Prédication du 28 juillet 2024

de Dominique Imbert-Hernandez

Brebis et sarments

Lectures bibliques

Jean 10, 27-30

27 Mes brebis entendent ma voix. Moi, je les connais, et elles me suivent. 
28 Et moi, je leur donne la vie éternelle ; elles ne se perdront jamais, et personne ne les arrachera de ma main. 
29 Ce que mon Père m’a donné est plus grand que tout – et personne ne peut l’arracher de la main du Père. 
30 Moi et le Père, nous sommes un.

Jean 15, 5-8

5 C’est moi qui suis le cep ; vous, vous êtes les sarments. Celui qui demeure en moi, comme moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit ; hors de moi, en effet, vous ne pouvez rien faire. 
6 Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment et il se dessèche ; on ramasse les sarments, on les jette au feu et ils brûlent. 
7 Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, demandez tout ce que vous voudrez, et cela vous arrivera. 
8 Mon Père est glorifié en ceci : que vous portiez beaucoup de fruit et que vous soyez mes disciples.

Prédication

Dans ces deux paroles inscrites sur les murs du Foyer de l’Âme, et dans les deux passages dont elles sont extraites, l’évangile de Jean fait passer quelque chose de la foi et donc quelque chose au sujet du Christ et quelque chose au sujet de l’humain, puisque la foi est la relation entre l’humain et le Dieu dont Jésus le Christ est le visage humain. Même si les métaphores pastorale et agricole ne sont pas forcément les plus familières aux urbains du XXI°s, elles parlent encore. Elles parlent non pour imposer un savoir mais pour donner à penser, à comprendre et à croire.
Elles parlent en opérant un décalage depuis la réalité -nous sommes des humains, pas des brebis ni des sarments-, elles parlent autrement de la réalité, comme la poésie le fait, et Jésus était un poète qui reconfigurait la réalité du monde, le monde où nous vivons.

Au chapitre 10, c’est la quatrième fois que Jésus parle des disciples comme de brebis qui écoutent sa voix et n’écoutent pas la voix des voleurs. Par ailleurs, le début de ce chapitre contient deux des expressions typiques de l’évangile lorsque Jésus dit « Je suis » : Je suis la porte des brebis (Jn 10,7), Je suis le bon berger (Jn 10,11). Sa voix, sur laquelle il insiste à plusieurs reprises, est celle qui met les brebis en mouvement à sa suite. Si ce n’est pas sa voix, elles ne bougent pas, elles ne suivent pas. Il y a là, pourrait-on dire, comme une reconnaissance vocale ; pourtant cette voix n’est pas un son. Jésus dit bien qu’avant lui d’autres sont venus pour mobiliser les brebis, mais elles ne les ont pas écoutés. Et surtout, lorsque l’évangile est écrit, plus personne ne peut entendre le son de la voix de Jésus-Christ. Mais la voix du Christ est ce qui met les brebis en mouvement, en chemin.
Au chapitre 15 et dans les chapitres constituant les discours d’adieu, Jésus-Christ dessine pour ses disciples la possibilité de leur relation lorsqu’il ne sera plus avec eux, visible, parlant avec une voix audible. Cette relation avec un absent prend la forme poétique du cep et des sarments : Je suis le cep, vous les sarments. C’est la septième et dernière parole en Je suis de l’évangile, des formules qui, toutes, éclairent un aspect de la relation du Christ avec ses disciples, toujours à leur bénéfice. La métaphore du cep et des sarments traduit l’extrême proximité et l’effet de cette proximité entre le Christ et ses disciples. Car le cep porte les sarments, c’est à partir de lui qu’ils poussent et se déploient, c’est grâce à la sève qui passe du cep aux sarments que ceux-ci portent du fruit et ceci, ajoute le Christ, n’est rien moins que la gloire de Dieu.

Mais avant de continuer cette métaphore, revenons à la précédente, celle de la voix qu’écoutent les brebis. Vous le savez, lorsque nous entendons la voix d’une personne que nous connaissons, mais sans la voir, nous disons : c’est toi, et nous la nommons. La voix est une manière de dire la présence de la personne. Parler de la voix du Christ, c’est une manière de dire sa présence quand bien même elle n’est pas visible. C’est une manière particulièrement johannique puisque c’est l’évangile de Jean qui commence en chantant la Parole qui est Dieu, qui est auprès de Dieu et qui devient chair, qui advient humaine, qui advient en humanité.
Non seulement la mention de cette voix du Christ opère déjà un décalage depuis la réalité où le Christ ne se voit ni ne s’entend vers la réalité où il est cependant présent, mais la voix en fait autant puisqu’elle met les brebis en mouvement, elle les décale de là où elles sont vers un ailleurs qui est la vie éternelle, ce qui est une manière de dire une autre manière de vivre. La voix décale les brebis de là où elles en sont à la vie éternelle.

A travers les métaphores, le poète Jésus dit trois choses au sujet de la vie éternelle.
1-La vie éternelle, ce n’est pas pour plus tard, tout l’évangile de Jean est très clair sur ce point, la vie éternelle c’est une qualité de vie, qui est la vie croyante, la vie dans la foi, la vie orientée par l’amour de Dieu pour chacun et chacune, nous pouvons dire aussi la vie dans la grâce. Dans l’évangile de Jean, il est question de deux sortes de vie :

l’une est partagé par tous, c’est être vivant sur terre ce que l’évangile désigne par la psuchè, la vie psychique d’un être de chair animée.
L’autre est la zoè, la vie qui soulève la vie psychique, qui la transforme, qui la spiritualise. C’est une autre dimension de la vie qui rassemble toutes les autres et qui est un don divin gratuit, gracieux. Cette vie est communication de Dieu et relation avec lui. Elle est vie vivante. La métaphore du cep et de la vigne l’exprime aussi : le sarment porte du fruit parce que le cep le porte et fait passer en lui la sève vivifiante.

2-La vie éternelle est donnée par le Christ, et ce n’est pas contradictoire avec la voix du Christ qui décale. Ce qui est donné et reçu transforme qui reçoit. Recevoir, c’est accepter de changer, d’être transformé. Quelqu’un qui ne veut pas changer ne peut pas recevoir autre chose que ce qu’il a déjà, il ne peut pas recevoir autre chose qu’une confirmation de ce qu’il a, de ce qu’il croit. Et c’est peut-être une explication de ce que les interlocuteurs de Jésus ne l’entendent pas, ne l’écoutent pas, ne reçoivent pas sa parole. Jésus le leur dit clairement, trois phrases plus haut dans le texte, car dans le Temple, il a été ainsi interpellé : Si c’est toi qui es le Christ, dis-le nous ouvertement. Ce à quoi Jésus répond : je vous l’ai dit, mais vous ne me croyez pas. Le témoignage de son œuvre, paroles et signes, n’a pas été reçue, parce qu’il ne correspond pas à ce que croient ceux qui l’apostrophent. Ceux-ci tiennent à leur foi, à leurs croyances, à leurs traditions et à leur rites et Jésus bouleverse tout cela. Pour changer ce que l’on croit, il faut que soit mise en mouvement une confiance supérieure à celle qu’on porte à ce que l’on croit déjà et à ce qui le fonde. Il faut être prêt, accepter de changer et d’être transformé, et cela est difficile parce que c’est une remise en question de soi, ou de ce qu’on pense être soi.
Il est question d’identité et c’est toujours une question ô combien brûlante, question à laquelle la réponse de Jésus est terriblement dangereuse pour celles et ceux qui considèrent l’identité de manière statique, conservatoire, protectionniste. Pour celles et ceux qui considèrent l’identité comme devant être protégée et renforcée, ou comme devant être assignée et fixée, la voix de Jésus ébranle les sécurités non seulement de leur vie mais du monde même.
Quant à la métaphore du cep et des sarments, elle fait aussi comprendre que l’identité d’un disciple relève du don : sarment porteur de fruit, cela tient au cep qui porte, à la sève qui passe, et au vigneron qui émonde pour que s’épanouisse ce qui est bon.
En cela, la parole de Jésus, l’œuvre du Christ nous décale de nos identités mondaines, elle nous en écarte pour ancrer notre être ailleurs que dans le jugement du monde, et cela est une manière de nous sauver. Cela relativise toutes nos caractéristiques, non qu’elles disparaissent, mais elles ne sont plus déterminantes face au don de Dieu en Christ. Cela peut énerver celles et ceux qui tiennent à maîtriser leur identité, à l’arrimer à ce qu’ils ont jugé par eux-mêmes préférable ou meilleur. Un sarment n’a pas de prétention propre, il dépend du cep. Que l’identité soit une question de confiance, c’est très déstabilisant. Mais c’est à ce lâcher-prise-là que l’Évangile conduit.

3-La troisième caractéristique de la vie éternelle comme don du Christ, comme décalage de l’humain opéré par le Christ, c’est qu’il s’agit de la volonté divine, de l’œuvre de Dieu lui-même à travers le Christ, l’œuvre de Dieu qui crée l’humain en Christ. Ce pourquoi le Père et le Fils sont uns : ils travaillent à la même tâche. C’est aussi le cas au chapitre 15, car le cep et le vigneron qui est le Père veillent à ce que les sarments portent du fruit. La volonté de Dieu, donc notre vocation, c’est que nous recevions la vie éternelle, c’est que nous portions du fruit et devenions ainsi la gloire de Dieu. Lorsque nous venons au Foyer de l’Âme nous sommes placés à nouveau devant notre vocation, doublement, parce qu’une seule métaphore ne suffirait pas et pourrait être altérée en mot d’ordre, en ordre, en idéologie. Qu’il y en ait deux nous rappelle qu’il y en a d’autres dans les Écritures, d’autres métaphores, récits, paraboles, mythes pour que nous comprenions notre vocation d’humain.
Pour le dire autrement, cette vocation, c’est l’Évangile, la bonne nouvelle, l’heureuse nouvelle, afin que votre joie soit complète ajoute Jésus, la joie des disciples-sarments, mais les disciples-brebis l’éprouvent tout autant !
Le fruit des sarments, la suite du passage explique que c’est l’amour. La gloire de Dieu c’est l’amour : son amour pour nous et l’amour dont nous aimons. Son amour pour nous, la sève qui circule dans le cep vers et pour les sarments, produit en nous l’amour des uns pour les autres. De même que les brebis reçoivent la vie éternelle que le berger leur donne, parce que c’est celle qu’il a reçue afin de la leur donner.
C’est dire que notre vocation est de vivre de la vie du Christ qu’il nous donne lui qui se défait de sa vie pour ses brebis, non pour mourir mais pour que les brebis vivent. Notre vocation c’est d’aimer de l’amour qui nous crée, d’un amour créateur, à l’image de Dieu, et l’amour dont nous sommes aimés est le Christ amour du Père pour tous et toutes. Ces deux métaphores poétisent notre avenir : le Christ est l’à-venir de l’humain, pour tout humain en qui il devient événement, parce que sa voix aura été écouté, parce la sève aura circulé et passé vers un sarment.
De cela l’évangile de Jean garde la mémoire vive afin que cet événement puisse surgir, advenir pour qui lit, entend, croit. Nous nous en souvenons en venant ici.

Pour terminer, reprenons la question de l’identité à l’aide des deux métaphores. Disciple-brebis ou disciple-sarment, il n’y a là rien de très prestigieux, rien qui flatte notre ego. Pas de disciples-ambassadeur, ni de disciple-guide, ni de disciple-guerrier. L’évangile de Jean râpe assez efficacement toute velléité de grandeur au sens mondain du terme. L’à-venir christ de l’humain, vie éternelle et amour, advient pour une brebis qui a besoin du bon berger ou un sarment qui, hors du cep, meurt. L’à-venir christ advient pour une existence vivant seulement de don reçu.
Il y a donc dans ces métaphores une reconnaissance d’insuffisance autant que la défaite de toute volonté de puissance. Et en cela l’Évangile se montre particulièrement décevant pour qui est persuadé consciemment ou pas qu’il faut s’acharner, s’échiner, mériter par de grands efforts. C’est une autre raison de ne pas pouvoir entendre la parole du Christ, comme ses interlocuteurs au Temple qui y restent sourds.
Et pire encore, la reconnaissance d’insuffisance est conjointe au renoncement à la suffisance. Je ne peux pas parvenir par moi-même à cette vie vivante et je ne le cherche pas. Il ne s’agit pas du tout de combler les vides, les manques et de devenir suffisant. Car la suffisance est ce qui nous coupe d’autrui et la volonté de suffire empêche la relation et l’accueil de l’altérité. Ce que nourrit la reconnaissance d’insuffisance, c’est le désir de recevoir, recevoir ce qui rend vivant, la sève, la voix, la vie éternelle, le flux de l’amour. C’est l’expérience de la brebis et du sarment que l’insuffisance permet de recevoir ce qui rend vivant. Autant dire que cette insuffisance n’est pas un jugement dévalorisant posé sur l’humain, mais la clarté dans notre conscience de nous-mêmes.
Ce qui est certain, c’est que la volonté de combler le manque et de devenir puissant et suffisant discrédite l’Évangile, et que ce discrédit, comme tout discrédit de l’Évangile vient toujours de ceux qui se réclament de lui.
La vie éternelle n’est pas une vie dépourvue de manque : elle est vie qui ne cesse de désirer, et de recevoir, et de se recevoir car elle n’est plus préoccupée d’elle-même. L’identité du disciple est désirante. Elle aspire et c’est pourquoi elle peut être inspirée. Identité d’appartenance au Christ, elle ne l’est pas à la manière d’autres identités mondaines, de famille, de pays, de parti, de religion qui cherchent surtout à combler les failles.
Elle est aussi identité qui n’a pas peur d’interroger la foi dans laquelle elle se reçoit, qui n’a pas peur de chercher encore et toujours Celui qui la fonde. En cela elle reste toujours non pas une quête, puisqu’elle est donnée et reçue, mais une question pour tout ce qui promet de colmater nos brèches. Et cela même est vivifiant.