Prédication du 20 mars 2022

d’Elian Cuvillier

Lecture : Marc 12, 1-12

Lecture biblique

Marc 12, 1-12

1 Jésus se mit ensuite à leur parler en paraboles :
Un homme planta une vigne. Il l’entoura d’une haie, creusa un pressoir et bâtit une tour ; puis il la loua à des vignerons et partit en voyage.

2 La saison venue, il envoya un serviteur vers les vignerons pour recevoir de leur part des fruits de la vigne.
3 Ils le prirent, le frappèrent et le renvoyèrent les mains vides. 
4 Il envoya de nouveau vers eux un autre serviteur ; ils le frappèrent à la tête et l’outragèrent.  5 Il en envoya un troisième qu’ils tuèrent ; puis plusieurs autres qu’ils battirent ou tuèrent. 
6 Seul son fils bien-aimé lui restait ; il l’envoya vers eux le dernier en disant : Ils respecteront mon fils. 
7 Mais ces vignerons se dirent entre eux : C’est lui l’héritier, venez, tuons-le, et l’héritage sera à nous.
8 Ils le prirent, le tuèrent et le jetèrent hors de la vigne. 
9 Que fera le maître de la vigne ?
Il viendra, fera périr les vignerons et donnera la vigne à d’autres. 
10 N’avez-vous pas lu cette parole de l’Écriture : La pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la principale, celle de l’angle ;
11 C’est du Seigneur que cela est venu, Et c’est une merveille à nos yeux.
12 Ils cherchaient à se saisir de lui, mais ils craignaient la foule. Ils avaient compris que c’était pour eux que Jésus avait dit cette parabole. Ils le quittèrent et s’en allèrent.

Prédication

Cette parabole met en scène le récit d’une spoliation meurtrière suivie d’une terrible vengeance. Cette histoire étrange, que Jésus raconte afin de provoquer la réflexion de ses auditeurs, a malheureusement souvent fait l’objet d’une interprétation dont on ne réalise pas assez les funestes conséquences. 

Dans l’histoire du christianisme, une trop longue tradition de lecture qui persiste encore, soutient que la parabole dite des vignerons homicides raconterait, de façon allégorique, l’endurcissement d’Israël, frappant, maltraitant et assassinant les prophètes, puis tuant le Messie, provoquant ainsi le jugement et la punition divines des vignerons, suivi du don de la vigne à d’autres, derrière lesquels il faudrait, bien évidemment, discerner l’Église. 

Cette lecture a favorisé, dans l’histoire de l’Occident, non seulement un profond mépris du judaïsme, mais encore un antisémitisme coupable. En outre, interpréter la parabole ainsi c’est se prémunir de telle sorte qu’elle ne nous interpelle pas, nous chrétiens, mais qu’elle concerne uniquement les autres. Ici les Juifs mais ailleurs, avec d’autres textes, d’autres paraboles, les incroyants, les pécheurs, les idolâtres ou que sais-je encore : comme si nous n’étions pas, nous aussi, incroyants, pécheurs idolâtres et que le texte biblique ne nous était pas d’abord adressé !

Oui, mais objecterons les plus informés d’entre nous, cette lecture traditionnelle se fonde sur d’autres textes, des textes qui se trouvent dans ce que nous appelons l’Ancien Testament et que les Juifs nomment tout simplement, et plus justement de leur point de vue, la Bible. En particulier ce passage du prophète Ésaïe, au chapitre 5, texte auquel notre parabole fait allusion : 

1 Or donc, je chanterai à mon ami le chant de mon bien-aimé sur sa vigne.
Mon ami avait une vigne sur un coteau fertile.
2 Il la défonça, ôta les pierres et y planta un cépage délicieux, 
Il bâtit une tour au milieu d’elle, il y creusa aussi une cuve.
Puis il espéra qu’elle produirait des raisins, mais elle a produit des fruits infects ! 
3 Or donc, maintenant habitant de Jérusalem et homme de Juda, 
Soyez juges entre moi et ma vigne ! 
4 Qu’y avait-il encore à faire à ma vigne, que je n’aie pas fait pour elle ? 
Pourquoi, quand j’ai espéré qu’elle produirait des raisins, 
A-t-elle produit des fruits infects ? 
5 Or donc, je vous ferai maintenant connaître ce que je vais faire à ma vigne.
J’en arracherai la haie, pour qu’elle soit broutée ; 
Je ferai des brèches dans sa clôture, pour qu’elle soit foulée aux pieds.
6 Je la réduirai en ruine ; elle ne sera plus taillée, ni cultivée ; 
Les ronces et les épines y croîtront ; et je donnerai mes ordres aux nuées, 
Afin qu’elles ne laissent plus tomber la pluie sur elle.
7 Or, la vigne de l’Éternel des armées, c’est la maison d’Israël, 
Et les hommes de Juda, c’est le plant qu’il chérissait.
Il avait espéré la droiture, et voici la forfaiture ! la justice, 
Et voici le cri du vice !

Ce passage ne confirme-t-il pas la lecture traditionnelle de la parabole, invitant à y entendre le jugement de Dieu sur son peuple et l’élection d’un autre peuple, aux dimensions du monde, l’Église ? 

À cette question répondons clairement et sans hésiter : non ! Une telle interprétation n’est possible qu’au prix d’une lecture faussée de ces deux textes, lecture que nous devons absolument questionner. 
Bien sûr, dans les deux cas on parle d’une vigne, bien sûr la parabole de Jésus fait référence au texte du prophète Esaïe. Mais, un indice doit nous avertir : le motif de la vigne planté par un propriétaire est déplié dans deux directions différentes, et cela doit nous alerter. 

Dans le texte du prophète Esaïe, elle ne produit aucun fruit et c’est pourquoi elle va être arrachée.  Dans la parabole de Jésus, cette vigne produit du fruit et c’est pour cela que les ouvriers veulent se l’approprier. 

Cet écart signifie que les destinataires et les situations historiques ne sont pas identiques. Comment le seraient-ils d’ailleurs à plusieurs siècles de distance !? Si la parabole reprend le motif de la vigne directement à Esaïe mais le déplie d’une autre manière c’est, dans un tout autre contexte, pour se situer dans l’héritage du prophète et inviter son auditoire à réfléchir. Le référent commun, la vigne, est là pour rappeler que la logique en œuvre chez Esaïe et dans la parabole sont similaires :  ce que vise le prophète Esaïe en racontant l’histoire de la vigne improductive, c’est ce que vise Jésus en racontant la parabole de la vigne spoliée par les ouvriers. La métaphore de la vigne, dépliée de façon différente dans les deux récits, est bien là pour rappeler que la visée est identique.

Et quelle est cette visée identique dans les deux cas ?  Tout simplement celle-ci : de la même manière que le prophète Esaïe interpelle le peuple d’Israël pour le mettre en garde, Jésus interpelle son auditoire — et au-delà l’évangile de Marc interpelle ses lecteurs. Et la mise en garde est identique : « Il avait espéré la droiture, et voici la forfaiture ! la justice, et voici le cri du vice ! » se lamente Esaïe, « C’est lui l’héritier, venez, tuons-le, et l’héritage sera à nous. 8Ils le prirent, le tuèrent et le jetèrent hors de la vigne » constate Jésus. 

Chaque fois, la violence des humains qui met à mal le projet de Dieu pour ses créatures : voilà ce que, à des siècles de distance, racontent ces deux histoires, voilà ce qu’elles visent, voilà ce qu’elles ont de commun. Non pas le jugement sur un peuple, Israël, mais un même message adressé à chaque groupe humain, et au-delà à chaque individu interpelé par une Parole venue de Dieu, c’est-à-dire d’une instance qui fait coupure avec son quotidien et ses habitudes. Il nous faut donc faire l’effort de lire autrement cette parabole, faire l’effort d’en déconstruire une lecture trop facile. C’est une exigence non seulement intellectuelle mais surtout spirituelle. Écoutons donc ce texte de la parabole pour ce qu’il dit, sans y faire entrer nos constructions dogmatiques, religieuses ou idéologiques. 

À un premier niveau de lecture, cette parabole nous dit que lorsque l’on veut tout garder pour soi, posséder ce qui ne nous appartient pas, s’accaparer le lieu qui nous permet de travailler, de manger, et bien cela crée de la violence. Cela engendre la violence entre les humains, ceux qui veulent tout pour eux, et les autres, ceux qui arrivent du dehors ou ceux avec qui l’on ne veut pas partager. C’est d’abord pour faire comprendre cela que Jésus prononce cette parabole : raconter cette histoire, ce n’est pas prédire ce qui va se passer dans le futur, comme on le pense naïvement, c’est annoncer ce qui peut advenir ici et maintenant dans l’existence de chacun pour offrir un autre possible, une autre issue. 

La vigne peut ici être comprise comme une métaphore du monde. Dieu — le propriétaire de la vigne — a pris soin du monde. Il a fait de la nature, en y associant les humains, une création habitable et dont ils peuvent se nourrir. La plantation de la vigne, c’est en quelque sorte le passage de la nature à la culture. Puis Dieu s’est absenté, ce que la tradition juive appelle le tsimtsoum, mot hébreu qui signifie le retrait, retrait de Dieu pour laisser de l’espace à l’humain. Dieu ne sature pas l’espace : il laisse l’humain en responsabilité pour s’occuper de sa création.
Les envoyés du propriétaire, ce sont tous ceux qui, dans l’histoire de l’humanité, ne cessent de rappeler que le monde ne nous appartient pas. Or, comme toujours, les prophètes sont malheureusement refusés et violentés. C’est d’ailleurs pour cela qu’un véritable prophète, à la différence d’un faux, ne souhaite jamais être envoyé : il sait qu’il le paiera, sinon de sa vie, du moins de sa tranquillité !  La violence est en effet, pour les humains que nous sommes, la seule façon de garder « leur » bien. Comme si la création appartenait à la créature ! 

Puis c’est le meurtre du fils du propriétaire comme sommet de la violence. Tuer pour hériter ! C’est-à-dire supprimer l’autre, l’altérité, la transcendance pourrait-on dire, qui est un garde-fou contre le sentiment de toute puissance et l’illusion de l’illimité. 

« Que fera le maître de la vigne ? » (v. 9a) interroge Jésus. Et ses interlocuteurs répondent : « Il viendra, fera périr les vignerons et donnera la vigne à d’autres » (v. 9b). 

Remarquez que ce sont les interlocuteurs de Jésus qui répondent. Certes, ici le texte ne le précise pas, mais le parallèle de l’évangile de Matthieu indique : « ils répondirent » (Mt 21,41) offrant la possibilité de comprendre ainsi la version de l’évangile de Marc que nous avons lue. 

La réponse des interlocuteurs dit en somme : « œil pour œil, dent pour dent : le propriétaire de la vigne tuera tous les vignerons ! » Et le processus recommence alors : « il donnera la vigne à d’autres ». Mais qui garantit que la même chose ne va pas se reproduire avec « les autres » ? C’est-à-dire que les nouveaux vignerons ne voudront pas s’emparer de la création à leur profit ? 

On se trouve, avec la réaction des interlocuteurs de Jésus, dans une logique de rétribution, c’est-à-dire une logique du « toujours plus de la même chose » : nous les humains ne voyons pas d’autre issu à notre propre folie que la destruction et le recommencement selon le même et terrible processus de spoliation et de violence, de ressentiment et de vengeance. 

Jésus reprend alors la parole pour proposer une autre issue, qu’il enracine dans le Psaume 118 (v. 22) : « N’avez-vous pas lu cette parole de l’Écriture : la pierre qu’on rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la principale, celle de l’angle. C’est du Seigneur que cela est venu. Et c’est une merveille à nos yeux » (v. 10-11). Le rejet, nous dit Jésus, est l’occasion d’une construction nouvelle qui utilise la pierre rejetée elle-même. Un projet nouveau est possible et il suppose une autre logique, non pas celle de l’appropriation spoliatrice, mais pas non plus celle de la vengeance destructrice. Non ! Une construction nouvelle qui a pour base, c’est paradoxal je vous l’accorde, la fragilité, la mise au centre d’une pierre rejetée. C’est du jamais vu ! Ce n’est pas notre projet, mais il nous appartient de le faire notre en faisant confiance dans cette pierre rejetée. 

Cette parabole nous dit une première chose essentielle pour nos vies : la terre de la vigne, nous la recevons. C’est à dire que nos vies, nous les recevons. De naître, on ne décide pas, et pourtant, nous ne sommes pas impuissants et passifs, nous sommes acteurs de ce qui se passe dans nos vies. Tous les jours, nous habitons nos existences de paroles et de gestes, de décisions, comme ces vignerons travaillant à la vigne. Le propriétaire de cette vigne s’est retiré, il a laissé libres les vignerons, confiants dans leur travail.  Il ne se découvre que par la place qu’il nous laisse, parfois par son silence. Il ne vient pas répondre à notre place. Il ne nous épargne pas nos prises de parole et nos actes.  

Bien au contraire. Il nous fait confiance, avec comme présence sa Parole en nous, celle qui envoie dans la vie, dans la vigne, dans le monde et jusqu’au désert lorsque nous traversons l’épreuve. Cette Parole qui dit, qui nous dit « va, en toi j’ai mis ma confiance ». Sauf que, notre tentation, notre tendance native, c’est de nous faire puissant. Et nous trouvons cela mis en scène avec ces vignerons. Dans une logique humaine qui est tentation, celle d’une spirale de la possession. Celle d’une spirale de l’avoir qui fatalement entraîne avec elle une spirale de la violence. Car comment être humain parmi d’autres quand on veut occuper la place d’un autre, celle du puissant, celle d’un Dieu ? 

Alors tuons le fils, l’héritage sera à nous. Comme si tuer le fils, cela supprimait le Père, comme si cela permettait de se faire un nom tout seul !  Folie humaine de la violence destructrice qui se pense créatrice de nouveauté et qui s’abime dans la mort de l’autre et, au bout du compte, dans sa propre mort : « il fera périr ses misérables ». C’est-à-dire le sang appelle le sang, la violence appelle la violence. Telle est malheureusement la logique de laquelle souvent nous sommes prisonniers. 

Mais voilà que, contre toute attente, cette mort devient la pierre angulaire d’un nouvel édifice porté vers la vie. Plus précisément, c’est à travers cette mort, que s’exprime à nouveau la vie, que passe la vie. C’est à partir du non-sens, de l’absurdité de ce rejet, qu’un relèvement se fait jour, qu’une autre construction est possible. La « pierre rejetée » devenue la principale d’angle offre en effet à l’humain une issue possible à sa violence destructrice. Elle nous dit que c’est dans la faiblesse assumée, reconnue comme constitutive de notre humanité, cette faiblesse que, dans son fils, un Dieu est venu habiter, dont il est venu mourir, que c’est dans cette faiblesse que peut se trouver une issue. Quelle issue ? Celle de sortir d’une logique de puissance, de pouvoir, de coercition et de violence. 

Et comment en sortir ? En regardant au Dieu qui n’a pas choisi la violence : dans notre lecture, confirmée par la version de l’évangile de Matthieu, ce sont, j’insiste, les interlocuteurs qui répondent que le propriétaire de la vigne viendra faire périr les vignerons. Or, face à cette logique de la vengeance, la parabole soutient qu’il est possible d’évangéliser nos images de Dieu, de les faire sortir de la violence et de reconnaître Dieu dans la pierre rejetée devenue angulaire. 

De reconnaître Dieu, d’accueillir que dans cette image d’une pierre rejetée, d’un Dieu crucifié, une issue à notre violence est possible. Nous pouvons recevoir la capacité, le don, la confiance pour tenter de dépasser nos violences, nos volontés de pouvoir et de puissance. Laisser la pierre rejetée, devenue angulaire, le Christ, faire sa place en nos cœurs et nos corps habités par la violence, la laisser faire son chemin. Pour cela reconnaître le manque et la faille en nous qui produisent souvent cette violence. Et alors accueillir cette pierre angulaire si singulière comme assise d’une existence apaisée et libérée de la violence : expérience quotidienne sur laquelle édifier une vie, expérience d’un accueil qui peut irriguer toute une existence. Voilà la Bonne Nouvelle que nous offre cette parabole : « c’est du Seigneur que cela vient et c’est une merveille (lit. un miracle, une chose étonnante) à nos yeux ! » De ce miracle, nous-mêmes et notre monde avons besoin. Allons le proclamer, proclamer que cela nous est offert, qu’il nous faut l’accueillir, accueillir ce Fils bien-aimé, tué, comme les envoyés avant lui. Ce Fils qui était porteur d’une parole, d’un message : « vous n’êtes pas les propriétaires de cette terre. Vous en prenez soin et elle vous nourrit. Mais elle demeure en partage ». Cette Bonne Nouvelle n’est pas évidente à entendre comme le souligne le v. 12 qui clôture la parabole : « Ils cherchaient à se saisir de lui — toujours la violence —, mais il craignaient la foule. Ils avaient compris que c’était pour eux que Jésus avait dit cette parabole. Ils le quittèrent et s’en allèrent. »

Les interlocuteurs de Jésus semblent ne pas avoir saisi l’opportunité de penser différemment leur existence. Et nous, qu’en sera-t-il ? Écouterons nous désormais autrement cette parabole ? Non pas comme une accusation contre d’autres, mais comme une interpellation salutaire parce qu’elle contient une promesse de libération à chacune et à chacun adressée.