Prédication du 8 octobre 2023
de Dominique Hernandez
Ce qui ne nous appartient pas
Lecture biblique
Matthieu 21, 33-46
33 Ecoutez une autre parabole. Il y avait un maître de maison qui planta une vigne. Il l’entoura d’une haie, y creusa un pressoir et y construisit une tour, puis il la loua à des vignerons et partit en voyage.
34 A l’approche des vendanges, il envoya ses esclaves chez les vignerons, pour recevoir les fruits de la vigne.
35 Les vignerons prirent ses esclaves ; l’un, ils le battirent ; un autre, ils le tuèrent ; un autre encore, ils le lapidèrent.
36 Il envoya encore d’autres esclaves, en plus grand nombre que les premiers ; les vignerons les traitèrent de la même manière.
37 Enfin il leur envoya son fils, en disant : « Ils respecteront mon fils ! »
38 Mais quand les vignerons virent le fils, ils se dirent : « C’est l’héritier ! Venez, tuons-le, et nous aurons son héritage. »
39 Ils le prirent, le chassèrent hors de la vigne et le tuèrent.
40 Lorsque le maître de la vigne viendra, comment traitera-t-il donc ces vignerons ?
41 Ils lui répondirent : Ces misérables, il les fera disparaître misérablement, et il louera la vigne à d’autres vignerons qui lui donneront les fruits en leur temps.
42 Jésus leur dit : N’avez-vous jamais lu dans les Ecritures : C’est la pierre que les constructeurs ont rejetée qui est devenue la principale, celle de l’angle ; cela est venu du Seigneur, c’est une chose étonnante à nos yeux.
43 C’est pourquoi, je vous le dis, le règne de Dieu vous sera enlevé et sera donné à une nation qui en produira les fruits.
44 Quiconque tombera sur cette pierre s’y brisera, et celui sur qui elle tombera, elle l’écrasera.
45 Après avoir entendu ses paraboles, les grands prêtres et les pharisiens comprirent que c’était d’eux qu’il parlait ;
46 ils cherchaient à le faire arrêter, mais ils eurent peur des foules, parce qu’elles le tenaient pour un prophète.
Prédication
C’est certainement la parabole la plus terrible des évangiles, dans un discours de Jésus particulièrement tendu, dans le temple de Jérusalem, en réponse aux grands-prêtres et aux anciens du peuple venu l’interroger sur son autorité, venus mettre en question son autorité. Une parabole sur la cupidité, le pouvoir, la violence, parce que Jésus, à travers elle, parle de sa mort toute proche. C’est une parabole sur la relation à Dieu et donc aussi une parabole au sujet du Dieu de Jésus-Christ.
Mais tant de violence, tant de sang versé, qui déborde de la parabole dans la réaction des interlocuteurs de Jésus qui cherchent un moyen de le faire taire mais y renoncent à ce moment, pas pour longtemps. Jésus sera bientôt mis à mort, mais la parabole n’en sera pas épuisée pour autant, les vignerons n’ont pas disparu, la cupidité et la violence n’ont pas cessé, cette cupidité qui poussent les vignerons à s’approprier la vigne du maître de maison. Matthieu a reçu cette parabole de l’évangile de Marc, et il la dramatise un peu plus, mais il est vrai que toutes les générations, toutes les églises, tous les croyants sont concernés par ce processus mortel dans lequel les vignerons sont entrés.
S’approprier la vigne et ses fruits, devenir maîtres de ce qui n’est pas à eux, tel est le projet des vignerons auxquels la vigne a été louée par son propriétaire, qui est parti en voyage.
Dieu est parti en voyage, car il s’agit bien de lui à travers la figure du maître de maison, propriétaire de la vigne. Dieu est parti en voyage, une jolie manière de dire que le Dieu d’Abraham et de Jésus-Christ n’est pas un Dieu qui occupe tout l’espace et tout le temps, il n’est pas un Dieu qui pèse sur les décisions et les activités humaines en surveillant ou en s’occupant de tout. Le maître est parti en voyage dit la parabole, la vigne est louée à des vignerons qui en prendront soin à sa suite, lui qui a tout installé au mieux : vigne plantée et entourée d’une haie, pressoir pour le raisin à venir et tour bâtie pour veiller sur l’ensemble. Aux vignerons de travailler : tout est prêt ; aux humains de travailler, de prendre leurs responsabilités vis-à-vis de ce qui leur a été confié mais qui n’est pas leur propriété.
Mais de quoi s’agit-il ? Que représente la vigne ?
Le cadre agricole de la parabole invite déjà à y voir la terre, la terre comme lieu de vie commune, une vie commune qui prendrait un air de fête, de réjouissances parce que le fruit de la vigne sert à produire le vin qui égaie les repas. Et nous voyons, nous savons bien à quelles catastrophes conduit l’esprit de propriété de la terre sans autre considération.
L’image de la vigne renvoie également à un passage bien connu du livre du prophète Ésaïe, au chapitre 5, un poème appelé « le chant de la vigne », dans lequel la vigne représente le peuple d’Israël. Cependant dans le chant d’Ésaïe, qui est une mise en garde, l’avertissement est à destination du peuple : la vigne ne donne pas de bons fruits et le propriétaire pense à l’arracher.
Jésus reprend cette image bien connue, mais avec un décalage puisqu’une reprise instaure toujours un écart. Si la mise en garde demeure dans la parabole, la vigne ne représente plus le peuple. Et la mise en garde est à destination cette fois des grands-prêtres et des pharisiens à qui Jésus s’adresse et qui comprennent très bien qu’ils sont visés. Ce qui permet de comprendre la vigne comme image de ce qui est révélé de Dieu et des moyens de cette révélation.
Cela ne nous appartient pas. Mais lorsque la religion, ses institutions et ses religieux (celles et ceux qui ont savoir, pouvoir, compétences, influences) prétendent être propriétaires de ce qui ne leur appartient pas, le processus de la violence est engagé.
Les vignerons s’affranchissent du contrat qui les lie au maître de maison qui leur fait confiance : il est parti, il n’est pas là à guetter et à surveiller leurs faits et gestes. Les vignerons prétendent alors travailler pour leurs seuls bénéfices et tous ceux qui viennent leur rappeler que la vigne n’est pas leur propriété sont molestés, tués, éliminés.
Avant Jésus de Nazareth, le Christ crucifié au Golgotha, il y eut Jérémie, diffamé, frappé, jeté dans une citerne puis en prison ; il y eut Zacharie tué entre le temple et l’autel (Mt 23,35). Et Jean le Baptiste, prophète de la conversion et des fruits qu’elle porte fut emprisonné et décapité pour avoir rappelé au roi Hérode l’illégalité de sa vie conjugale avec la femme de son frère.
Les vignerons ont toute latitude pour s’occuper de la vigne, mais de cette liberté et de cette confiance, ils font une ambition et un orgueil, une avidité à s’affranchir de la relation au maître de maison. Ils veulent se passer de lui, le faire disparaître comme maître pour s’approprier la vigne. Au lieu de faire leur part pour une belle récolte dont le maître pourra user à la fois selon leur contrat et à sa guise pour le reste, ils décident de capter ce qui ne leur appartient pas.
La tentation et la dérive des systèmes religieux sont clairement dévoilées et nous en sommes avertis, membres d’une assemblée, d’une Église instituée, d’une religion fondée sur une révélation.
Nulle Église, nul groupe de chrétiens, n’est propriétaire de ce qui vient de Dieu et qui permet de le connaître et de se comprendre soi-même avec les autres dans le monde.
La grâce ne nous appartient pas. Nous la laissons passer à travers nous, et nous ne saurions y mettre des conditions et des jugements pour décider qui pourra en bénéficier et qui en sera privé.
Les Écritures ne nous appartiennent pas. Nous les ouvrons et invitons à les ouvrir avec méthodes, avec respect des textes, avec esprit critique, avec la liberté d’interprétation qui les fait résonner dans leur pluralité de sens et sans imposer de lecture unique.
L’Esprit ne nous appartient pas. Nous nous disposons à son Souffle vivifiant et nous tâchons de ne pas lui faire barrage même quand il souffle, surtout quand il souffle de manière inattendue, surprenante, non-conforme aux traditions et aux rites.
Le Christ ne nous appartient pas, lui dont la puissance de transformation et de devenir ressuscite pour nous et en nous malgré tous les tombeaux fermés par les peurs et par les dominations.
La Parole ne nous appartient pas, nous nous mettons à son écoute pour mieux en témoigner à d’autres par nos actes et nos propres paroles, sans l’encadrer dans des doctrines et des dogmes.
La foi ne nous appartient pas, même pas la nôtre et encore moins celle d’autrui, foi toujours travaillée de doutes, de questions, d’hésitations et qui se tient à une relation d’intériorité, une expérience de l’âme et pas à une armature de savoirs ou d’articles de foi.
La bénédiction ne nous appartient pas. Notre part est de la faire passer à d’autres, de les bénir et de les assurer de cette bonté fondatrice d’être et de vie, sans discrimination et sans préjugé.
L’Église ne nous appartient pas, celle qui est Église du Christ et qui oriente les Églises instituées vers celles et ceux qui n’en font pas partie pour chercher avec eux les chemins de sens et de vie, mais pas pour les agréger dans une obéissance aveugle et indiscutée.
L’esprit des grands-prêtres et des pharisiens, c’est cet esprit du religieux qui sombre dans la volonté de maîtrise, dans la crispation d’un conservatisme apeuré, dans la cupidité du pouvoir.
Leur image de Dieu devient alors celle d’un dieu qui empêche l’humain de profiter de tout ce dont il pourrait bénéficier, un dieu qui empêche l’humain de déployer librement sa propre volonté, bref un dieu ennemi de l’humain, un dieu à faire peur dont il vaut mieux se débarrasser.
Le Dieu de Jésus-Christ ne restreint pas l’humain, ni sa liberté, mais il l’avise que l’orgueil, le pouvoir, la richesse, le souci de soi sont néfastes pour la liberté et pour la conscience de soi et d’autrui. Le Dieu de Jésus-Christ ne confisque rien à l’humain, alors que la cupidité et la violence qu’elle génère confisque la possibilité de vivre et de vivre de vie vivante.
« Ils respecteront mon fils » espère le maître de maison. Il espère, il n’impose pas. Il ne venge pas la mort des serviteurs. Il envoie ce qu’il a de plus précieux. Il espère, mais les vignerons restent insensibles et les grands-prêtres et les pharisiens poursuivent la violence en répondant à Jésus : Ces misérables, le maitre les fera disparaître misérablement.
Si Dieu se venge, comment le cycle de la violence pourrait-il être interrompu ?
Comment pourrions-nous vivre ou survivre avant de mourir si Dieu maniait la mort comme châtiment ?
Comment ne pas avoir envie de faire disparaître ce dieu violent, pour s’approprier sa puissance ?
Dieu espère, le Dieu révélé par Jésus le Christ espère, une espérance qui n’est pas toujours déçue malgré toutes les mauvaises nouvelles, les naufrages, les catastrophes, les bombardements :
l’espérance que le Christ soit respecté, lui qui naît et grandit en chaque humain vivant de foi, de confiance et d’amour,
l’espérance de l’humain relevé hors de l’engrenage de la mort.
Les vignerons voient seulement dans la venue du fils l’opportunité de se débarrasser définitivement du maître : C’est l’héritier ! Tuons-le et nous aurons son héritage ! Quelle arrogance, quelle violence, et avec quelle facilité l’une et l’autre se sont incrustées dans l’esprit des vignerons…
Mais que reste-t-il de l’héritage lorsque l’héritier est tué ? Car cet héritage n’est pas un pouvoir, ni un avoir, ni un savoir. Lorsqu’un héritage est détourné, capté, il n’est plus un héritage, il perd toute sa puissance d’héritage immérité et qui ne peut qu’être reçu, il ne produit plus du tout l’effet que produit un héritage qui est d’abord reconnaissance d’un statut. C’est à ce sujet que quelques années avant Matthieu, l’apôtre Paul écrivait aux Galates soucieux de rester dans les bonnes grâces divines par l’obéissance à des lois et à des prescriptions :
6 Et parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans notre cœur l’Esprit de son Fils, qui crie : « Abba ! Père ! »
7 Ainsi tu n’es plus esclave, mais fils ; et si tu es fils, tu es aussi héritier, du fait de Dieu. (Ga 4,6-7)
Héritier, héritière de la promesse faite à Abraham, une bénédiction renouvelée et abondante dans laquelle chacun est instauré dans son existence propre, sans mérite, par amour seulement, par la grâce seule.
Retour à la loi des Galates et injustice et violence des vignerons avides : face à ces dérives, la religion, des religieux, des Églises, les croyants sont avisés. Également encouragés, car l’injustice et la violence, même s’il est si facile d’y céder, ne sont pas des fatalités.
La pierre qui avait été rejetée est devenue la pierre d’angle. Avec le Christ se construisent des relations fondées sur la reconnaissance et la confiance, assumant les faiblesses et fragilités de l’humain.
Des relations où les vignerons oeuvrent non pour leurs seuls intérêts mais pour le partage, l’hospitalité, la joie d’un bon vin.
Des relations où les héritiers et héritières que nous sommes peuvent accueillir paisiblement, fraternellement, généreusement d’autres héritiers et héritières, et des hommes et des femmes qui cherchent une parole qui leur dirait : il est bon que tu sois.