Prédication du 26 février 2023

d’Hervé Oléon-Perrin

Lecture biblique

1 Samuel 28, 3-25

3 Samuel était mort ; tout Israël s’était lamenté sur lui, et on l’avait enseveli à Rama, dans sa ville. Saül avait supprimé du pays les spirites et les médiums.

Les Philistins se rassemblèrent et dressèrent leur camp à Shounem ; Saül rassembla tout Israël et ils établirent leur camp à Guilboa.
5 Quand Saül vit le camp des Philistins, il eut peur et son cœur trembla beaucoup.
6 Saül interrogea le Seigneur, mais le Seigneur ne lui répondit pas, ni par des rêves, ni par l’ourim, ni par les prophètes.
7 Saül dit alors à ses serviteurs : Cherchez-moi une femme capable d’invoquer les morts et j’irai la consulter. Ils lui dirent : A Ein-Dor il y a une femme qui invoque les morts.
8 Alors Saül se déguisa en mettant d’autres vêtements et partit avec deux de ses hommes. Ils arrivèrent de nuit chez la femme. Saül lui dit : Pratique la divination pour moi en invoquant un mort ; fais monter celui que je te dirai.
9 La femme lui répondit : Tu sais bien ce que Saül a fait, comment il a retranché du pays les spirites et les médiums. Pourquoi donc me tends-tu un piège ? Veux-tu me faire mourir ? 10 Saül lui jura par le Seigneur : Par la vie du Seigneur, aucune faute ne te sera reprochée dans cette affaire.
11 La femme demanda : Qui veux-tu que je fasse monter pour toi ? Il répondit : Fais-moi monter Samuel.

12 Lorsque la femme vit Samuel, elle poussa un grand cri et dit à Saül : Pourquoi m’as-tu trompée ? Tu es Saül !
13 Le roi lui dit : N’aie pas peur ! Que vois-tu ? La femme dit à Saül : Je vois un dieu qui monte de la terre.
14 Il lui dit : Quelle apparence a-t-il ? Elle répondit : C’est un vieillard qui monte et il est enveloppé d’un manteau. Saül sut ainsi que c’était Samuel ; il s’inclina face contre terre et se prosterna.

15 Samuel dit à Saül : Pourquoi m’as-tu troublé en me faisant monter ? Saül répondit : Je suis dans une grande détresse : les Philistins me font la guerre et Dieu s’est éloigné de moi. Il ne m’a répondu ni par les prophètes ni par des rêves. Et je t’ai appelé pour que tu me fasses savoir ce que je dois faire.
16 Samuel dit : Pourquoi donc m’interroges-tu ainsi, puisque le Seigneur s’est éloigné de toi et qu’il est devenu ton adversaire ?
17 Le Seigneur a agi comme il te l’a dit par mon intermédiaire : le Seigneur a déchiré la royauté d’entre tes mains et l’a donnée à un autre, à David.
18 Tu n’as pas obéi au Seigneur, tu n’as pas traité Amalek selon l’ardeur de Sa colère. C’est pourquoi le Seigneur te traite ainsi en ce jour.
19 Avec toi, le Seigneur livrera aussi Israël aux Philistins. Demain, toi et tes fils, vous serez avec moi, et le Seigneur livrera les troupes d’Israël aux Philistins.

20 Aussitôt Saül tomba à terre de toute sa hauteur. Les paroles de Samuel le remplissaient d’épouvante. De plus, il manquait de force, car il n’avait rien mangé de tout le jour et de toute la nuit.

21 La femme s’approcha de Saül et, le voyant tout épouvanté, elle lui dit : Moi, ta servante, je t’ai écouté. J’ai risqué ma vie en t’obéissant.
22 Maintenant, écoute-moi, toi aussi, je te prie ; laisse-moi te servir quelque chose à manger, afin que tu aies des forces pour te mettre en route.
23 Mais Saül refusa et dit : Je ne mangerai pas. Ses serviteurs et la femme aussi insistèrent auprès de lui et il finit par les écouter. Il se releva de terre et s’assit sur le lit.
24 La femme avait chez elle un veau à l’étable, qu’elle s’empressa de tuer. Elle prit de la farine, la pétrit et fit cuire des pains sans levain.
25 Elle les déposa devant Saül et ses serviteurs, et ils mangèrent. Puis ils se levèrent et partirent la nuit même.

Prédication

C’est un homme en fuite, un homme aux abois, un homme en perte de repères… un homme qui a peur… qui est mis en scène dans ce texte. Cet homme, Saül, a été béni de Dieu, il a été puissant, il a été roi… il ne l’est plus… Il est seul dans l’obscurité de la nuit, de sa nuit, d’une existence qui le mène à sa perte… Et face à l’urgence d’une réponse à son angoisse, pourtant, Dieu se tait… Ou plutôt Saül l’appelle et il a beau tendre l’oreille, il ne perçoit rien en retour… La nuance est importante… Peut-être n’entend-il rien parce que sa peur non seulement le paralyse mais le rend sourd à la voix de Dieu, tout autant que le ressentiment, l’orgueil et la soif de pouvoir qui le rongent depuis déjà trop longtemps. C’est peut-être moins du silence de Dieu qu’il est question ici que de la surdité de Saül. Autre hypothèse, et je citerai la pasteure Elisabeth Brinkmann (revue d’études bibliques Lire et Dire n° 90, 2011), « Dieu se tait pour la bonne raison qu’il n’est pas une marionnette que Saül peut faire bouger quand il veut. Il n’est pas un distributeur automatique à paroles de consolation et de solutions toutes faites »…

Incapable de toute prise de recul, Saül en appelle aux morts pour lui apporter des réponses. Ce n’est plus vers la vie vivante qu’il se tourne pour chercher une issue, mais vers les fantômes du passé, vers ce qu’il connaît déjà, vers le confort d’une forme d’évidence. Samuel disparu, faute d’avoir su conserver son lien à Dieu, Saül est seul face à ses fragilités, ses contradictions. Et plutôt que de se questionner fondamentalement sur cet inquiétant silence de Dieu, il choisit de placer sa confiance en un homme, mortel, et surtout déjà mort…

Ainsi transgresse-t-il les règles qu’il a lui-même instituées. Souvenez-vous : « Saül avait supprimé du pays les spirites et les médiums ». Ne croyant plus au secours de Dieu, il se renie lui-même, il renonce, dans cette démarche qui est désormais la sienne, à sa propre identité dans la relation à l’autre. Et ce n’est d’ailleurs plus le roi déchu, mais un anonyme, grimé, caché, qui prend le chemin de l’antre de la nécromancienne, à la nuit tombée.

Du reste, pourquoi avoir proscrit les spirites et les médiums ? L’interdit est en réalité bien antérieur à Saül. On le trouve déjà dans le Lévitique (20, 27) et dans le Deutéronome (18, 10-12). Recourir à l’arbitrage des morts est stigmatisé par ces textes comme une abomination. De telles pratiques impliquent d’accéder au Shéol, ce séjour des profondeurs où même, en tout cas dans le judaïsme ancien, Dieu ne pénètre pas. Cela suppose donc de recourir à d’autres forces, occultes, voire à considérer les âmes des défunts comme elles-mêmes détentrices de pouvoirs. C’est tout cas s’en remettre en confiance à une force qui n’est pas Dieu. Ici, Saül, dans son incapacité à comprendre pourquoi « Celui qui est » ne lui parle plus, espère trouver un secours illusoire auprès d’un humain qui, lui, n’est plus. Ce qui soulève finalement cette question : est-ce l’âme de Samuel qui remonte de chez les morts, ou bien Saül qui y descend, inexorablement ?

Dans la sécurité qu’il promet à la nécromancienne, Saül poursuit sa dépersonnalisation. Il prête serment non sur lui-même, mais sur la vie de… Dieu ! Rien de moins ! Comme si c’était à Dieu de le dédouaner de sa responsabilité de roi et d’homme, dans l’injonction paradoxale par laquelle il expose la nécromancienne à de possibles représailles…

La magicienne, qui se méfie sans doute, n’est pas longtemps dupe de l’identité de Saül… Mais si ses facultés divinatoires avaient été entières, elle aurait pu démasquer immédiatement le roi. Que penser, d’ores et déjà, d’un pouvoir pour le moins partiel et sélectif ? Pour un éclairage extralucide supposé survenir, les choses commencent à vrai dire assez mal, on ne peut que le constater…

« Je vois un dieu qui monte de la terre »… En réalité, le mot employé pour désigner la divinité, Elohim, pourrait tout à fait être traduit par un pluriel, « des dieux » et renvoyer Saül, par l’intermédiaire de la magicienne, à la tentation d’une croyance polythéiste, en ces instants de détresse profonde où, de son point de vue, le Dieu unique et transcendant ne lui répond plus.

La magicienne voit, mais n’entends pas Samuel… Saül ne voit pas, mais entend le prophète mort. Comment peut-il être certain, du reste, à la vague description qui lui est faite, que son interlocuteur est bien le bon, sauf à s’en persuader lui-même ? Le nébuleux côtoie ici l’inaudible et à plus forte raison l’impalpable… Étrange cheminement que celui qui consiste à fonder des certitudes sur… rien, en fait… ou si peu… Mais après tout, Dieu lui-même n’est-il pas aussi évanescent et peut-on vraiment en vouloir à Saül de chercher un dérivatif avoisinant ? Sauf à dire que la manifestation de Dieu est bien là, tangible, réelle, tout autour de nous, offerte à notre perception, pour peu que nous soyons capables de la mobiliser. L’interrelation des vivants y est non seulement fondatrice, mais aussi motrice. Quel secours, quelle projection espérer alors de ce qui n’est plus ?

Et lorsque Samuel parle à Saül, il ne lui apprend rien qu’il ne sait déjà. Oui, Saül n’est plus l’élu de Dieu, il n’est plus roi, ses ennemis sont désormais plus forts que lui et l’affrontement du matin à venir est voué à l’échec et à la mort… « Rien de neuf sous le soleil », pour reprendre une citation biblique bien connue… Si Saül voulait la confirmation que tout va mal, et même très mal, le voilà servi. Et après ? La voix du mort ne répond-t-elle pas à Saül ce qu’il veut entendre, en posant Dieu comme responsable de son abandon et de sa défaite, en l’amnistiant en quelque sorte de sa responsabilité personnelle ? La dernière phrase de Samuel résonne bel et bien comme une sentence péremptoire : « Demain, toi et tes fils serez avec moi, et le Seigneur livrera les troupes d’Israël aux Philistins ». Le lecteur voudrait peut-être que ces mots terribles s’achèvent par trois points de suspension, ou un « sauf si… », suggérant une autre issue, une possibilité de rebond. Mais non, pas pour Saül, qui n’est plus à même d’envisager d’autre évidence que celle de sa mort, confirmée – le pense-t-il – par un mort. Et cette expérience ne le rassure pas du tout, au contraire, elle achève de l’enfermer dans sa terreur.

Alors Saül s’effondre, moralement et physiquement parlant d’ailleurs, et c’est là que commence le véritable extraordinaire de ce récit.

Qui est là à cet instant ? Les deux serviteurs – ne les oublions pas – qui eux, je le signale, n’ont manifestement rien vu ni entendu… sans doute parce qu’ils n’étaient pas là pour cela, ils n’étaient pas en demande. Soulignons aussi que ce sont eux qui ont su mener immédiatement le roi à la personne interdite… Comme quoi cette interdiction était somme toute bien relative… Et surtout, il y a cette femme, la nécromancienne, que Saül aurait pu faire périr et qui émue, touchée par le désarroi de cet homme anéanti, à ses pieds, le supplie alors de l’entendre. Ce qu’elle lui propose, ce n’est pas une simple invitation à se restaurer alimentairement parlant, à mais se restaurer tout court, dans son individualité, à reprendre, ne serait-ce que pour quelques heures, le chemin de la vie vivante. Autrement dit, à se dégager de l’obsession de la mort et à recouvrer ainsi la liberté, qui revêt ici l’apparence d’un véritable repas de fête. Celle qui était supposée ouvrir pour Saül un canal de communication avec l’empire des morts devient tout à coup messagère de vie, force de résurrection, par un acte gratuit et inconditionnel.

Au sens strict de l’exégèse, les effets de ce revirement se limitent toutefois à la faculté désormais offerte à Saül d’accepter que le jour qui débute est son dernier. Comme avec les dernières paroles de l’ombre de Samuel, nous souhaiterions peut-être dépasser cette inéluctabilité, en imaginant que la nécromancienne, en ce qu’elle « ravive » Saül, lui offrirait à son tour une alternative à la fatalité. Ainsi, c’est en homme libre que Saül, restauré et rasséréné irait ou… n’irait pas à la bataille, en responsabilité, libre de choisir… Choisir…, à ce stade, Saül, en est-il encore capable ? Nous pouvons largement supposer que non. La suite du récit, nous la connaissons, le nom de Guilboa en demeure la funeste mémoire… Faut-il alors minimiser la portée de l’action vivifiante de cette femme ? Bien sûr que non… A l’aube d’une chute inexorable pour Saül, elle lui offre sa compréhension, son hospitalité, son empathie, elle est lumière dans la pénombre de cette fin de vie. Et la valeur même de cet accompagnement est inestimable, ne serait-ce que l’espace de quelques instants, pour tout homme en perte ultime du sens de l’existence.

Comment lire plus précisément ce texte à la lumière de notre temps ? Naturellement, il ne s’agit pas de faire le procès de l’occultisme et de ceux qui y recourent encore. Qui serions-nous pour nous ériger en magistrats des consciences ? Seulement, en admettant que certaines formes de ces croyances puissent participer à la reconstruction d’une personne, au détour d’une crise personnelle majeure, il convient d’insister sur la probabilité encore plus forte qu’elles ne sclérosent plutôt qu’elles ne réparent, et qu’elles ne cultivent la détresse plutôt qu’elles ne la soulagent. Ce nécessaire discernement, nous devons également l’entendre dans tout ce qui, au cours de nos existences, nous expose à la tentation du retour en arrière, à de pseudo-certitudes, à de présupposées réponses, à un « c’était mieux avant »… qui se nourrissent de et nourrissent notre peur de l’avenir. Et aujourd’hui, la magicienne du Livre de Samuel aurait sérieusement du souci à se faire pour l’exercice traditionnel de son don présumé, tant la concurrence serait rude… Car c’est maintenant derrière nos écrans, sur nos réseaux sociaux, ou dans certains courants idéologiques que montent désormais parfois des ombres plutôt que de la clarté, de la tension et du fatalisme plutôt que de l’espoir et de la confiance. Occultisme, mais aussi complotisme, conspirationnisme, désinformation en tout genre, tout ce qui peut nous faire percevoir le changement et la différence comme une menace… rien ne manque pour qui voudrait considérer l’avenir comme obstinément bouché, ou défendrait l’ordre d’un monde qui va déjà tellement bien qu’il faudrait surtout n’y rien remettre en question ! Oui, aujourd’hui encore, nos âmes inquiètes sont prêtes à chercher secours dans de bien obscurs et tortueux séjours. Et si la compréhension de l’interdit évoqué au début du texte, à l’époque de Saül, mais encore à présent, consistait à conclure que ces chemins-là, tracé sur un immobilisme mortifère, ne mènent nulle part, ou pas très loin… Ils nous écartent de directions que nous pourrions nous-même choisir, ils ne nous construisent pas positivement, de façon nouvelle. Les emprunter, fut-ce par illusion d’une hypothétique tranquillité, c’est se soumettre à un pouvoir qui n’est pas l’autorité de notre conscience et qui, en définitive, n’apaise guère. Or, tout ce qui ne nous pacifie pas, par et au bénéfice de la vie vivante, en liberté et en responsabilité, par définition, nous égare.

Gardons cette prudence en alerte, quand fléchit notre confiance en l’amour inconditionnel de Dieu et en tout ce qu’il nous offre de possible. Sachons aussi, comme la magicienne, ouvrir nos cœurs à l’appel de nos semblables qui chancellent, offrons à notre tour notre compréhension plutôt que notre jugement. Soyons surtout messagers de résurrection, par la vie, pour la vie et pour les vivants…