Prédication du 30 mai 2021

de Dominique Hernandez

Babel et la porte de Dieu

Lectures bibliques

Actes 2, 1-11

1 Lorsque arriva le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble en un même lieu. 
2 Tout à coup, il vint du ciel un bruit comme celui d’un violent coup de vent, qui remplit toute la maison où ils étaient assis. 
3 Des langues leur apparurent, qui semblaient de feu et qui se séparaient les unes des autres ; il s’en posa sur chacun d’eux. 
4 Ils furent tous remplis d’Esprit saint et se mirent à parler en d’autres langues, selon ce que l’Esprit leur donnait d’énoncer.

5 Or des Juifs pieux de toutes les nations qui sont sous le ciel habitaient Jérusalem. 
6 Au bruit qui se produisit, la multitude accourut et fut bouleversée, parce que chacun les entendait parler dans sa propre langue. 
7 Etonnés, stupéfaits, ils disaient : Ces gens qui parlent ne sont-ils pas tous Galiléens ? 
8 Comment se fait-il que chacun de nous les entende dans sa langue maternelle ? 
9 Parthes, Mèdes, Elamites, habitants de Mésopotamie, de Judée, de Cappadoce, du Pont, d’Asie,
10 de Phrygie, de Pamphylie, d’Egypte, de Libye cyrénaïque, citoyens romains, 
11 Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons dire dans notre langue les œuvres grandioses de Dieu !

Génèse 11, 1-9

1 Toute la terre parlait la même langue, avec les mêmes mots.
2 Partis de l’est, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar, et ils s’y installèrent.
3 Ils se dirent l’un à l’autre : Faisons donc des briques et cuisons-les au feu ! La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier.
4 Ils dirent alors : Bâtissons-nous donc une ville et une tour dont le sommet atteigne le ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne nous dispersions pas sur toute la terre !
5 Le SEIGNEUR descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les humains.
6 Le SEIGNEUR dit : Ainsi ils sont un seul peuple, ils parlent tous la même langue, et ce n’est là que le commencement de leurs œuvres ! Maintenant, rien ne les empêchera de réaliser tous leurs projets !
7 Descendons donc, et là, brouillons leur langue, afin qu’ils ne comprennent plus la langue les uns des autres !
8 Le SEIGNEUR les dispersa de là sur toute la terre ; ils cessèrent de bâtir la ville.
9 C’est pourquoi on l’a appelée du nom de Babylone (« Brouillage »), car c’est là que le SEIGNEUR brouilla la langue de toute la terre, et c’est de là que le SEIGNEUR les dispersa sur toute la terre.

Prédication

Le texte que nous méditerons aujourd’hui a été au cœur de la pause spirituelle il y a quelques semaines. De plus, le récit de Pentecôte dans le livre des Actes, que nous avons lu dimanche dernier, invite à le relire. Ce sera donc aujourd’hui, mais nous allons commencer par lire à nouveau le récit de Pentecôte : Actes 2,1-11.
Puis dans le livre de la Genèse : Gn 11,1-9.

Le récit de Babel est très connu. Il est abondamment représenté avec de nombreuses illustrations, particulièrement celles réalisées par Pieter Brueghel l’Ancien dont La Grande Tour de Babel est certainement l’un des tableaux les plus connus au monde.
Ce récit est le plus souvent compris comme étant celui d’une condamnation et du châtiment divin de l’orgueil humain : les humains du récit veulent se faire un nom, ou une renommée. Ils se lancent pour cela dans une gigantesque entreprise : celle de construire une ville avec une tour dont la tête, le sommet, ira toucher les cieux. Toucher les cieux, c’est aborder le domaine de Dieu, non seulement le déranger, mais certainement aussi envahir son domaine et finalement prendre sa place, une forme de « remake » du jardin d’Éden, mais où l’humain joue pour lui-même le rôle du serpent, il n’y a pas besoin d’un serpent tentateur extérieur.

L’histoire récente, au XX°s, avec en particulier les atrocités des régimes fascistes en Europe, a permis aux théologiens de lire dans l’organisation des humains de Babel celle d’un modèle de totalitarisme : non seulement ces humains parlent une seule langue d’une même bouche, mais en plus ils disent tous exactement la même chose : briquetons des briques et cuissons-les par cuisson… Ils sont tous alignés sur la même pensée, engagés dans la même tâche, avec un seul but de puissance. Ce qui les caractérise est l’uniformité, et l’on ne sait plus très bien finalement qui est humain et qui est brique, c’est un peu la même chose quand tout le monde est passé par le même moule et la même cuisson. Même dimension, même angles, même couleur, tout cela empilé. La réduction des personnes dans un état uniforme de briques, de matériau sans individualité, avec un langage uniformisé et contrôlé visant à empêcher le déploiement d’une pensée indépendante et critique, ces mécanismes mis en place par les pouvoirs totalitaires sont aujourd’hui bien connus et le récit des humains de Babel s’offre comme un miroir à ces terribles entreprises.
Un mythe n’appartient jamais au passé, il se tient dans le présent comme une clef d’interprétation de l’histoire, des histoires. Il n’y a pas que les grandes Babel du nazisme, des khmers rouges, il y en a aussi de toutes petites, à l’échelle d’un groupe restreint mais dont les membres ne valent pas plus qu’une simple brique. Certes, il n’y a pas de chef à Babel, pas de guide, pas de gourou. C’en est presque plus effrayant.
Beaucoup de briques sont fabriquées à Babel : ces humains sont ingénieux, la technique de la brique est bien au point. Mais n’importe quelle technique pourrait être mise au service de l’ambition extrême du projet extrême de se faire un nom, une renommée, un projet qui uniformise et donc appauvrit les esprits. Haute jusqu’au ciel, la tour servira de repère, de ralliement, aucun humain ne la perdra de vue, elle sera le symbole puissant de ce commun de langue et de lieu qui rassemble les humains de Babel. Comme souvent, l’orgueil est adossé à la peur, la peur de la dispersion sur la surface de la terre, la peur de la dispersion comprise comme un danger, comme une perte. Ce qui serait perdu, c’est l’identité commune générée et renforcée par la langue unique et le projet commun. L’identité d’« humain de Babel » est infiniment préférable et désirable, au point qu’il n’existe aucune alternative.
Dieu descend, pour voir ce qu’il en est. Dieu évalue la situation et ce qui est jeu. Et Dieu brouille la langue et disperse les humains, sur toute la surface de la terre.

Mais pourquoi ? a demandé une personne de la pause spirituelle. Pour une fois que tous se mettent à l’ouvrage ensemble ! Pour une fois que tous sont d’accord pour un projet !Est-ce que ce n’est pas souhaitable, est-ce que l’humanité ne se porterait pas mieux si au moins de temps en temps tous s’accordaient ?
Il est vrai que le récit ne porte pas de jugement négatif sur les humains de Babel. Ils ne sont pas coupables. Dans le récit du déluge, il est clairement indiqué que le mal des humains était grand sur la terre, que les cœurs n’étaient remplis que de pensées mauvaises. Aux humains de Babel, Dieu ne fait pas de reproches, il ne fait pas de constat d’orgueil. La ville n’est pas détruite le feu comme Sodome et Gomorrhe ; il est simplement indiqué que les humains cessent de bâtir la ville, c’est tout.
Quel mal y aurait-il à cohabiter dans la même ville ? Et si la tour est construite pour mieux communiquer avec le ciel, la transcendance, Dieu, quel est le problème ?
Il semble que dans ce récit Dieu agisse de manière préventive, comme si les humains de Babel ne se rendent pas compte de ce qu’ils sont en train de faire. Le brouillage de la langue, la diversité des langages et la dispersion viennent contrer le risque d’un danger, d’un malheur inhérent à cette situation, un danger inévitable et majeur.
Bien sûr il y a le risque du totalitarisme, mais pour nous aider à comprendre la nature profonde de ce danger, le récit livre l’évaluation de Dieu sur l’œuvre des humains de Babel : ce n’est là que le commencement de leur œuvre ; désormais, rien ne les empêchera de réaliser tous leurs projets. Le risque, le danger de Babel, c’est cela : que rien ne les empêchera. Cette extrême capacité humaine est vertigineuse, peut-être séduisante. Mais alors, il n’y a plus de limite.

Les premiers chapitres de la Genèse posent la limite comme condition de l’humanité des humains en ce qu’ils mettent en scène l’œuvre divine de création comme instauration de limites : limite posée aux ténèbres par la lumière, limite posée à la mer par la terre ferme, limite posée à l’humain dans le jardin par l’interdit de l’arbre de la connaissance du bonheur et du malheur. Et cette limite transgressée, c’est l’interdit de l’arbre de vie qui est instauré comme limite avec un redoutable kérubim qui en défend l’accès. L’œuvre divine est racontée comme œuvre de séparation, de distinction, et cela, afin que puisse apparaître la diversité et les différences, non seulement celles entre les espèces de vivants, mais aussi entre humains. Que Caïn tue son frère manifeste combien cette altérité, même en fraternité, met chacun à l’épreuve.
Hors du jardin d’Éden, c’est-à-dire pour les humains, dans le monde et dans le temps, pour nous, demeure la limite que représente l’altérité. C’est celle qui risque d’être franchie, abolie à Babel avec le langage unique, la pensée unique qui entraînent l’uniformité, l’indifférenciation. Ce qui est engagé à Babel, n’est rien moins qu’une œuvre de dé-création, et il n’y aurait alors plus d’humanité, humanité de parole et de relation à laquelle est offerte une alliance pour la vie.
Alors le récit raconte que Dieu opère une nouvelle séparation, dans la langue, dans le lieu, afin de relancer l’altérité dans l’aventure humaine et d’y préserver la possibilité de la diversité.

Lorsque nous craignons de perdre notre identité dans la dispersion, c’est-à-dire dans l’épreuve de la différence, le récit de Genèse rappelle que si l’altérité bouscule notre identité, c’est ainsi, grâce à l’altérité, que l’identité évolue et reste dynamique.
Quand il n’y a ni écart ni différence, il n’y a que de la répétition. Il n’y a pas de relation, il n’y a pas de transmission. Rien ne passe de l’un à l’autre, rien ne change, rien n’évolue, et notre identité fixe devient une identité vide, une identité sans vitalité, une identité morte. Babel est une impasse. 

Le Dieu dont témoigne les Écritures, le Dieu de Jésus-Christ, est un Dieu passionné par la diversité, par le foisonnement des diversités et qui vise à les favoriser. A tel point que le théologien André Wénin peut écrire qu’en dépit de son étymologie, Babel signifie porte de Dieu, la porte de Dieu ce n’est pas la ville, mais la véritable porte de Dieu, c’est la diversité humaine.

La dispersion n’a pas d’autre but que de répandre la diversité. Le brouillage des langues n’a pas d’autre but que d’engager à la rencontre, à la traduction et au dialogue. Nous, nous partons de là, de cette dispersion, de ce brouillage de langues, de cette réalité de diversité et d’altérité qui est garante de notre propre singularité, celle dont manquent les « humains de Babel » d’hier et d’aujourd’hui, qui par peur n’envisagent que le même, les mêmes, au prix de la liberté, au prix de la responsabilité, l’une et l’autre ne pouvant être effectives qu’en diversité, pas en uniformité. Car la liberté, biblique et évangélique, ne se joue pas dans un rapport à soi, au même, mais dans un rapport à l’autre, au différent. Et la responsabilité, en tant premièrement que réponse est un appel puissant à l’individualité, à la singularité.
Diversité, pluralité, liberté, responsabilité, voici des expressions de la visée divine en faveur de l’humain. Et c’est aussi celle de l’Église, car c’est ainsi que chacun est libéré pour son propre chemin, ses propres convictions, sa propre manière de vivre.

Le résultat, ce n’est pas un grand « n’importe quoi » informe.
Le résultat, c’est l’hospitalité : accueil et reconnaissance. Hospitalité fondée sur la confiance de Dieu envers chacun, fondée sur la confiance faite chair qu’a été Jésus le Christ.
Le résultat, c’est l’engagement dans le dialogue, pas une juxtaposition indifférente à l’autre, mais la parole et la traduction, y compris dans la même langue, in que chacun, nous puissions rendre compte de ce que nous portons en nous et de ce qui nous porte, non pour nous justifier mais pour rencontrer comprendre et partager. Genèse 11 est un récit pour sortir des confinements !
Car la dispersion pour la diversité n’aboutit pas au terrible isolement de chacun. Elle trouve son accomplissement dans la communion de Pentecôte.
Les récits de Babel et de Pentecôte correspondent, malgré leurs écarts d’époque de rédaction, de culture, de langue de rédaction (hébreu et grec).

A Babel, Dieu sauve les humains d’un grand danger, celui d’une fusion générale de tous qui conduit à ce que plus personne ne compte, n’a de valeur, de dignité.
N’allons pas croire que ce danger est derrière nous. Il est autour de nous, il est devant nous et nous avons besoin d’un grand coup de vent de l’Esprit quand il est sur nous, pour en être à nouveau sauvés, c’est-à-dire pour ne pas nous laisser séduire ou endormir quand la pression de l’uniformité menace la diversité. Un rassemblement qui se constitue dans le refus de la différence, de la diversité a besoin d’un grand coup de vent de l’Esprit pour ne pas se pétrifier et dévitaliser ceux qui le composent.
La juste visée de l’unité, de l’ensemble, du commun, c’est la diversité. La juste visée de la diversité, c’est l’unité, l’ensemble dans le dialogue. L’Esprit Souffle de Dieu en est l’énergie, l’élan de dynamisme.

Babel et Pentecôte sont deux textes miroir pour le monde, pour l’Église, pour chacun de nous.
Faut-il être le même pour faire partie d’un ensemble ?
Qu’est-ce qui me pousse à chercher des semblables ? Qu’est-ce que j’y cherche ? Qu’est-ce que je reçois ? Qu’est-ce qui me transforme ?
Nos constructions, nos projets offrent-ils une réelle possibilité d’élévation d’autrui et de la qualité de nos relations ?
Ce n’est pas une corvée ni un châtiment de vivre parmi et avec d’autres différents. C’est une chance, c’est comme du levain dans la pâte humaine de chacun. C’est un engagement d’humanité. C’est même une mission.
Le texte d’évangile proposé à la méditation des Église aujourd’hui, c’est la finale de l’évangile de Matthieu, lorsque le Ressuscité dit à ses disciples : Allez,

faites des gens de toutes les nations des disciples, : et pas tous les mêmes, comme les onze sont différents les uns des autres : Pierre, Jean, Thomas, Matthieu… mais aussi apprenez à traduire pour ceux qui n’ont pas la même manière de parler et de vivre, traduisez malgré toutes les difficultés que la traduction rencontre, élargissez votre horizon et le leur.
baptisez-les pour le nom du Père, du Fils et de l’Esprit saint, cet Esprit de diversité par lequel chacun est reconnu inconditionnellement, qu’il soit un petit enfant, ou quel que soit son parcours de vie et de foi.
Apprenez-leur à garder tout ce que je vous ai enseigné : pas des dogmes à suivre, tous ensemble, mais vivre de la divine confiance inconditionnelle personnellement adressée et reçue. 

De Babel à Pentecôte et à d’autres textes bibliques encore, se tisse la toile chatoyante de multiples rencontres, de multiples dialogues, et de la diversité humaine qui est « porte de Dieu ».