Prédication du 7 juillet 2019

de Dominique Hernandez

Lectures : Genèse 2, 18 ;  Jean 4, 1-30

Prédication

Ce n’est pas l’heure des puits. L’heure des puits, c’est le matin afin de puiser l’eau pour la maison, et c’est le soir, pour abreuver les troupeaux avant la nuit. Mais à la sixième heure, vers midi, quand le soleil est au plus haut et que la chaleur est extrême, personne ne va au puits. Ni les femmes ni les bergers pour leurs tâches quotidiennes, ni les jeunes filles ni les jeunes gens qui en profitent pour se regarder, se parler, se rencontrer avec un rendez-vous plus ou moins explicite, ou par hasard. L’heure des puits, c’est l’heure des fiançailles.

Comme celles de Moïse avec Tsippora la fille de Jethro prêtre de Mâdian (Ex 2). Au puits, Moïse a défendu Tsippora et ses six sœurs contre des bergers qui voulaient les chasser pour abreuver plus vite leurs bêtes.

Ou bien comme les fiançailles de Rebecca et d’Isaac (Gen 24), avec un récit qui ressemble beaucoup à celui que nous venons de lire : le serviteur d’Abraham, envoyé par son maître chercher une épouse pour Isaac au pays de la famille, arrivé près d’un puits, décide de demander aux jeunes filles de l’eau pour se désaltérer et de s’intéresser à celle qui lui proposera d’abreuver aussi ses bêtes. Ce que fera Rebecca, qui se trouve être également une petite-nièce d’Abraham…

Ou encore comme les fiançailles de Jacob et de Rachel (Gen 29) à l’heure de faire boire les troupeau, Jacob s’informe sur Laban, l’oncle auprès de qui sa mère l’a envoyé se réfugier pour échapper à la colère de son frère Esaü. Et justement, des bergers lui indiquent que la fille de Laban arrive avec le petit bétail. Pour Rachel, Jacob va rouler la pierre qui ferme la bouche du puits, car en hébreu les puits ont des bouches, et tomber amoureux.

L’heure du puits c’est aussi celle des conflits ou des accords, entre bergers, entre clans de nomades, entre peuples. Pourquoi donc les gens de Sychar ne laissent-ils pas un seau près du puits pour que les voyageurs puissent se désaltérer ? Veulent-ils faire payer ce service d’eau normalement gratuit ? Veulent-ils être les seuls utilisateurs de ce puits ? Se désintéressent-ils complètement des voyageurs, des passants, des exilés, des migrants… ?

Au royaume du « chacun pour soi » Jésus n’a pas sa chance, il n’a même pas de place, et n’en veut pas. Lui, il est plutôt un pour tous…

Fatigué et assoiffé, Jésus s’est assis près du puits. N’imaginez pas un puits comme ceux de nos contrées avec une construction ronde sur laquelle est fixée l’axe et la poulie avec une corde. Il s’agit plutôt d’une source résurgente et d’ailleurs dans le récit le terme grec est plus souvent celui désignant une source, mais pour rejoindre la source, il a fallu creuser dans la roche. Le puits de Sychar est profond de plus de 40m. Tout seul, Jésus n’a aucune chance de se rafraîchir et d’étancher sa soif. Certains d’entre vous ont peut-être vu ce puits, près de la ville actuelle de Naplouse. Une église a très tôt été construite à l’endroit pour célébrer la rencontre de Jésus et de la samaritaine.

Une rencontre fort improbable puisque ce n’est pas l’heure des puits. C’est plutôt l’heure des invisibles :

  • un voyageur seul : ses compagnons sont partis faire les courses. 12 pour faire les courses pour 13, c’est à se demander si Jésus n’avait pas envie d’être seul et ne les a pas tous envoyés à la ville à quelques centaines de mètres
  • une femme seule : peut-être exclue de la société en raison de sa vie conjugale mouvementée, ou peut-être évitant les regards et les remarques méprisantes et blessantes, ou les deux.

Alors ce n’est pas l’heure des fiançailles.

Ce pourrait être l’heure d’un conflit et la femme ne se prive pas de le faire remarquer à Jésus : il est homme, elle est femme mais surtout, il est juif et elle est samaritaine.

Les juifs, en effet, ne veulent rien avoir de commun avec les samaritains (v.9).

Le mépris des juifs envers les samaritains s’enracine dans la défaite du royaume du Nord dont Samarie était la capitale devant l’armée de Sargon roi d’Assyrie. Sargon a déporté une partie de la population de Samarie, puis quelques années plus tard a déporté sur le territoire de Samarie des tribus arabes du Sinaï. Les habitants de l’ancien royaume du Nord et les déportés installés de force en Samarie se sont mélangés, ils ont vécu ensemble. Ils parlent la même langue que les habitants du royaume du Sud, la Judée, et leurs noms sont semblables, des noms porteurs du nom du Dieu YHWH, tout comme ceux des judéens. Ils rendent un culte à YHWH au mont Garizim, lieu de culte bien plus ancien que Jérusalem. Il semble même qu’à l’époque perse, la Samarie était plus puissante que la province de Judée.

Tout se gâte au retour des exilés de Babylone, lorsqu’une idéologie identitaire puissante est instaurée en Judée visant la pureté du peuple et de la terre, l’exclusion des étrangers, le rejet et le mépris envers toutes sortes de métissages et c’est là une démarche bien connue : il faut désigner des ennemis, ceux qui sont différents, impurs, hérétiques, infréquentables, insupportables. Le livre du prophète Néhémie rend compte de cette idéologie religieuse et politique. A la fin du II° s avant JC, le grand-prêtre Jean Hyrcan mène une guerre contre la Samarie, revendiquant pour la Judée d’être seule terre sanctifiée. Le temple du mont Garizim est détruit.

Alors à l’époque de Jésus, s’il n’y a plus de guerre ouverte, les relations ne sont cordiales. Par exemple, un objet ayant simplement traversé le territoire de Samarie sera déclaré impur pour le service du Temple.

La samaritaine, outre la dimension religieuse et politique, a peut-être une autre raison de se méfier de Jésus, elle, la femme aux 6 hommes, cinq maris et un sixième qui n’est pas son mari. Tant de ruptures : déceptions, deuils, répudiations, on ne sait rien, sinon la quête d’un compagnon, une quête comme une soif inextinguible, une quête certainement imprécise, brouillonne, mais une quête quand même : elle ne veut pas vivre seule, elle cherche celui qui sera son secours comme son vis-à-vis.  La Genèse le met en récit et rend compte d’un besoin essentiel, d’une dimension fondamentale de l’être humain :il n’est pas bon que l’humain soit seuldit Dieu, qui de l’humain ni homme ni femme construit d’abord une femme à partir du côté de l’humain et pas de la côte de l’homme, et ce qui reste, l’autre côté, c’est un homme. Les deux sont l’un pour l’autre un secours comme un vis-à-vis. Un secours, pas une aide secondaire et accessoire. Un secours indispensable, un secours vital. Le terme est ailleurs appliqué à Dieu lui-même ou à un secours qui sauve la vie. Un secours comme un vis-à-vis, ni au-dessus ni au-dessous, ni confondu. Un vis à vis avec la distance nécessaire pour se reconnaître et reconnaître l’autre à la fois différent et humainement semblable.

Ce n’est pas l’heure des puits, ce n’est pas l’heure des fiançailles, mais le septième homme dans l’histoire de la samaritaine lui sauve la vie. Jésus sauve la vie de cette femme. Sa vie de femme, son existence éperdue, éparpillée dans la multiplication des conjugalités sans qu’elle ait jamais trouvé celui qui la fera devenir elle. Ce que raconte la Genèse et aussi les évangiles, c’est qu’on ne devient pas soi tout seul, c’est qu’une naissance autre que celle du premier jour doit encore advenir, Jésus en a déjà parlé avec Nicodème. Et voici qu’avec la samaritaine, il continue son œuvre, sa grande œuvre : c’est l’heure de venir au monde, c’est l’heure de devenir sujet.

La sixième heure au puits de Sychar, c’est l’heure de la puissance d’être.

La samaritaine invisible et méfiante et Jésus fatigué et assoiffé entrent en dialogue, et malgré un malentendu sur l’eau, l’eau vive ou plutôt l’eau vivante, ce dialogue est un dialogue en vérité. Pas de manipulation, même pour une bonne cause. De vraies questions vraiment écoutées. Des paroles venant vraiment de la vérité de chacun. Alors la samaritaine peut émerger de ses profondeurs, elle peut être suscitée à travers les couches de l’histoire, de la religion, de son existence et de ses propres déceptions. Aider une personne à surgir en sujet dans le monde, c’est ce que fait toujours Jésus de Nazareth, sourcier d’existences, puiseur de vies. Il est acteur de création avec la samaritaine, l’aveugle de naissance, le paralytique et d’autres encore, prolongeant, incarnant, rendant présente l’action créatrice et libératrice de Dieu. Son action envers la samaritaine est une action de sauvetage, pour la sauver de la soif qui l’a tellement envahie, qui la domine tellement que la femme ne vit plus. Alors c’est quand même une histoire d’amour au bord de ce puits, pas une histoire d’amoureux, mais une histoire d’amour quand même. Jésus est pour elle le vis-à-vis qui la sauve du mépris, du rejet, de l’oppression des normes sociales et religieuses.

Elle peut alors entendre ce que Jésus répond à sa remarque sur le Messie qui doit venir : Je le suis, moi qui te parle. Pas un « Je suis » majestueux comme celui entendu par Moïse dans le buisson ardent, pas un Je suisquelque chose : lumière porte, bon berger, chemin, vérité et vie. Je suis, moi qui te parle. La précision serait inutile car il n’y a personne d’autre. Mais elle est terriblement importante. La vérité de Jésus, la vérité sur Jésus est advenue dans le dialogue, de même que celle de la femme, sur la femme. Elle est en quête d’elle-même ; il est le Christ, lui qui lui parle. Je le suis, moi qui te parle. Qui t’accueille telle que tu es, qui écoute tes questions et tes remarques, qui ne cherche pas à imposer un rapport de force, d’intérêt ou de séduction, qui suis pour toi un vis-à-vis. C’est l’heure de se parler.

Il s’en passe des choses dans un dialogue, un vrai dialogue en esprit et en vérité, en vis-à-vis. Il y passe toujours le Christ, comme une puissance d’être pour que chacun devienne et soit.

Et cela se passe, dit l’évangéliste, à ras de terre : un homme fatigué, une femme à l’écart de la société, rien de prestigieux ni de prodigieux. Les disciples revenant de la ville n’osent rien dire, même pas : de quoi parles-tu avec elle ? Que ne manquent-ils pas à se taire, à ne pas prononcer ces mots simples mais qui rassemblent au présent tous ceux qui sont là !

C’est l’heure de la grâce, quand Jésus ne se préoccupe ni de réputations ni de morales ni de bonne mœurs mais seulement de donner ce qu’il a lui-même reçu, l’eau vivante dont la source ne tarit pas.

Parce que Dieu cherche, il cherche des adorateurs en esprit et en vérité, sans illusion et sans hypocrisie, des adorateurs non pas enchaînés comme ceux des idoles, mais des adorateurs libres. Le psaume 62 chante : mon âme a soif de toi, et le psalmiste y met tout son être et tout son temps. A la samaritaine, Jésus dit que Dieu a soif d’elle, soif de tous. Pas pour être adoré, mais parce que les adorateurs en esprit et en vérité représentent l’humain en plénitude.

L’heure vient où les vrais adorateurs adoreront en esprit et en vérité, ni à Jérusalem ni sur le mont Garizim. C’est l’heure de la fin de la religion, de ses lieux, de ses formes, de ses rites, ce que confirmera avec force la mort de Jésus, crucifié par la religion qui s’y défait elle-même.

Quelle heure est-il vraiment au puits de Sychar ?

Quelle heure est-il maintenant ?

L’heure d’un changement d’heure, l’heure de passer de la religion à la confiance, des exclusivismes à l’hospitalité, des normes à la reconnaissance inconditionnelle, des représentations à la révélation, du chacun pour soi au commun.

Et la femme court chercher les habitants de la ville, laissant sa cruche et sa vieille soif. Tandis que Jésus, lui, n’a toujours pas bu.

Amen