Prédication du 1er juillet 2018

d’Henri Persoz

Donnez-leur vous-mêmes à manger

Lecture : Luc 9, 10-17

Lecture biblique

Evangile de Luc, chapitre 9, versets 10 à 17

A leur retour, les apôtres racontèrent à Jésus tout ce qu’ils avaient fait. Il les emmena et se retira à l’écart du côté d’une ville appelée Bethsaïda. L’ayant su, les foules le suivirent. Jésus les accueillit ; il leur parlait du Règne de Dieu et il guérissait ceux qui en avaient besoin. Mais le jour commença de baisser. Les Douze s’approchèrent et lui dirent : « Renvoie la foule ; qu’ils aillent se loger dans les villages et les hameaux des environs et qu’ils y trouvent à manger, car nous sommes ici dans un endroit désert. ». Mais il leur dit : «  Donnez-leur vous-mêmes à manger ». Alors ils dirent : « Nous n’avons pas plus que cinq pains et deux poisons, à moins d’aller nous-mêmes acheter des vivres pour tout ce peuple. Il y avait en effet cinq mille hommes.

Il dit à ses disciples : «  Faites-les s’installer par groupe d’une cinquantaine. » Ils firent ainsi et les installèrent tous. Jésus prit les cinq pains et les deux poisons, et levant son regard vers le ciel, il les bénit, les rompit et il les donna aux disciples pour les offrir à la foule. Ils mangèrent et furent tous rassasiés et l’on rassembla ce qui restait de morceaux : douze paniers.

Prédication

Nous voici dans le très célèbre récit de la multiplication des pains, que tout le monde connait, y compris ceux qui ne fréquentent pas nos temples et nos églises. Nous allons nous heurter aujourd’hui à l’actualité de ce texte. Actualité parce que les problèmes de l’époque – du pain pour tout le monde – sont aussi les problèmes d’aujourd’hui. Et il nous faut bien prendre garde, dans notre travail de lecture, de rester dans les intentions du texte

Nous avons dans les évangiles six récits de cet événement, deux chez Marc, deux chez Matthieu, un chez Luc et un chez Jean. C’est dire le retentissement qu’a dû avoir cette histoire dans la communauté du christianisme primitif. Les six récits se ressemblent, mais avec des variantes qui s’enrichissent les unes les autres et permettent de mieux comprendre et de mieux situer le cadre. Et par moments j’utiliserai certains détails qui se trouvent dans les autres textes. Marc a certainement écrit les deux premiers récits sur lesquels se sont appuyés les autres évangélistes.

On parle d’un miracle, encore que Luc le passe un peu sous silence. Ce miracle peut-il nous parler encore aujourd’hui, alors que nous savons bien que le pain ne peut pas se multiplier comme cela, même en comptant sur la toute-puissance de Dieu ? A l’époque, la distinction entre le possible et l’impossible n’était pas aussi nette qu’aujourd’hui. On ne savait pas bien ce qui pouvait être de l’ordre de la nature ou de l’ordre du surnaturel et les récits populaires mêlaient facilement les souvenirs historiques et leurs prolongements au-delà de l’histoire. D’ailleurs une bonne partie de la littérature procède encore comme cela aujourd’hui. Par exemple ce qu’on appelle le roman historique.

Comme disent les journalistes : les trains qui arrivent à l’heure n’intéressent personne. Ce qui est intéressant ce sont les trains qui déraillent. C’est pour cela que les histoires anciennes, qu’elles soient de la Bible ou de la Grèce ou de l’Égypte ou d’ailleurs, déraillent, pour intéresser ceux qui les reçoivent, au point qu’ils s’en souviennent et sont capables de les transmettre à leur tour pendant plusieurs générations. Mais dans les débris du récit qui a déraillé, est enfermée une sagesse qui vient jusqu’à nous parce qu’elle est de tous les temps et nous la retrouvons heureusement dans les évangiles.

Voilà donc Jésus qui retrouve ses compagnons, et le récit de Marc nous dit qu’ils étaient fatigués de tout ce qu’ils avaient fait et enseigné. Ils conviennent donc avec Jésus de se retirer dans un endroit calme pour se reposer. La scène se passe sur la rive est du lac de Tibériade, celle qui est à l’extérieur du pays traditionnel d’Israël, une terre païenne, actuellement la région du Golan. A l’époque on passait facilement d’un pays à l’autre, qu’il soit à majorité juive ou à majorité païenne. Jésus et ses compagnons allaient donc sans problème en terre païenne.

Mais voilà qu’ils ne sont plus tranquilles, une foule vient les déranger, attirée par leur réputation. Effectivement, Jésus les accueille, les soigne et leur enseigne le Royaume de Dieu. Mais les disciples sont inquiets. Le soir vient. Et que va-t-il se passer avec tous ces étrangers qui ne sont pas de notre peuple, et qui n’ont rien à manger, alors que nous en avons juste assez pour nous. Vraiment ils nous dérangent et nous empêchent d’être tranquilles. La réponse coule donc de source et ils disent à Jésus : renvoie-les chez eux. Qu’ils se débrouillent. Qu’ils aillent se loger ailleurs. Nous ne pouvons rien pour eux. Nous avons juste assez pour nous. Pourquoi d’ailleurs sont-ils venus nous importuner ? Qu’ils rentrent chez eux. Qu’ils aillent dans les villages alentour et qu’ils s’achètent eux-mêmes de quoi manger. Ils sont trop nombreux pour qu’on puisse s’en occuper. Renvoie- les chez eux. Dans ces pays pauvres et en ces temps-là, la question de la nourriture était bien plus cruciale que chez nous aujourd’hui. Et avoir à manger, c’était pouvoir vivre, pouvoir survivre.

Donnez-leur vous-mêmes à manger. Voilà la réponse de Jésus. Mais comment ? Nous n’avons que cinq pains et deux poissons. – Vous y arriverez bien, vous n’avez même pas essayé. Nous sommes transportés dans une atmosphère connue déjà dans l’Ancien Testament. Elysée, comme nous l’avons lu, avait multiplié les pains lui aussi. Elie fut ravitaillé par des corbeaux qui lui apportaient du pain. Et tout le peuple hébreu reçut la manne pendant son exode alors qu’il manquait de tout et marchait interminablement, épuisés, vers un pays où il ne serait plus persécuté. Tous ces récits se rattachent à une conviction vivante dans la foi populaire suivant laquelle Dieu n’abandonne pas son peuple et le nourrit lorsqu’il traverse des temps difficiles, des pays inhospitaliers, lorsqu’il recherche des lieux plus accueillants.

L’exhortation de Jésus se rattache à cette tradition, mais la volonté de Dieu passe par Jésus et par les disciples : Donnez-leur vous-mêmes….. Et pour bien marquer que c’est aux disciples à se remuer, après avoir béni le pain, Jésus le donne aux disciples pour qu’ils le donnent à la foule. Ce sont les disciples qui s’inquiétaient et qui finalement donnent.

Mais comment ont-ils fait alors qu’ils n’avaient que trois pains et deux poissons  pour nourrir 5000 hommes ? Ce n’est pas le problème, on ne veut pas savoir. Le texte n’en parle pas. Le problème c’est que les gens ont faim. La vérité de l’Évangile, et de notre histoire, c’est qu’il faut partir des besoins des hommes et des femmes et non pas de ce que nous avons. Peut-être d’ailleurs que les disciples se sont résolus à aller acheter de quoi manger pour tout le monde. On n’en sait rien. On sait juste que tous ces étrangers avaient faim et que grâce à Jésus ils ont été rassasiés.

Ne pas regarder à soi mais aux autres. Donnez-leur vous-mêmes à manger, sans regarder ce qu’Il vous manque, sans regarder ce qu’il vous reste ; parce que même après avoir donné à la foule il y a encore des restes, 12 paniers pleins, un pour chaque disciple. Ils voulaient renvoyer tous ces étrangers ; et ce sont ces étrangers qui leur offrent une corbeille pleine à chacun.

On ne sait pas bien ce qu’il s’est passé. L’évangile de Marc dit que les disciples n’avaient rien compris à l’affaire des pains. Nous non plus n’avons pas bien compris. Nous comprenons seulement qu’il y a quelque chose d’impossible dans cet ordre de Jésus. Nourrir 5000 hommes, certainement pas. Qu’ils s’en aillent. Qu’ils aillent se nourrir ailleurs. La parole de Dieu demande l’impossible. Nous le savons bien. La Bible est remplie d’hommes et de femmes qui réalisent l’impossible à la demande de Dieu. Parce qu’ils ont la foi qui donne la force d’oser, de se lancer vers l’impossible.

Comme dit Jésus dans l’évangile de Marc (11,22: « Ayez foi en Dieu. En vérité je vous le déclare : si quelqu’un dit à cette montagne : ôte-toi de là et jette-toi dans la mer, et s’il ne doute pas en son cœur, mais crois que ce qu’il dit arrivera, cela lui sera accordé ». Bien sûr, personne ne prend cette affirmation à la lettre, même pas Jésus. Elle signifie, à mon sens, que la foi nous permet de sortir du raisonnable, du bien réfléchi, pour nous propulser vers ce qui est risqué, imprudent, vers ce qui sort de l’ordinaire, vers l’inattendu, vers l’aventure, vers ce qui était à peine imaginable, vers ce dont les hommes et les femmes ont besoin.

Et si l’on ne peut déplacer d’emblée toute la montagne, on peut déplacer une pierre après l’autre. Et chaque pierre déplacée augmente notre foi et nous donne la force de déplacer les suivantes. Comme disait Albert Schweitzer dans l’un de ses sermons : «  Mon expérience dans la vie quotidienne m’a appris ceci : les œuvres de viennent pas de la foi, c’est la foi qui vient des œuvres ». 5000 hommes c’est beaucoup, sans compter les femmes et les enfants. Mais commençons à porter le pain à quelques-uns et nous reculerons les limites du possible et nous augmenterons notre foi.

Amen