Prédication du 1er avril 2021

Culte du Jeudi Saint

de Béatrice Cléro-Mazire

Pourquoi as-tu saisi le pain qui t’était tendu, Judas ?

Lecture : Jean 13, 1-30 (traduction : Bible Bayard)

Prédication

Pourquoi as-tu saisi le pain qui t’était tendu, Judas ?
Ne pouvais-tu pas laisser là ce repas qui t’instituait : traître
Trahir, tradere, livrer, transmettre, faire tradition.

Il fallait qu’il y en ait un qui soit assez obéissant pour aller là où le maître l’envoyait. Un assez fou pour croire que cela pouvait être son lot de trahir son ami. Livreur de mort, Judas, créateur de tradition, passeur de sens là où la tragédie semblait régner. Tu n’as pas reculé, tu es sorti sur le champ, et c’est dans l’obscurité, dans la Ténèbre, celle qui n’est pas du ciel, mais des profondeurs du coeur humain, que tu es sorti du lieu de communion où tu étais jusque-là.
La communauté de table que Jésus avait instituée comme image du banquet céleste qu’il promettait dans son royaume. La communauté de table où tu aurais bien aimé être le disciple que Jésus aimait, lui, qui se pencha sur son sein avec cette intimité de vie si tendre qu’elle rendait tous les autres extérieurs à l’amour fraternel qui unissait ces deux-là. La communauté de table où tu aurais même préféré être à la place de Pierre, ce disciple touchant par sa naïveté, qui croyait qu’il suffisait de décider par la simple volonté d’être fidèle pour que cela soit. Pauvre Pierre, il a su très vite qu’il en serait autrement, et que la foi et ses oeuvres ne sont pas affaire de volonté ni de décision individuelle, mais de recherche constante de lumière à travers les ombres du coeur. Mais bon, même cette place de dupe t’aurait bien suffi.
Pourtant, à toi aussi le Maître avait lavé les pieds, pourtant à toi aussi il avait offert ce geste d’humilité et d’hospitalité. Tu croyais que, comme les autres, tu étais accueilli par le maître. Toi aussi, tu voulais bien accueillir le Maître et les frères qui faisaient table commune avec toi ce soir-là, voire les publicains et les pécheurs, les femmes de mauvaise vie et les païens du monde entier, qu’ils soient grecs ou romains, tous ceux que le Maître avait accueillis en signe de salut, pourvu que toi aussi tu sois aimé de Dieu.
Tu aurais dû te douter de quelque chose, quand le maître a dit que vous n’étiez pas tous propres, tu aurais dû te souvenir du Psaume  :
Je dis : Éternel, fais-moi grâce !
Guéris mon âme, car j’ai péché contre toi.
Mes ennemis parlent mal de moi :
Quand mourra-t-il ? quand périra son nom ?
Si quelqu’un vient me voir, il dit des paroles vaines,
Son cœur amasse des iniquités ;
Il sort et il parle au dehors.
Tous ceux qui me haïssent chuchotent entre eux contre moi ;
Contre moi, ils méditent mon malheur :
C’est une affaire mauvaise qui fond sur lui !
Le voilà couché, il ne se relèvera pas !
Celui-là même avec qui j’étais en paix,
Qui avait ma confiance et qui mangeait mon pain,
Lève le talon contre moi. (extrait du Psaume 41)

Toi, le fils de Simon, toi Judas l’Iscariote, du clan des Sicaires, ou de la tribu d’Issaccar, porteur de dague, homme du salaire. Est-ce ta faute à toi, si l’on t’avait confié les cordons de la bourse ? C’était une preuve de confiance. Confiance en ta force, en ton courage pour défendre le bien de la communauté, en ta détermination sans doute.
Mais voilà, il fallait qu’il y en ait un qui occupe la place du traitre, et cela ne pouvait être que le plus convaincu, le plus virulent, le plus déterminé.
Parce qu’il fallait que tous comprennent que, si pour sortir de la pensée sacrificielle selon laquelle la vie vit toujours au détriment d’autres vies, et que rien n’est jamais obtenu dans nos vies qu’en le prenant sur d’autres vies, il fallait, pour dépasser ce constat qu’un paye pour les autres et paye de sa vie une fois pour toute.
Quand le Maître est mort sur la croix, il est devenu le sacrifice qui pouvait payer pour cette réalité humaine, il pouvait nous sauver tous de cette dette immense que nous traînions avec nous et que nous essayions de payer à coup d’animaux sacrifiés au temple. Il est devenu l’Agneau de Dieu qui enlevait le péché du monde. Ce péché qui fait que même si j’essaie comme ce pauvre Pierre, de faire le bien que je veux, mon geste produira toujours en quelque lieu que j’ignore, le mal que je ne voulais pas.
Mais, toi, loin d’être glorifié par le don de ta vie à cette sale besogne qu’on t’avait attribuée, tu es resté le traître, le sale type qui trahit son maître, qui vend la vie de son ami.
On voulait bien qu’un juste meure pour tous les autres, pur de toute faute, comme les agneaux sans défaut qu’on offre en sacrifice d’expiation, mais on ne voulait pas se souvenir que sans toi, le salut de Dieu n’aurait pas eu le caractère subversif que le Maître avait annoncé par sa vie et ses actes. Il fallait un révélateur du mal et ce fut toi.
Judas, toi qui as saisi le pain que Jésus te tendait, tu es l’apôtre du salut. Celui par qui tout a été transmis, par qui tout a pris sens. Ton intimité avec le Christ était si grande, que tu n’as pas eu besoin de te renseigner pour savoir ce que le Maître avait en tête, tu n’as pas eu besoin qu’on te déclare pur, comme le disciple bien aimé, comme Pierre, toi, tu savais qu’il n’y a pas de pureté et que, même si on lavait le monde avec l’eau du ciel, le monde serait toujours plein de fureur et de violence. Il fallait bien que quelqu’un révélât cette vérité selon laquelle c’est le pouvoir qui anime le coeur des hommes, il fallait bien que quelqu’un osât être lucide sur cette humanité engluée dans la glaise adamique. Sinon, Jésus aurait créé une utopie, mais il n’aurait sauvé personne.
Pour être sauvés, il fallait que les hommes identifient le mal et tu fus celui qui le rendit manifeste.
Quand le Maître s’est levé de table pour faire ce geste d’esclave, quand il a commencé à laver les pieds de chacun, pour leur dire à tous qu’il fallait renoncer au pouvoir et que le royaume était à ce prix, alors tu as compris quel était ton esclavage, toi le rebelle, qui voulait en découdre avec les autorités en place, qui voulait reprendre le pouvoir à tous ces corrompus et tu t’es fait braconnier des puissants, les prenant à leur propre piège, en vendant ton ami. Et ils ont cru que tu étais avec eux, mais par toi, s’accomplissait une chose impensable pour eux. En obéissant au Maître, tu as définitivement abandonné le pouvoir à ceux qui y croyaient encore. Et il ne savaient pas que trahir, c’est livrer, et transmettre jusqu’à faire tradition.
Alors, abandonnant ta propre vie, ta propre intégrité, acceptant d’avoir les mains sales pour que tous restent propres, tu as accompli ton oeuvre et Jésus est devenu le Christ, le Maître est devenu Parole de salut, contre tous les pouvoirs, contre tous les désirs de dominer, contre cet esclavage de désirer être plus grand que son Maître, faute de connaître la véritable obéissance.
Il fallait bien que quelqu’un le fasse, et c’est toi, Judas, qui est sorti dans l’obscurité, pour que la lumière se fasse.
Trahir , tradere, livrer, transmettre, faire tradition.
Pourquoi as-tu saisi le pain qui t’était tendu, Judas ?