Prédication du 11 septembre 2022

de Dominique Hernandez

Garder la cruche

Introduction

Voici donc la troisième et dernière étape de ce parcours dans le livre de Samuel qui met en scène David, déjà oint mais pas encore régnant. Nous le suivons lors de trois occasions, trois tentations d’user de violence en légitimant cette dernière par la confrontation avec un ennemi, le roi Saül qui cherche à le tuer aux chapitres 24 et 26, et avec Nabal l’insensé qui l’humilie au chapitre 25. Dans le premier volet, David a épargné Saül qui s’était trouvé dans une grotte à portée de main, d’épée, de lance, en repoussant l’incitation de ses hommes à le tuer et en refusant de porter la main, l’épée, la lance sur le roi oint par l’Éternel. Dans le deuxième volet, la sagesse d’Abigaïl a converti David, parti en expédition punitive contre Nabal, en futur roi attentif à la promesse de l’Éternel et à la justice plutôt que soucieux de son propre intérêt.

Et voici que Saül, qui avait pourtant reconnu combien David avait été juste envers lui, s’est de nouveau lancé à sa poursuite.

Lecture biblique

1 Samuel 26, 5-25

5 Alors David parvint au lieu où Saül campait. Il vit le lieu où couchait Saül, ainsi qu’Abner, fils de Ner, chef de son armée. Saül couchait au milieu du camp, et le peuple campait autour de lui.

6 David demanda à Ahimélek, le Hittite, et à Abishaï, fils de Tserouya et frère de Joab : Qui veut descendre avec moi dans le camp vers Saül ? Abishaï répondit : Moi, je descendrai avec toi. 
7 David et Abishaï allèrent de nuit vers le peuple. Saül était couché et dormait au milieu du camp, sa lance était plantée en terre, près de sa tête. Abner et le peuple étaient couchés autour de lui. 
8 Abishaï dit à David : Aujourd’hui Dieu t’a livré ton ennemi ; laisse-moi, je te prie, le clouer à terre avec ma lance, d’un seul coup ; je n’aurai pas à lui en donner un second ! 
9 Mais David dit à Abishaï : Ne le fais pas périr ! Qui donc pourrait porter la main sur l’homme qui a reçu l’onction du Seigneur et être déclaré innocent ? 
10 Et David dit : Par la vie du Seigneur, c’est au Seigneur seul de le frapper, soit que son jour vienne et qu’il meure, soit qu’il descende au combat et qu’il y soit emporté. 
11 Jamais ! Que le Seigneur me garde de porter la main sur l’homme qui a reçu l’onction du Seigneur ! Maintenant, je te prie, prends la lance qui est près de sa tête, avec la cruche d’eau, et allons-nous-en. 
12 David prit donc la lance et la cruche d’eau qui étaient près de la tête de Saül, et ils s’en allèrent. Personne ne les vit, personne n’en eut connaissance, personne ne se réveilla, car ils dormaient tous. En effet, une torpeur venant du Seigneur était tombée sur eux.

13 David passa de l’autre côté et s’arrêta à bonne distance, au sommet de la colline voisine ; il y avait beaucoup d’espace entre eux. 
14 David cria vers le peuple et vers Abner, fils de Ner : Ne répondras-tu pas, Abner ? Abner répondit : Qui es-tu, toi qui pousses des cris vers le roi ? 
15 David dit à Abner : N’es-tu pas un homme ? Qui est ton pareil en Israël ? Pourquoi donc n’as-tu pas gardé le roi, ton seigneur ? Quelqu’un du peuple est venu pour faire périr le roi ! 
16 Ce que tu as fait là n’est pas bien. Par la vie du Seigneur, vous méritez la mort, pour n’avoir pas gardé votre seigneur, l’homme qui a reçu l’onction du Seigneur ! Regarde maintenant où sont la lance du roi et la cruche d’eau qui étaient près de sa tête !

17 Saül reconnut la voix de David ; il dit : Est-ce bien ta voix, David, mon fils ? Et David répondit : C’est ma voix, ô roi, mon seigneur ! 
18 Et il dit : Pourquoi me poursuis-tu ? Qu’ai-je fait ? En quoi me suis-je mal conduit ? 
19 Maintenant, ô roi, mon seigneur, écoute-moi, je te prie : si c’est le Seigneur qui t’incite à me faire du tort, qu’il accepte une offrande ; mais si ce sont des humains, qu’ils soient maudits devant le Seigneur, puisqu’ils me chassent aujourd’hui pour me détacher du patrimoine du Seigneur (YHWH), en disant : « Va servir d’autres dieux ! » 
20 Oh ! que mon sang ne tombe pas à terre loin de la face du Seigneur ! Car le roi d’Israël est parti en guerre pour chercher une simple puce, comme on chasserait une perdrix dans les montagnes. 
21 Saül dit : J’ai péché ; reviens, David, mon fils ! Je ne te ferai plus de mal, puisqu’en ce jour ma vie a été précieuse à tes yeux. J’ai agi stupidement, j’ai commis une grande erreur. 
22 David répondit : Voici la lance du roi ; que l’un de tes serviteurs vienne la prendre. 
23 Le Seigneur rendra à chacun selon sa justice et sa probité ; car le Seigneur t’avait livré aujourd’hui à moi, et je n’ai pas voulu porter la main sur l’homme qui a reçu l’onction du Seigneur. 
24 Et comme en ce jour ta vie a été d’un grand prix à mes yeux, ainsi ma vie sera d’un grand prix aux yeux du Seigneur et il me délivrera de toute détresse. 
25 Saül dit à David : Sois béni, David, mon fils ! Tout ce que tu feras, tu le réussiras ! David continua son chemin, et Saül rentra chez lui.

Prédication

Le texte biblique ne bégaie pas, le narrateur ne se répète pas. Il donne du temps aux lecteurs, di temps pour entrer dans sa démarche, du temps pour comprendre, du temps pour un parcours personnel de réflexion, d’appropriation, d’imagination.
Si ce chapitre 25 comporte de grandes ressemblances avec le chapitre 24, il en est pourtant différent, de manière significative, et représente le point culminant du parcours de David dans sa compréhension de la juste manière d’être roi, de la juste manière d’être humain, en réponse à la vocation qui est la sienne, et qui est celle de tous et toutes.
David prend l’initiative de s’introduire dans le camp de Saül, accompagné d’un de ses hommes, Abishaï. Tous les hommes de Saül dorment et Saül également. Personne ne voit ni n’entend les deux intrus qui s’approchent tout près du roi.
« Belle occasion » pense Abishaï ! Autant en profiter pour se débarrasser de Saül. Comme les hommes de David l’avaient suggéré dans la grotte, il propose à David de tuer Saül, puisque dit-il : c’est l’Éternel qui te le livre. Abishaï est volontaire pour cet acte décisif, croit-il, pour la cause de David.
David, une nouvelle fois, refuse : la vie de Saül doit être préservée. La vie de celui qui a reçu l’onction est précieuse et intouchable. David ne veut pas décider de la mort de Saül, il remet cela à l’Éternel. La conception d’un Dieu juge qui châtie en faisant mourir est contestée dans bien des textes bibliques, particulièrement dans le Nouveau Testament, mais la remise à Dieu de la vengeance est cependant une manière de ne pas céder à la violence, à l’instinct de mort et de faire mourir en reconnaissant une justice qui dépasse celle de l’être humain.
En paraphrasant Sébastien Castellion, qui affirmera au XVI° s, après la mort de Michel Servet : tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme, nous pourrions dire : tuer Saül, ce n’est pas défendre la cause de David, ni même défendre l’onction que David a déjà reçue, c’est tuer un homme. Tuer un être humain, même au nom de Dieu, c’est toujours tuer un être humain, quels que soient le nom qu’on donne à Dieu et la compréhension qu’on en a. Certaines dates le rappellent douloureusement, comme celle d’aujourd’hui, un 11 septembre qui depuis 21 ans porte en lui une des formes de l’horreur du fanatisme religieux.

David refuse que Saül soit tué. Il n’est pas descendu dans le camp du roi pour la mort, mais pour la vie. David n’est pas descendu s’en prendre à Saül, il lui prend seulement sa lance et la cruche d’eau.
Personne ne s’aperçoit de rien parmi les hommes du roi car le narrateur précise que l’Éternel a fait tomber sur eux une torpeur. Comme la torpeur envahissant l’être humain en Genèse 2 afin que la femme puis l’homme viennent au monde et en relation (Gn1), comme la torpeur tombant sur Abram (Gn 15) lorsque l’Éternel fait alliance avec lui. Cette torpeur accompagne un événement favorable et là, c’est pour David, afin qu’il réalise son projet sans encombre. Nous pouvons y voir l’approbation de l’Éternel envers la démarche du fils de Jessé renonçant à la violence et tâchant, une fois de plus, de faire comprendre à Saül qu’il ne lui veut aucun mal.
Car c’est bien pour cela que David est descendu dans le camp du roi.
Un roi qui le poursuit de sa haine, qui écoute les médisances et les mauvais conseils, qui rassemble des milliers d’hommes contre lui, qui ne tient pas sa parole, un roi déjà meurtrier de partisans de David, qui a donné sa fille Mikal épouse de David à un autre homme, un roi qui ne tient aucun compte de la justice mais s’en tient à sa jalousie et donne la priorité à son intérêt personnel, un roi pour la mort.
Il y a là comme un catalogue de dérives de l’exercice du pouvoir, du pouvoir politique, du pouvoir religieux, de toute forme de pouvoir, de tout exercice d’un pouvoir quel qu’il soit.
Toute l’attitude de David dans ce chapitre est réponse au comportement de Saül, une réponse qui fait le détour de s’ancrer ailleurs que dans une réaction personnelle. La réponse de David s’origine dans la vocation qu’il a reçue de l’Éternel, vocation qui le conduit à agir et parler selon la justice. C’est pourquoi il se rend dans le camp de Saül, non comme une provocation visant à aiguillonner la colère et la jalousie de Saül, mais comme une pro-vocation de Saül afin que le roi revienne lui aussi dans l’orientation de justice qu’il a abandonnée. Même s’il y a peu de chance que Saül retrouve le sens de sa fonction royale. Si peu de chance que Saül poursuivra sa trajectoire mortifère. David n’abandonne pas Saül, il tente encore une fois de tirer le roi hors de sa folie ; il le tente une dernière fois alors même que la haine de Saül le pousse à quitter Israël et à se réfugier en pays philistin. Même si Saül ne la reçoit pas, David lui laisse une marque de fidélité et de respect, il offre une possibilité, un choix, et il laisse à Saül la parole. 

Quittant le camp, David emporte la lance de Saül et la cruche d’eau posées toutes deux près de la tête du roi pour la nuit. Depuis le sommet de la colline voisine, il interpelle les hommes endormis et les réveille.
Certes cette distance entre David et le camp de Saül, c’est une sécurité qui lui permettrait de voir venir d’éventuels soldats de Saül. Mais elle est aussi distance pour marquer des espaces : l’espace de sa présence et de sa vie, l’espace de Saül que David n’envahit pas, et l’espace du dialogue qu’il instaure et maintient même avec celui qui ne le veut ou ne le peut pas. Il y a là une condition indispensable qui signale la reconnaissance d’autrui et sa dignité : l’espace pour chacun et l’espace du dialogue, qui ne sont pas forcément seulement des espaces géographiques. Dans le récit, seuls Saül et David ont reçu l’onction des rois, cette onction qui oriente le comportement de David. Mais pour nous, s’il n’y a plus d’onction royale, la conviction que l’appel de Dieu à la vie pleinement humaine est adressé à chaque personne nous oriente et nous engage en fidélité à cette vocation et donc en respect de ceux à qui elle est destinée. Chaque être humain est connu, reconnu, aimé et destinataire de la grâce de Dieu. Laisser de l’espace aux personnes et à la parole témoigne de la dignité que l’on reconnait à chacun, dignité qui est partie intégrante de la Bonne Nouvelle proclamée et incarnée par Jésus de Nazareth qui mangeait et parlait avec les puissants comme Jaïrus, et avec les réprouvés comme Matthieu, se souciant des riches en danger de pétrification dans leurs richesses et s’approchant des petits pour les relever dans toute leur humanité, prenant soin des uns comme des autres mais jamais au détriment des uns ou des autres.
Le monde est monde d’humanité lorsque chacun y a un espace, et donc une place. David accueille le monde et le présent avec Saül, y compris l’hostilité de Saül à son égard, et c’est ainsi que David est présent dans ce monde, avec Saül, et c’est ainsi que David peut protester contre l’injustice de Saül. A l’inverse, Saül refuse le monde et le présent avec David, il cherche à supprimer David, il veut un autre monde et un autre présent, sans David ; et c’est pourquoi il ne peut se tenir dans le monde où David est vivant, et c’est pourquoi il ne peut pas non plus y tenir sa parole. 

L’interpellation de David, depuis l’autre colline, vise d’abord Abner, le chef de l’armée de Saül à qui il reproche vertement d’avoir manqué à son devoir. C’est une manière de faire comprendre que les dérives du roi et le service d’un pouvoir abusif, violent et cruel altèrent les capacités à remplir un office et que l’humanité de ses serviteurs en est affectée.
Si David montre à Abner la lance et la cruche d’eau qu’il a dérobées à Saül, ce n’est pas seulement comme trophées ou comme preuves qu’il est approché tout près du roi endormi. C’est aussi parce que ce qu’il fait de l’arme et de l’ustensile soutient les paroles qu’il adresse à Saül réveillé.
La lance et la cruche servent à montrer à Saül le choix que fait David et à inviter Saül à y réfléchir. Car David rend sa lance au roi et garde la cruche. C’est une manière de lui dire : regarde ce que je fais, regarde ce que tu fais, vois ce que tu peux faire.
La lance est le symbole de la force, de la puissance et du pouvoir de Saül roi d’Israël. Le roi est sensé utiliser la lance pour défendre son peuple, lutter contre les ennemis, faire respecter la loi et la justice ; mais elle est aussi une arme de mort, au service de la mort et de la peur de la mort et c’est ainsi que Saül s’en sert quand il poursuit David, mettant sa lance de roi au service de sa jalousie, de sa colère et de sa haine.
David prend la lance, mais ce n’est pas pour s’en emparer à travers elle de la royauté et de la force de Saül. C’est pour rappeler au roi ce que représente la lance et ce que Saül en a fait : un instrument d’intérêt personnel, et pour montrer à Saül ce qu’il pourrait en faire : un instrument au service de la justice.
Alors il lui rend la lance : Que l’un de tes serviteurs vienne la prendre. L’Éternel rendra à chacun selon sa justice et sa probité. David préserve l’espace, la vie et l’avenir de Saül, même si tout ne dépend pas de lui ; il n’humilie pas celui qui est devenu son ennemi, son adversaire, il le reconnaît toujours comme roi. Ce que David a reçu d’Abigaïl, il veut le faire passer à Saül : de quoi grandir en humanité, une relation qui fasse écho à l’appel à vivre, ce qui n’exclut pas la critique et la désignation de l’injustice. C’est le mieux que David puisse faire pour Saül.
C’est le mieux qui peut être fait pour toute personne vivant dans le monde. Même si cela n’est pas toujours suivi de l’effet qu’on espère. Ce mieux ne dépend pas des sentiments, ni d’une appréciation de la situation d’un strict point de vue personnel ou moral, mais il dépend d’une fidélité, d’un engagement, d’une alliance, d’un appel qui viennent de plus loin que de nos humaines considérations ou sidérations.

  • Laisser à l’autre l’espace, pas celui qu’on veut bien lui laisser ou qu’on lui assigne, mais celui de la vocation qui lui est adressée par Dieu ;
  • Laisser à l’autre quelque chose qui lui permette de conserver un peu de force et de moyen, « un petit couteau » selon l’expression du professeur Olivier Abel, et dont il choisira l’usage même si c’est un mésusage. Car Saül pourrait choisir lui aussi de renoncer à la violence, puisque David lui en montre l’exemple, puisque l’alliance première de l’Éternel, celle qui suit le Déluge dans le livre de la Genèse, passe par la dépose de l’arc divin dans le ciel : Dieu n’use pas de violence envers les humains ;
  • Laisser à l’autre la parole, comme David cherche à susciter celle de Saül, en lui parlant, en protestant contre les médisances que Saül écoute et qui l’obligent à se réfugier chez les Philistins,
    en protestant de sa considération envers Saül : en ce jour ta vie a été d’un grand prix à me yeux,
    et en protestant de sa confiance en la fidélité et la justice de l’Éternel.

Ce que Saül répond, il l’avait déjà répondu après l’épisode de la grotte et ses paroles avaient été aussi légères qu’un peu de buée. Comment le croire encore ?
Mais ce n’est pas un échec pour David si Saül n’entend pas, s’il ne laisse plus de place à la justice dans son espace de vie, s’il ne sait plus où enraciner ses choix, s’il n’a plus conscience de sa vocation, s’il s’est tout emmêlé dans ses ambiguïtés et ses contradictions. Et même si, ainsi que l’écrit Pierre Bayle au XVII° s : L’homme aime mieux se faire du mal pourvu qu’il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui tournerait au profit de son ennemi (Dissertation concernant le projet de Dictionnaire historique et critique), nous pouvons ne pas nous résigner à cette triste connivence humaine avec le malheur. Donner à l’autre de quoi répondre, sans le réduire, sans se croire supérieur, renoncer à la violence et maintenir la reconnaissance, présenter le possible, le choix, un chemin, c’est le mieux à faire.
C’est justement ce que la divine alliance, la première comme la nouvelle en Jésus le Christ, révèle du Dieu qui prend obstinément parti pour la vie vivante des humains. 

David garde la cruche, c’est ce qu’il a choisi. L’ustensile ordinaire qui n’est pas réservé au roi, mais utile à tous, hommes, femmes, enfants, humbles et puissants, une cruche d’eau symbole de ce qui désaltère l’humain, le relève, l’encourage, l’épanouit, le vivifie,

comme les eaux paisibles vers lesquelles dirige l’Éternel berger du Psaume 23,
comme l’eau vive offerte à la Samaritaine par Jésus le Christ qui lui parle, eau vive d’une parole toujours offerte à chacun de nous, et à tous. 

Gardez la cruche !