Prédication du 30 octobre 2022

de Pascale Renaud-Grosbras

C’est pas juste !

Lecture : Luc 19, 1-10

Lecture biblique

Luc 19, 1-10

1 Il entra dans Jéricho et passa par la ville. 
2 Un nommé Zachée, qui était chef des collecteurs des taxes et qui était riche, 
3 cherchait à voir qui était Jésus ; mais à cause de la foule, il ne pouvait pas le voir, car il était de petite taille. 
4 Il courut en avant et monta sur un sycomore pour le voir, parce qu’il devait passer par là. 
5 Lorsque Jésus fut arrivé à cet endroit, il leva les yeux et lui dit : Zachée, descends vite ; il faut que je demeure aujourd’hui chez toi. 
6 Tout joyeux, Zachée descendit vite pour le recevoir. 
7 En voyant cela, tous maugréaient : Il est allé loger chez un pécheur ! 
8 Mais Zachée, debout, dit au Seigneur : Seigneur, je donne aux pauvres la moitié de mes biens, et si j’ai extorqué quoi que ce soit à quelqu’un, je lui rends le quadruple. 
9 Jésus lui dit : Aujourd’hui le salut est venu pour cette maison, parce que lui aussi est un fils d’Abraham. 
10 Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu.

Prédication

« C’est pas juste ! »

Si vous êtes parents, vous connaissez le syndrome du « biscuit cassé ». Ce moment éprouvant où votre enfant, fatigué, ou éprouvé, ou affamé, prend un biscuit pour se remettre de ses émotions, et que, malheur, le biscuit se casse entre ses doigts… C’est pas juste ! En cet instant, c’est comme si tous les malheurs de la terre se concentraient dans ce biscuit cassé. C’est pas juste… c’est pas juste qu’une telle chose m’arrive, alors que je n’ai de contrôle sur rien dans mon existence, et même cette toute petite chose-là m’échappe. C’est pas juste, parce que ce qui devait me consoler me confronte au non-sens de l’existence. C’est pas juste, parce que les plus grands sont les plus forts et qu’ils peuvent taper dans la cour de récré. 

Mais c’est pas juste aussi, parce que ceux qui n’avaient rien fait sont morts. De façon absurde, sur la route des vacances. De façon honteuse, sur la route de l’exil. De façon malheureuse et parfois tragique, dans un lit d’hôpital. Toutes ces morts nous accablent, toutes les morts n’ont aucun sens. Et chacun de nous a son propre biscuit cassé, ce moment où une toute petite chose finit par nous faire exploser de colère et de révolte face à toutes les grandes choses auxquelles nous ne pouvons rien. C’est pas juste… en effet, ce n’est pas juste. Être des humains, d’une certaine façon, et les tout-petits le découvrent très tôt, c’est être confrontés à cette question en forme d’affirmation : « C’est pas juste ». 

Et c’est vrai, que Jésus aille loger chez un pécheur, c’est pas juste. Il a fallu que ce type, qui fait l’andouille à grimper aux arbres, qui fait son intéressant pour attirer l’attention du type important qui vient d’arriver en ville, qui surtout est à la solde de l’occupation romaine et en tire un bénéfice substantiel aux dépens de ses frères juifs, il a fallu que ce soit lui que Jésus distingue et récompense. Où est la justice là-dedans ? Il n’était pas digne du regard porté sur lui. Il n’était pas juste que Jésus le choisisse malgré tout. Je les comprends, ceux qui ronchonnent, qui maugréent, en voyant Jésus interpeler Zachée en haut de son arbre. Le simple fait qu’il lui adresse la parole est un scandale, alors qu’il est de bon ton de lui tourner le dos, de le mépriser de façon un peu envieuse, ce Zachée, celui qui n’est pas comme nous, pas comme les bonnes gens. Il est de bon ton de se penser bien plus dignes que lui d’être remarqués par Jésus. La dignité, c’est notre grande affaire… quand ça touche à la nôtre. Nous passons une bonne partie de notre temps à essayer de nous sentir justifiés, à nos propres yeux, aux yeux des autres… et sûrement, aussi, aux yeux de Dieu. Que faire pour être justes à ses yeux ? Pour mériter qu’il nous remarque favorablement ? 

C’est un penchant de l’âme humaine et il faut bien faire avec. Nous avons besoin de nous sentir justes, dignes devant Dieu. Et pourtant… ce texte, comme bien d’autres, nous raconte une tout autre histoire. Parce que la justice de Dieu et la justice telle que nous la comprenons, ce n’est pas manifestement pas la même chose, même si nous essayons toujours de mesurer l’une à l’aune de l’autre. Et non, c’est pas juste. 

En ce jour de la Réformation, c’est bien la première chose que nous disons. C’est pas juste.

Au fond, c’est la grande révolution de la Réforme que d’affirmer « c’est pas juste ». Une révolution qui vient de très loin et qui nous ouvre un à-venir, car la Réforme protestante n’est pas la création d’une nouvelle religion, mais plutôt comme une graine jetée au cœur de l’humanité pour réveiller cette certitude ancrée au fond de nous – c’est pas juste. Une graine et rien de plus, un souffle, un rien. Mais un rien qui ouvre à un autre avenir, à une nouvelle compréhension de Dieu, de la Bible, de l’histoire, des autres et de nous-mêmes. 

D’ailleurs, nous fêtons aujourd’hui la Réformation plutôt que la Réforme. La Réforme, c’est un temps de l’histoire, c’est un moment ancré dans une époque. La Réformation, c’est un mouvement, un geste, toujours tourné vers l’avenir, toujours agissant. Qui vient travailler cette question : c’est pas juste.

Au cœur de l’Ancien Testament, déjà, cette révolte contre la fatalité s’exprimait dans le livre de Job. Job, vous vous en souvenez, est un homme riche, qui a tout – possessions, respect de ses contemporains, une famille merveilleuse, une épouse fidèle, des amis, et un Dieu sur lequel compter. C’est un homme plus que respectable. L’auteur (ou les auteurs) du livre de Job prend un soin infini à présenter le portrait d’un homme parfait, plus que parfait, un parangon de vertu et de grâce humaine. Celui qui n’avait jamais rien fait de mal dans sa vie, que Dieu même respectait, et qui poussait le zèle religieux jusqu’à offrir des sacrifices pour des fautes même pas commises, au cas où. 

Alors tout ce qui lui arrive – c’est pas juste. Vraiment, c’est injuste. C’est même l’exact contraire de la justice. D’ailleurs les auteurs du livre de Job le mettent en scène par le personnage du Satan, le diviseur, le fourbe, le malicieux. Personnage imaginaire certes, mais qui représente tous ces doutes qui nous tenaillent : pourquoi est-il bon, celui-là ? Pourquoi a-t-il tout ? Quel secret contrat a-t-il passé avec Dieu, pour que toutes ces bonnes choses lui arrivent, alors que moi non… C’est pas juste… Il y a un Satan en nous, qui vient semer le doute au cœur de la foi la plus ancrée… 

Le moine Martin Luther, quelques siècles après Job, était en proie précisément à ce doute. Et quand je dis doute, je devrais dire angoisse, l’angoisse la plus profonde, de celle qui vous tient aux tripes de jour comme de nuit et ne vous laisse pas un instant de repos, juste des moments plus calmes. Dans ses moments calmes, Luther croyait pouvoir satisfaire Dieu – ce Dieu de toutes les religions, des plus rigoristes aux plus profanes, le Dieu de notre imaginaire, le Dieu terrible et vengeur qui pèse les âmes et les cœurs et attribue à chacun selon ses mérites. Ce Dieu-là est impossible à satisfaire. Les exigences de ce Dieu-là sont infinies. Comment être juste face à un tel Dieu ? Dans ses moments plus calmes, Luther y mettait pourtant tout son zèle, réalisant toutes les œuvres humaines qu’il est humainement possible de faire, jeûnant, priant, se privant, pour atteindre à la perfection. Mais jamais il ne pouvait tout à fait écarter la colère de ce Dieu-là, qu’il sentait toujours prête à s’abattre sur lui. Il écrira plus tard, à propos de cette période de sa vie : « J’étais chevauché, jour et nuit, par une bête féroce, et je ne savais si c’était Dieu ou si c’était diable ». Il disait aussi : « Moi qui, vivant comme un moine irréprochable, me sentais pécheur devant Dieu avec la conscience la plus troublée et ne pouvais trouver la paix par mes bonnes actions, je haïssais d’autant plus le Dieu juste qui punit les pécheurs, et je m’indignais contre ce Dieu, nourrissant secrètement sinon un blasphème, du moins un violent murmure…  »

C’est de cette angoisse, de cette confrontation, jour et nuit, avec ce Dieu terrible, que vient le geste fondateur de la Réforme, comme une redécouverte de qui est Dieu vraiment, débarrassé de tout ce terrible imaginaire. 

Luther vivait comme Job, accablé de malheur et de désespoir. Après toutes ces années où il tentait de sauver son âme, dégoûté de lui-même et de ce dieu, dégoûté des marchandages sordides où se trouvait acculé, c’est en lisant la Bible que, pour lui, la lumière est venue déchirer les ténèbres. « Le juste vivra de la foi… » (Rm 1,17, citation de Habacuc 2,4). Voilà le renversement : Dieu fait de nous des justes. Dieu fait de toi un juste. C’est ça, la justice de Dieu. Il nous rend dignes, alors que nous ne l’étions pas par nous-mêmes. 

Luther avait fini par comprendre ça. Ce n’est pas « Devenir juste pour que Dieu nous aime ». C’est « Être juste parce que Dieu nous aime ». Dieu n’attend pas que tu sois juste pour t’aimer. Il t’accepte et c’est ça qui te rend juste. La justice, ça se reçoit. Sans rien à y faire. Sans avoir à la gagner. Autrement dit : il n’y a pas de condition à remplir, pas d’œuvres à accomplir, pas de sacrifices à faire. Nous sommes rendus justes. Il ne s’agit pas de se conformer à quoi que ce soit, simplement d’accueillir ce don inouï. Croyons-nous cela ? 

C’est une révélation qui a déchiré le ciel. Parce que c’est un nouveau soleil qui se lève sur nos vies, lorsque vraiment nous le croyons. La foi qui naît en nous, c’est un cadeau, c’est la confiance toujours possible, c’est le roc de notre vie, la valeur de notre vie. C’est une révolution spirituelle, qui nous permet de reconnaître notre juste place. Nous sommes rendus justes, et dignes ; nous pouvons nous risquer à vivre comme des justes. Plus rien à gagner, tout à faire. 

Comprendre cela, c’est être délivré de tous les dieux obscurs et accusateurs, de tous les dieux qui ne nous aiment qu’à condition que nous soyons conformes, qu’à condition de faire ce qu’il faut.

C’est la naissance d’un nouveau Dieu ! Entendez-moi bien, je ne dis pas que la Réforme a créé un nouveau Dieu qui viendrait supplanter tous les autres : rien ni personne ne peut enfermer Dieu dans une boîte, les protestants pas plus que les autres ! Mais les protestants, s’ils continuent à protester, le font toujours, doivent toujours le faire, pour dire et répéter que Dieu se révèle sous un nouveau jour, lorsqu’il vient renverser notre « C’est pas juste », pour en faire autre chose. Parce qu’il y a une autre façon de dire « C’est pas juste ». 

Vous le savez, tout le livre de Job nous montre ce pauvre Job, accablé par le malheur, et qui doit encore faire face à ses « amis » qui veulent à tout prix lui faire dire que tout ça doit bien avoir une raison, qu’il a bien dû faire quelque chose pour s’attirer tout ce malheur. Nous savons, nous, que ce n’est pas le cas. Dieu lui fait confiance, à Job, toujours. C’est Satan qui sème le doute, qui sème la méfiance, qui insinue… 

Le malheur de Job, tous les malheurs qui s’abattent sur l’humanité, ne peuvent jamais être justifiés. Rien, jamais, aucune volonté divine ne saurait justifier le malheur. Il s’agit pour nous, aujourd’hui, de savoir de quel côté nous serons. Le côté des accusateurs, ceux qui, pour préserver leur vision du monde, leur peur de Dieu, accuseront les malheureux de leur malheur ? Ceux qui enfoncent dans la culpabilité, qui édictent des décrets qu’ils attribuent à Dieu, qui cherchent à imposer un ordre moral et religieux, qui sèment le doute et la culpabilité ? Ou du côté de ceux qui, en silence, se tiendront aux côtés des malheureux pour les accompagner, dans la faiblesse assumée de leur humanité ? 

Ceux qui disent « Tu l’as sûrement mérité » ? Ou ceux qui disent « Non, vraiment, c’est pas juste » ?

Pour revenir au texte de ce matin : sommes-nous les spectateurs outrés, scandalisés que Zachée, bien qu’injuste, soit justifié ? Ou sommes-nous Zachée, qui se sait impardonnable, et pourtant pardonné ? Le petit homme qui cherchait à voir et qui a été vu, qui montait aux arbres pour voir passer le Christ, et qui dans un renversement étonnant, a été vu, lui, vraiment vu, par celui qui passe outre à toutes nos justifications pour s’inviter chez nous ? Le vrai scandale, aujourd’hui, ce serait de continuer à maugréer, à ronchonner, parce que Dieu rend justes ceux qui ne le sont pas. Dieu rend justes, et dignes, ceux qui ne le sont pas. C’est un motif de réjouissance. 

Dire « c’est pas juste » doit maintenant s’appliquer, non à notre idée de qui est juste au regard de Dieu – ça, c’est lui qui s’en occupe, ça s’appelle le salut et ça n’appartient qu’à lui – mais aux injustices très réelles qui accablent notre monde. 

Dieu accompagne nos révoltes et s’y rend présent. Nous allons le dire, bientôt, dans le temps de l’Avent… Dieu n’est pas resté dans son ciel, à juger de loin les petites affaires des hommes. Les affaires des hommes, et jusqu’aux plus sordides, il les a connues. Il a fait le choix d’entrer dans l’histoire humaine, en humain, pour les vivre jusqu’au bout avec nous. Dans la faiblesse de la naissance. Dans la détresse de la mort. Pour que nous puissions les traverser. Et protester. Ne jamais cesser de protester. Protester pour dire que Dieu, au milieu du monde, vient frapper à la porte et offrir sa justice et sa libération. Pour nous rendre justes – et libres. 

A ce Dieu-là – à lui seul soit la gloire.