de Dominique Hernandez
Lectures : Jean 4, 27-42
Prédication
Quand la femme est arrivée au puits, les disciples n’y étaient plus : ils étaient partis faire des courses en ville. Quand elle retourne en ville, porteuse d’une bonne nouvelle qu’ils n’y ont pas annoncée, eux n’y sont plus : ils sont revenus au puits, auprès de Jésus. Les disciples voient seulement que Jésus et la Samaritaine se parlent, et cela les laisse sans voix, étonnés, mais muets. Gênés ou trop respectueux ou les deux, en tous cas désarçonnés, et silencieux. Peut-être avec le sentiment d’avoir raté quelque chose, d’être passé à côté, de ne pas comprendre. Vous savez comment c’est dans ces cas-là, on se rattrape comme on peut, avec ce qu’on a sous la main, et justement, on a des provisions : Maître, mange ! C’est l’heure du repas, et c’est important quand même, de manger.
Jésus en profite, mais pas pour manger : J’ai à manger une nourriture et vous ne savez pas ce que c’est. Les disciples n’étaient pas là, ils n’ont rien dit et maintenant, ils ne savent pas. Ils ne comprennent pas… et n’osent même pas le dire. La Samaritaine non plus n’avait pas compris tout de suite. Mais elle, elle s’était accrochée. Eux s’enfoncent dans leur incompréhension, s’enlisent dans leur ignorance, s’abîment dans leur malaise. Aucun n’ose enfin poser une question ou poser un mot sur ce qui les dépasse. On peut en sourire, seulement si on s’est déjà trouvé dans une situation semblable, on peut compatir, mais surtout pas se moquer. Jésus lui-même ne s’en désespère pas. Pas un mot de reproche ni de réaction d’impatience.
Il n’y a dans ce récit aucun blâme, aucune plainte. C’est autre chose qui coule dans ce texte, qui coule de ce texte, et ce n’est pas de l’eau non plus…
De quoi Jésus parle-t-il aux disciples ?
Jésus qui est le Christ. Il l’a dit à la femme, la femme l’a dit aux samaritains, et les disciples le savent aussi. Jean le Baptiste l’avait annoncé à sa manière, André l’avait dit à Pierre, Philippe à Nathanaël…
Mais qu’est-ce que c’est le Christ ? « Christ » est un mot venu du grec chrestos, équivalent à messie qui lui vient de l’hébreu massiah. Ni messie ni christ ne sont des traductions mais des transcriptions des termes hébreu et grec. Cependant, en hébreu comme en grec, messie et christ ont à voir avec l’onction. Le messie, le christ, les deux mots se traduisent ainsi : celui qui est oint ; la NBS propose : celui qui a reçu l’onction.
L’onction signifie que celui qui la reçoit a été choisi par Dieu. Il y a eu un appel, une élection, une vocation, une bénédiction adressée à une personne particulière. Une personne qui est mise à part pour une fonction spécifique.
L’onction est d’abord un geste, une application d’huile d’olive et d’aromates. Elle fait passer par le corps, sur le corps cette signification spécifique de l’appel par Dieu. Pour les hébreux le corps estla personne.
Mais l’onction peut être aussi spirituelle, c’est-à-dire sans huile, une onction d’Esprit Saint, telle que le prophète Esaïe l’évoque dans un célèbre passage au chapitre 61 : l’Esprit du Seigneur est sur moi, car le Seigneur m’a conféré l’onction. Il m’a envoyé porter une bonne nouvelle aux pauvres, panser ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs leur libération et aux prisonniers leur élargissement, proclamer pour le Seigneur une année de faveur…
L’Ancien Testament nous indique que chez les hébreux, l’onction est conférée à trois catégories de personnes.
Les rois reçoivent l’onction. Ainsi Saül et David sont-ils des messies, et également Cyrus, roi des perses, qui autorise le peuple exilé à retourner sur sa terre. En effet, le roi est celui qui doit mettre en œuvre la volonté de Dieu dans ses décisions, dans sa politique. C’est pourquoi il est désigné comme messie. C’est aussi pourquoi Cyrus roi de perse reçoit ce titre, lui qui met fin à l’exil, accomplissant en cela, et sans le savoir, la volonté de Dieu. Les rois sont des messies, des christs.
Les prophètes reçoivent également une onction. Ainsi Elie reçoit l’ordre de oindre Jéhu comme roi d’Israël et Elisée comme prophète pour prendre sa suite. Le prophète est un homme, ou une femme, inspiré(e) par Dieu pour apporter au peuple ou à des personnes particulières une parole de la part de Dieu, à un moment important, décisif. Les prophètes sont des messies, des christs.
Les prêtres sont également oints, même si cette pratique les concernant est certainement plus récente que l’onction des rois. Le prêtre est celui qui permet d’entrer en relation avec Dieu, en accomplissant les rites et sacrifices nécessaires. Les prêtres sont des messies, des christs.
Mais l’époque de Jésus, le roi était nommé par Rome et il n’y avait plus de prophètes. On pensait que l’époque des prophètes était révolue, remplacée par le temps des rabbis qui interprétaient les textes de la Bible hébraïque dont le canon était à peu près constitué. Il restait les prêtres, au temple de Jérusalem.
En revanche, à l’époque de Jésus, et même avant, le Messie était attendu par beaucoup ; pas absolument par tous et pas de la même manière par toutes les familles religieuses, des pharisiens aux esséniens. L’espérance messianique était quand même vive, la samaritaine l’a mentionnée en parlant avec Jésus. Le Messie attendu n’était pas un prophète, ni un roi, ni un prêtre comme ceux des Écritures ou du Temple. Il devait être à la fois les trois et en même temps plus qu’un prophète, un roi et un prêtre, pour rendre à Israël toute sa grandeur et même au-delà, en accomplissant ce que représente l’élection d’Israël : devenir pour toutes les nations un phare qui les conduiraient vers l’Éternel. Cet accomplissement était compris comme la fin des temps.
C’est de cela dont Jésus parle à ses disciples, de cette attente messianique. Lui qui est le Messie, le Christ, avec une majuscule, à la fois prophète, prêtre et roi et en même temps plus que cela et en tous cas autrement que ce qui était généralement compris par ces termes.
Jésus dit à ses disciples : c’est l’heure de la moisson. La moisson c’est une image traditionnelle pour parler de la fin des temps. Une image qui évoque principalement deux choses :
- la première c’est le rassemblement, le rassemblement des gerbes et des grains : le rassemblement de toutes les nations.
- la seconde, c’est la joie, la joie de la moisson, du grain rentré dans les granges, du travail accompli, de la famine écartée : la joie de la plénitude et de la paix.
Le rassemblement et/dans la joie, telle est la perspective de la fin des temps à travers l’image de la moisson.
C’est l’heure, c’est maintenant, dit Jésus, même si vous ne le croyez pas, même si vous dites qu’il faut encore attendre 4 mois parce qu’à vos yeux, le temps de la moisson n’est pas encore arrivé.
Bien sûr, il y a les juifs qui ne veulent rien avoir à faire avec les samaritains. Et les romains qui dominent tout le monde.
Bien sûr il y a des murs, plus de murs qui sont construits que de murs abattus.
Bien sûr il y a des familles religieuses et confessionnelles qui ne sont pas toujours dans un dialogue et une reconnaissance fraternelle.
Bien sûr il y a des groupes dévalorisés ou exclus pour une raison ou une autre, des femmes moins bien considérées et traitées que les hommes, des migrants privés de terre ferme sous leurs pieds.
Tout cela on le voit dans les champs des sociétés, des cultures, des religions. L’époque ne semble ni au rassemblement ni à la joie.
Voyant cela, on se dit que ce n’est pas encore le temps de l’accomplissement, que ce n’est pas l’heure de la fin des temps, que ce n’est pas le moment, qu’on a le temps, et qu’à la limite, rien ne presse.
Mais Jésus dit à ses disciples : si, si, c’est maintenant.
L’évangile de Jean, si différent des trois autres évangiles à bien des égards, l’est sur ce point précis : il n’y a plus personne à attendre, le Messie est venu, le Christ est venu. Il n’y a pas à attendre, ni redouter, de jugement dernier.
Parce que c’est maintenant, c’est au présent de la rencontre avec le Christ que tout se joue, se noue, se dénoue. C’est ce maintenant le temps décisif, pour autant que le maintenant est le seul temps sur lequel on peut agir ; c’est le temps qu’on tient en main. Pour le passé c’est trop tard et l’avenir est toujours incertain.
Maintenant, à cette heure qui est l’heure, dans ce présent, regardez mieux dit Jésus à ses disciples. Regardez ce qui se passe vraiment.
Une femme samaritaine toujours à l’écart de tous court vers la ville dire à ceux qui l’évitaient ou qu’elle évitait : Venez voir ! Elle en a même laissé sa cruche, abandonné ses stratégies de survie, ses craintes, ses jugements sur les hommes, les juifs et les autres.
C’est ainsi, le temps de la moisson, du rassemblement et de la joie d’un monde nouveau.
Et même les disciples qui n’ont rien dit et rien fait, à part les courses, sont invités à prendre part au rassemblement et à partager cette joie. Semeurs ou moissonneurs, semeurs et moissonneurs, Dieu, le Christ, la femme, et les disciples, partageant la même réjouissance.
Et les samaritains aussi, qui viennent vers Jésus. Ils lui offrent l’hospitalité, et ils confessent leur foi : nous savons que c’est vraiment lui le sauveur du monde. Sauveur du monde, pas seulement leur sauveur, celui des samaritains de Sychar, mais le sauveur du monde, sauveur sans frontière, dépassant toutes les barrières ethniques, nationales, religieuses ou autres, sauveur pour tous.
Ce qui se passe sous les yeux des disciples, c’est le surgissement d’un nouveau monde : rassemblement et joie.
C’est ce qui se passe quand le Christ est présent, puissance de transformation, de renouveau, de réconciliation, de réjouissance. Une femme samaritaine à la vie plutôt chaotique est devenue :
- celle qui annonce aux samaritains une parole décisive, un message inspiré par ce que l’Esprit lui a donné de comprendre, comme un prophète ou plutôt une prophétesse ;
- celle qui par son action va transformer la ville en en modifiant les réseaux de relations et les points de vue vers la fin de la méfiance et l’ouverture de l’hospitalité, comme un roi ou plutôt une reine ;
- celle qui va permettre aux habitants de la ville d’entrer en relation avec le Christ et à travers lui avec Dieu, comme un prêtre ou plutôt une prêtresse.
Une femme samaritaine à la vie plutôt chaotique est devenue une petite christ.
Petite non par la taille mais juste pour dire il n’y a pas pas de majuscule à cette christ ; pas non plus de féminin au mot « christ », celle qui a reçu l’onction.
Ce qui se passe quand le Christ est présent, c’est une nouvelle vocation, un nouveau devenir, qui n’est pas réservée à quelques-uns, mais destinée à chacune et chacun. Devenir un petit christ, une petite christ, prophète, roi et prêtre, parlant, transformant, permettant.
Levez les yeux, dit Jésus à ses disciples, vous verrez que cela se passe autour de vous, les marques de l’accomplissement. Ce sera une source de joie, ce sera comme au puits de Sychar, la joie coulant de la rencontre, du dialogue et de l’hospitalité.
Amen