Prédication du 28 mai 2023

Culte de Pentecôte et baptême

de Dominique Hernandez

Du Souffle pour Ézéchiel et pour tous

Lecture biblique

Ézéchiel 37, 1-14
(Traduction Matthias Hadi Benabdellah)

1 Elle fut sur moi la main de l’Éternel, et il me fit sortir par le souffle de l’Éternel, et il me déposa au milieu de la vallée. Et celle-ci était pleine d’ossements.
2 Et il me fit passer à travers eux, tout autour, tout autour. Et voici, ils étaient très nombreux sur la surface de la vallée. Et voici, ils étaient très secs.

3 Et il me dit : « Fils d’humain ! Vivront-ils, ces ossements-ci ? »
Je dis : « Maître, Éternel, toi, tu sais ».

4 Et il me dit : « Fais le prophète sur ces ossements-ci, et dis-leur : Ossements secs, écoutez la parole de l’Éternel.
5 Ainsi parle le Maître, l’Éternel, à ces ossements. Voici, moi je ferai venir sur vous un souffle, et vous vivrez.
6 Je mettrai sur vous des nerfs. Je ferai monter sur vous de la chair. J’étendrai sur vous de la peau. J’établirai en vous un souffle. Et vous vivrez. Et vous saurez que moi je suis l’Éternel ».

7 Je fis le prophète, comme il m’a été commandé. Et pendant que je faisais le prophète, il eut un bruit. Et voici, il eut un tremblement. Et les ossements se rapprochèrent, chaque ossement vers l’autre ossement.
8 Je regardais, et voici, sur eux, il y avait des nerfs. Et la chair était montée. Et sur eux, de la peau s’étendait par-dessus. Mais de souffle, il n’y avait pas en eux.

9 Et il me dit : « Fais le prophète sur le souffle ! Fais le prophète, fils d’humain ! Et dis au souffle : ainsi parle le Maître, l’Éternel : des quatre vents, viens, ô souffle ! Et souffle sur ces tués, et ils vivront ! »

10 Je fis le prophète, comme il m’a commandé. Et le souffle vint en eux, et ils devinrent vivants. Et ils se dressèrent debout sur leurs pieds. Une grande armée, considérable, considérable.

11 Et il me dit : « Fils d’humain ! Ces ossements-ci, ce sont toute la maison d’Israël. Les voici qui disent : « Nos ossements sont secs, notre espérance est anéantie. Nous avons été arrachés ».
12 C’est pourquoi, fais le prophète, et dis-leur : « ainsi parle le Maître, l’Éternel. Voici que moi j’ouvre vos tombes, et vous fais monter de vos tombes, ô mon peuple. Et je vous fais entrer dans la terre d’Israël.
13 Et vous saurez que moi je suis l’Éternel, quand j’ouvrirai vos tombes et quand je vous ferai monter de vos tombes, ô mon peuple.
14 Et je mettrai en vous mon souffle, et vous vivrez. Et je vous établirai sur votre terre. Et vous saurez que moi, l’Éternel, j’ai parlé et j’ai fait. Oracle de l’Éternel ».

Prédication

Une vallée de désolation. Voici ce que donne d’abord à voir la vision du prophète.
Une vallée de désolation, remplie d’ossements desséchés, si nombreux, si nombreux.
Tout a été rompu, à l’extérieur, à l’intérieur, les liens, les articulations, les structures, les relations, l’intime et le collectif, la conscience de soi, le rapport à une identité, le sentiment d’appartenance. Tout a été rompu : la vie biologique mais surtout la vie sociale, la vie psychique et la vie spirituelle.
Il n’y a plus de « soi » qui peut entrer en relation avec un autre « soi »,

plus de monde commun, de monde à partager avec d’autres,
plus de monde où être et vivre son existence et plus d’êtres pour construire un monde.

Et pour insister sur l’irréversibilité de ces ruptures, les os sont desséchés, très secs.
Une vallée de désolation.

Ézéchiel vit à Babylone. Il est prophète pour les exilés, un prophète radical, qui revient à la racine de ce qui fait le peuple d’Israël et qui y revient pour dire : c’est terminé, c’est fini. Ézéchiel a proclamé que le Dieu d’Israël n’est contraint ni retenu par rien : la gloire de l’Éternel a quitté le Temple. Certes le Temple est détruit, mais ce n’est pas seulement ce qu’Ézéchiel signifie. Il annonce un nouveau radical : pas tant un nouveau Temple et une nouvelle Jérusalem reconstruite, mais plus essentiellement une nouvelle connaissance de Dieu. Le refrain d’Ézéchiel c’est : « vous saurez/ils sauront que je suis l’Éternel ». Cette nouvelle connaissance viendra d’une nouvelle alliance ainsi caractérisée au chapitre précédent : Je vous donnerai un cœur nouveau et je mettrai en vous un souffle nouveau ; j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair (Ez 36,26). Cette nouvelle connaissance n’est pas celle d’un savoir, mais celle d’un qui, un lui, un Toi, un « Je suis », elle est en réalité reconnaissance de l’Éternel.
La vision du chapitre 37 donne à comprendre que ce nouveau n’est pas l’amélioration de ce qui était avant, ni un retour en arrière avant la désolation. Les ossements desséchés ne vont pas re-vivre, ils vont vivre ! Il n’y a pas de restauration de ce qui était abîmé ou détruit annonce Ézéchiel, il n’y a pas de réanimation de ce qui était moribond ou mort. Il n’y a pas non plus de rappel des erreurs et des fautes passées, ni de condamnation, ni de condition.
Il y a la vallée remplie d’ossements desséchés, et une résurrection.
D’abord les ossement desséchés, délitement à l’extrême, juste avant la poussière, vitalité arrachée, « espérance anéantie » disent les israélites vaincus, déportés, effondrés.
A cette vision de la vallée d’ossements desséchés se superposent d’autres images, d’autres échos qui ne sont pas des visions mais ce qui est dans la réalité de notre monde : Soudan, Ukraine, Iran, Afghanistan, région Ouïgour, des pays, des vallées jonchés de morts, des peuples que des logiques de pouvoir veulent réduire à l’état d’ossements en brisant la joie et toute liberté, les solidarités et la vérité. Mais aussi, dans nos villes, des regards perdus, des voix éteintes, des corps abandonnés, des vies recroquevillées sous l’effet et l’indifférence

de logiques marchandes avides de profits,
de discours vides du sens de l’humanité,
de décisions obligent à lutter pour vivre comme si nous étions tous des guerriers,
de mesures qui disjoignent et éparpillent ce qui peut constituer un ensemble, que ce soit celui d’une personne ou d’un peuple.

Aucun prophète ne l’est sans cette lucidité bouleversée et bouleversante qui révèle ce qui se tient à la racine des catastrophes : avidité et convoitise, injustice, violence et hubris, et toutes sortes de puissances de mort qui travaillent les humains et les conduisent à la désolation des ossements desséchés. La lucidité prophétique est adossée à la divine vérité qu’en Église nous appelons aussi « Christ », témoin infatigable et incorruptible d’une bonté dénuée de parti pris et dont la moindre mesure est l’universel.

Car s’il n’est pas de parole prophétique sans lucidité, il n’en est pas non plus sans espérance, une espérance pour tous. La désolation, annonce le prophète de la vision, devient le lieu d’un avenir possible, parce qu’il ne s’impose pas mais est offert, à portée d’humain. Un avenir qui tient de la création comme de la résurrection, l’une et l’autre se faisant écho et même étroitement associées comme œuvre de l’Éternel qui crée la vie vivante et appelle sans cesse à la choisir. Souffle, Esprit, haleine de vie, les deux premiers chapitres de la Genèse sont convoqués par la vision pour cette nouvelle création, cette résurrection là où la vie avait été rompue, étouffée. L’Éternel ne se satisfait jamais d’ossements desséchés, d’existences brisées, d’humanité divisée, fragmentée. Les Écritures témoignent d’un Dieu

qui renonce à occuper toute la place en se reposant au septième jour,
qui renonce à la toute-puissance de la force en déposant son arc dans le ciel,
qui renonce à obliger en se faisant Dieu qui appelle,
qui renonce à la gloire indiscutable et impressionnante en ne faisant pas descendre son Christ de la croix,
mais qui ne renonce jamais à vivifier, à susciter la vie vivante et à ressusciter les vivants qui en sont privés.

Fils d’humain, fais le prophète ! Et c’est parler, parler en vérité, en esprit et en vérité, pour porter la vérité à travers la parole de lucidité et d’espérance. Et les os desséchés, le peuple dispersé, écrasé, qui ne pouvait que supporter et attendre, n’attendait que cela. De même que lorsqu’on se sent comme un petit tas d’os desséché ne comptant pour rien, une parole peut donner la confiance et l’énergie de vivre malgré tout.
Les os se rapprochent les uns des autres : charpente, structure cohérente, organisée, articulée, coopérative.
Les nerfs poussent : ils servent à la mobilité comme à la sensibilité, dynamisme et perceptions, déjà un au-delà de soi, il y a de l’autre…
La chair donne forme, force et consistance et bien sûr là aussi, il est question d’autre chose que de morphologie d’un corps humain mais d’une densité d’être qui repose aussi bien dans les convictions que dans les relations.
Enfin la peau, à la fois limite de l’humain, singularité de l’humain en lui donnant par exemple les traits de son visage, et condition de présence dans le monde et de communication, là aussi, une manière d’être qui est être pour autrui.
Enfin le souffle qui anime, qui anime de l’intérieur car l’humain, pour être humain, n’est pas rempli que de lui-même : place au souffle, qui crée une intériorité plus vaste que soi afin qu’il n’y ait pas que soi à l’intérieur de soi. Car s’il n’y a que soi à l’intérieur de soi, ce n’est pas de l’intériorité, c’est de la privatisation fermée à autrui et en même temps étouffante pour soi. Le souffle est à la fois créateur et animateur de cette intériorité où se logent la conscience et l’âme, les dialogues intérieurs et l’ouverture à la transcendance, l’accueil de l’altérité.
La vision d’Ézéchiel est un signe qui permet de connaître Dieu, de le reconnaître. Le passage de la mort à la vie est un signe qui permet de reconnaître l’Éternel car du point de vue naturel de l’humain, c’est la mort qui succède à la vie. La vie plus forte que la mort, c’est une manière de dire Dieu et l’espérance qu’il est en nous.

L’universalité de la parole du prophète est signalée dans la vision par la mention du souffle venant des quatre vents, c’est-à-dire de l’extériorité d’une transcendance qui n’appartient à personne et ne préfère personne. L’évangéliste Luc s’en fait le témoin, à sa manière, en écrivant dans le livre des Actes le récit d’une Pentecôte lors de laquelle les merveilles de Dieu sont données à entendre dans toutes les langues parlées par ceux qui sont rassemblés à Jérusalem : Parthes, Mèdes, Élamites, habitants de Mésopotamie, de Judée, de Cappadoce, du Pont, d’Asie, de Phrygie, de Pamphylie, d’Égypte, de Lybie Cyrénaïque, citoyens romains, Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes, un cantique d’humanité, une liste jubilatoire, une merveilleuse énumération qui élargit l’esprit des lecteurs jusqu’aux quatre coins du monde. Les prophètes de malheurs et de malédictions qui cherchent à ériger des frontières, même au nom de Dieu, sur fond de rhétoriques partisanes, d’anathèmes et d’essentialisation, avec les grosses ficelles de la culpabilité et de la peur, entendront toujours résonner quelque part ce répertoire de l’heureuse diversité de l’humanité rassemblée par la même grâce inépuisable et le souffle des quatre vents.
Dans ce souffle, l’évangéliste Jean puise une autre expression résistante et réjouissante, en faisant dire par Jésus à Nicodème : Le vent souffle d’où il veut ; tu l’entends, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va (Jn 3,8). Jean insiste sur la surprise, sur l’inattendu, sur la liberté de l’esprit qui se joue des traditions et des inscriptions, des définitions et des catéchismes pour susciter des actions de grâce là où on ne les aurait pas attendues. Et Jésus d’insister auprès de Nicodème : Il en est ainsi de quiconque est né de l’esprit, du souffle. Né comme nouvelle naissance, tombes ouvertes pour monter à la vie, ce que signifie le baptême. Si dans les récits évangéliques et dans le calendrier liturgique Pentecôte vient après Pâques, il semble bien parfois que l’Esprit souffle pour que jaillisse la vie, pour qu’un être naisse de nouveau, d’en haut, pour qu’advienne une nouvelle personne sur un nouveau chemin, une existence relevée dans une nouvelle économie qui ne doit rien à aucun intérêt financier mais tout à la reconnaissance : vous saurez qui est l’Éternel.

Ézéchiel a été appelé, suscité pour porter une parole de vérité et d’espérance, une parole dont le souffle le traverse, le dépasse, jusqu’à résonner encore aujourd’hui dans les paroles d’un autre homme qui s’est levé en respirant dans ce même souffle des quatre vents, pour signifier aujourd’hui solennellement et publiquement qu’il a pris place dans l’Église du Christ, qui est Église de Pentecôte.
Et nous voici ensemble pour regarder en face les désolations et y poser les mots justes, et pour proclamer l’espérance et la résurrection ;

pour parler le langage de la fraternité et de la liberté ;
pour annoncer dans la vallée des ossements desséchés que la vie monte des tombeaux,
pour guetter les signes, quels qu’ils soient, de l’œuvre divine, de la dynamique créatrice, de la trace de la transcendance dans notre immanence
et en partager la joie, comme du bon pain ou du bon vin, la vie pour tous.