toute l’intelligence qui est conscience et responsabilité de la quête du sens et cela nous avise lorsque nous cédons sans réflexion, sans esprit critique à des réponses déjà là.

Tu aimeras ton prochain comme toi-même c’est à dire en le considérant comme ton égal ni plus, ni moins, et quel qu’il soit, pas seulement un enfant, un blessé, un étranger mais aussi un contradicteur, un bourreau, un ennemi.
Parce qu’aimer n’est pas qu’un sentiment, c’est toujours un amour pratique, incarné dans un être au monde qui n’a rien de mièvre ni de mou, et qui ne va pas de soi. Ce en quoi l’amour peut effectivement être un commandement : une interpellation qui réveille et réoriente dans la conviction qu’il y a là une vérité pour sa propre vie et pour le monde. Et ce n’est pas un cœur qui symbolise l’amour, mais le signe égal, une égalité qui crée une communauté d’humanité.

Jésus de Nazareth révèle que l’amour fonde la structure du réel du monde, mais certes, la réalité en est bien éloignée car la perception du réel est éprouvée, tentée, et tordue par les principes de domination qui gouvernent tant d’institutions et de personnes.
La Réforme a été un de ces mouvements, un de ces soulèvements qui rapprochent la réalité du réel, en protestant contre un système religieux qui avait enfoui l’Évangile sous l’exercice du pouvoir et l’accumulation de conditions. Mais n’oublions pas que très tôt, la Réforme a conduit à des exécutions : Felix Manz condamné à être noyé en 1527 dans la Zurich de Zwingli parce qu’il refusait le baptême des enfants, Michel Servet condamné au bucher en 1553 dans la Genève de Calvin en raison de son antitrinitarisme. Personne n’est à l’abri de la tentation.
Certainement ce pour quoi nous pouvons entendre, et encore en ces jours, le plus grand commandement et celui qui lui est semblable comme un appel à la conversion autant qu’à l’engagement, comme la promesse d’une fidélité qui ne force personne, comme un chemin ouvert inlassablement et où que l’on soit.
Nous pouvons laisser résonner en nous ces mots selon l’Esprit du Christ, dans notre âme, dans notre cœur, dans notre intelligence et cela nous aidera, et nous aidera à aider, nous aidera à vivre.