Prédication du 4 octobre 2020

de Dominique Hernandez

De dix à un

Lecture : Luc 17,11-19

Lecture

Luc 17,11-19

11 Au cours de son voyage vers Jérusalem, il passait entre la Samarie et la Galilée.

12 Comme il entrait dans un village, dix lépreux vinrent à sa rencontre. Se tenant à distance, 
13 ils élevèrent la voix et dirent : Jésus, maître, aie compassion de nous ! 
14 Quand il les vit, il leur dit : Allez vous montrer aux prêtres. Pendant qu’ils y allaient, ils furent purifiés.

15 L’un d’eux, se voyant guéri, revint sur ses pas, glorifiant Dieu à pleine voix. 
16 Il tomba face contre terre aux pieds de Jésus et lui rendit grâce. C’était un Samaritain. 
17 Jésus demanda : N’ont-ils pas été purifiés tous les dix ? Et les neuf autres, où sont-ils ? 
18 Ne s’est-il trouvé que cet étranger pour revenir donner gloire à Dieu ? 
19 Puis il lui dit : Lève-toi et va ; ta foi t’a sauvé.

Prédication

Je vous invite à cheminer dans ce récit en suivant les nombres. Luc nous en donne deux : 10 et 1, 10 lépreux, un qui revient. Entre 10 et 1, que se passe-t-il ? Chemin faisant, nous trouverons certainement autre chose que des nombres…

Dix lépreux, ce n’est pas un très grand nombre. Dans la Bible, il exprime une totalité, par exemple les 10 paroles de Création au premier chapitre de la Genèse, ou les dix paroles de vie, le Décalogue, qui tracent les limites et l’horizon de la vie des croyants. Dans une parabole de l’évangile de Matthieu, dix jeunes filles attendent le marié, 5 qui sont avisées et 5 qui sont folles ; dans la parabole dite des talents, au chapitre 19 de l’évangile de Luc, c’est à 10 serviteurs que le maître de maison confie 10 mines pour qu’ils les fassent fructifier. Dans ce récit, 10 lépreux, comme une totalité mais de quoi ? de personnes malades ? ou peut-être d’humanité.
10 lépreux, c’est un groupe, d’autant plus groupé, que ceux qui le composent ne sont définis que d’un seul mot : lépreux. Et cela suffit.
Le lépreux est impur, indigne, infréquentable : comme mort. Il est exclu du monde familial, social, religieux. Il est délié, brutalement, des liens qui l’inscrivait dans le tissu humain, et en même temps, il est relié de force aux autres lépreux.
Le malheur crée des liens. Le malheur rassemble ces êtres frappés par la malédiction ou un châtiment diraient les uns, ou frappés par le sort, un terrifiant « pas de chance » diraient les autres. Un lépreux n’a que d’autres lépreux pour lui tenir compagnie, ses semblables, ceux qui ne sont plus désignés que par ce seul mot.
Le regard des autres crée des liens. Peu importe ce que fut cet homme ou cette femme, à partir du moment où la lèpre est déclarée ce n’est plus qu’un lépreux à éviter, à repousser. Le regard des autres a le pouvoir d’écraser, de fondre au sens métallurgique, de réduire à rien.

Dix lépreux, un groupe de lépreux, c’est comme un bloc, une masse lépreuse, le nombre ne compte pas vraiment. Ils sont tous fondus, confondus, soudés dans cet ensemble. Il n’y a plus d’identité personnelle. Les habituelles distinctions -origine sociale ou ethnique, parcours de vie, caractère, religion- sont gommées par le malheur. Même un samaritain peut faire partie du groupe des lépreux, cela n’a plus aucune importance. Le village où Luc situe cet épisode n’est pas nommé, mais Jésus passe entre la Samarie et la Galilée, comme si le village était à la frontière, comme s’il était la frontière où l’autre est toujours étranger ; mais quand la frontière est la lèpre, l’autre n’est même pas un étranger, il est un danger. De l’autre côté de cette frontière, l’autre est-il encore un humain ?

Le miroir que tend le récit de Luc à notre monde ne s’est pas altéré avec le passage des siècles : 10 ou 50 ou 100, et encore plus des lépreux sont remplacés par… des migrants, des pauvres, des jeunes, des femmes, des étrangers, des musulmans…, des hommes et des femmes pourtant tous différents mais rassemblés, contraints, entassés sous un même vocable qui qualifie ou plutôt qui disqualifie, qui stigmatise, qui sert de repoussoir au mieux vers les marges et au pire vers un extrême lieu de déshumanisation.

Mais se fait entendre une plainte : Jésus, maître, aie pitié de nous ! A la fois une plainte faible, à distance, adressée à Jésus comme maître. Et en même temps une forte lamentation, chargée de tant de psaumes qui en appellent à Dieu en implorant sa pitié, sa compassion, sa bonté.
Et Jésus le Christ les voit : aucun exclu, aucun « invisibilisé » échappe à son regard. Pour ce regard, il n’y a pas de lépreux à rejeter, à exclure, à condamner à la mort lente de la négation, de la disparition du champ social, familial ou religieux. Un regard qui voit, qui distingue non pas un groupe de lépreux mais 10 humains.

Curieusement c’est vers la religion que Jésus envoie les 10 : Allez vous montrer aux prêtres. Dans le judaïsme du temps de Jésus, seuls les prêtres peuvent déclarer rituellement et solennellement le rétablissement d’une personne dans un état de pureté, et lui redonner ainsi place dans la religion et dans la société.
Il est étonnant que Jésus fasse une telle place à la religion car lui, il n’est pas très religieux. Rempli de foi en Dieu absolument, mais religieux pas vraiment. Jésus ne cesse d’interpeler et de critiquer les prêtres, les docteurs de la Loi et leur interprétation de la Loi, les scribes, les pharisiens et les pratiques du temple. Il conteste l’observance du sabbat quand elle sert de prétexte pour l’exercice d’un pouvoir ou l’absence de compassion : le Fils de l’homme est maître du sabbat a-t-il dit en Luc 6, ce que l’évangéliste Marc avait exprimé encore plus radicalement : le sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat. Et à peine arrivé à Jérusalem, 2 chapitres plus loin, Jésus chassera les marchands du Temple. L’homme de Nazareth suit cette ligne présente dans les Écritures et que les prophètes de la Bible hébraïque ont inscrite avec force : la dérive de la religion dans l’infidélité à la justice et dans l’idolâtrie.
Quelques siècles après Jésus-Christ, la Réforme a repris la critique de la religion renversant les notions de clergé séparé du reste des gens, d’autorité définissant ce qu’il faut croire, de lieux sacrés, de médiations multiples et obligatoires… Et encore plus tard la critique historique a pu montrer combien les anciens textes des Écritures recelaient déjà de contestation de la religion, et pas seulement celle des autres.

Pourtant le chemin vers les prêtres, le chemin vers les rites de purification, c’est un chemin de guérison en ce que la religion c’est aussi, étymologiquement, ce qui crée du lien, ce qui relie. La religion, c’est là où l’on se parle des traces de Dieu, du lien à Dieu, de la foi, à partir de quoi l’on réfléchit aux relations entre les personnes. Jésus envoie les lépreux vers les rites qui parlent d’un Dieu d’accueil, de bonté, de compassion et c’est une ouverture dans ce bloc, dans cette masse de lépreux auparavant destinée à la mort. Une ouverture vers Dieu et vers la vie, vers des relations d’humains à humains.
Critique de la religion et place de la religion, comme si finalement la critique de la religion donnait naissance à une autre, comme la critique du judaïsme a laissé place au christianisme, comme la critique du catholicisme romain a fait place au protestantisme… Mais demeurent les Écritures, leur charge critique et leur force de rassemblement de ceux qui les lisent, les relisent, à chaque génération.
Nous lisons qu’il a suffi que les lépreux se mettent en chemin pour être guéris. Le récit ne dit pas que c’est Jésus qui les a guéris, alors que d’autres récits de guérison l’expriment ouvertement. Là, non. Et bien sûr, les prêtres et la religion n’y sont pour rien non plus. Il a suffi que les lépreux se mettent en route grâce à une parole qui les orientait vers un avenir possible. Le récit brouille les affirmations trop carrées dans lesquelles il est si facile et si rassurant de définir qui est Jésus le Christ, qui est le Dieu qui l’anime. Ce texte défait les affirmations dogmatiques mises en avant ou brandies comme des étendards ou des justifications.
Comme ils y allaient, ils furent purifiés. C’est tout.

Et c’est là qu’il n’y a plus dix lépreux, le nombre change, il n’y a plus qu’un homme guéri.
Bien sûr que la gratitude n’est pas une disposition d’esprit forcément très répandue, bien sûr que le profit grandit souvent mieux sur l’ingratitude. Bien sûr nous pourrions comparer celui qui revient avec ceux qui ont continué leur chemin.
Puisqu’il il n’y en a qu’un, mais surtout un, un homme, une personne, pas plusieurs fondus dans un groupe déterminé par un seul mot.
Un homme qui s’est trouvé libéré non seulement de la maladie, mais aussi de la masse indistincte constituée par le malheur et par les regards d’autrui. Il est devenu un homme, une personne, un sujet qui prend une décision, qui revient vers Jésus, un homme de foi.
Dans le malheur, nous l’avons vu, la personne disparaît dans la masse des malheureux, des damnés de la terre, des génériques d’exclusion.
Dans la religion aussi, on peut disparaître, se cacher ou se laisser absorber dans les rassemblements des foules, dans l’obéissance aux prescriptions, dans les processus des rites.
Mais dans la foi, dans la foi, il n’y a qu’une seule personne à la fois. Un homme, une femme qui a senti et laissé agir en lui, en elle, une source, un souffle vivifiant, auquel il ou elle tient, se tient et se maintient, comme un éveil intérieur dont l’éclat ne s’éteint pas.
Une source, un souffle en qui certains reconnaissent le Dieu des Écritures, et d’autres pas, à qui certains donnent le nom de Christ, et d’autres pas.
Un homme, une femme, qui croit même sur un fil, qui cherche même en tâtonnant, qui doute même fréquemment. Cela ne peut être qu’une démarche personnelle ; et si l’on marche avec d’autres, c’est sur ses propres pieds ; et si l’on est rassemblés avec d’autres, c’est en conscience et volontairement.

De 10 à 1, le champ du récit se focalise sur une personne, une à la fois, chaque personne. Ce mouvement du texte dit quelque chose du Dieu de Jésus-Christ, Dieu avec nous mais aussi Dieu avec chacun, non pour que quelqu’un s’en glorifie, mais parce que Dieu appelle à l’existence des sujets et non des masses.

Un homme samaritain revient sur ses pas, avec ses caractéristiques personnelles, avec sa propre voix. Il revient en glorifiant Dieu à pleine voix ; il pourrait par exemple chanter à pleine voix le psaume 25 : A toi, mon Dieu, mon cœur monte…
Un homme, un samaritain précise Luc. Un étranger dit Jésus avec, je crois, un peu de malice, envers ceux, et les religieux en sont hélas parfois, qui confondent le lien avec l’uniformité.

Mais Jésus s’empresse de renvoyer l’homme : Lève-toi et va, ta foi t’a sauvé.
Il ne le garde pas avec lui. Il ne veut pas que l’homme guéri reste à ses pieds. Il le renvoie, il l’envoie vivre sa vie à lui.
La grâce de Dieu ne crée pas des endettés à vie, elle suscite et ressuscite des hommes et des femmes capables de laisser couler la grâce à travers eux et autour d’eux.
L’action de grâce comme nous le disons en Église, ce n’est pas seulement un chant ou une prière, c’est un état d’esprit qui oriente une manière de vivre.
Va, ta foi t’a sauvé, va et vis l’existence d’un homme libéré et reconnaissant.

La manière de vivre des humains libérés et reconnaissants, c’est de de ne pas accepter le sort de ceux qui sont encore emprisonnés dans des condamnations quelles qu’elles soient, ceux qui sont enfoncés dans des masses méprisées, ceux qui sont rejetés dans des groupes exclus de tout ou partie de la vie commune.
C’est de ne pas supporter qu’il y ait des personnes oubliées, enfermées sous des étiquettes, des nombres, des statistiques, des personnes invisibilisées par des systèmes sociaux, économiques ou politique générateurs d’exclusion, ou des systèmes religieux érigés sur la peur ou le mépris.
C‘est une manière de vivre qui reconnaît à chacun son nom et son visage, son histoire et l’espérance que cette personne unique, digne et précieuse représente pour le Dieu de Jésus-Christ.

Va, ta foi t’a sauvé. Le Royaume de Dieu n’est pas aux pieds du Christ qui ne demande jamais qu’on lui rende un culte. Le Royaume de Dieu n’est pas dans les temples ni dans les églises, ni dans les rites religieux qui indiquent seulement une direction. Mais en Église, dans un lieu comme celui-ci, tous, même des étrangers, tous ont place pour parler, pour chanter, en polyphonie, en symphonie, cette partition essentielle de la vie qu’est la reconnaissance.
Tout est là.

Amen