Prédication du 29 novembre 2020

Petit culte vidéo (enregistré pendant le confinement)

de Dominique Hernandez

Heureux les doux

Lecture : Matthieu 5, 3-12

Lecture biblique

Matthieu 5, 3-12

3 Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux !
4 Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés !
5 Heureux ceux qui sont doux, car ils hériteront la terre !
6 Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés !
7 Heureux ceux qui sont compatissants, car ils obtiendront compassion !
8 Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu !
9 Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu !
10 Heureux ceux qui sont persécutés à cause de la justice, car le royaume des cieux est à eux !
11 Heureux êtes-vous lorsqu’on vous insulte, qu’on vous persécute et qu’on répand faussement sur vous toutes sortes de méchancetés, à cause de moi.
12 Réjouissez-vous et soyez transportés d’allégresse, parce que votre récompense est grande dans les cieux ; car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.

Prédication

C’est très étrange ce que Jésus dit des pauvres en esprit, des affligés, des persécutés, des doux, des compatissants : ils sont heureux. C’est étrange parce qu’ils sont plutôt dévalorisés, parce qu’ils sont considérés soit comme malheureux, soit comme potentielles victimes ou comme souffrant… Que ce soit au premier siècle ou au XXI°s.
Au premier siècle, lorsque Matthieu écrit son évangile, l’empire romain a fait peser toute sa force de répression sur Jérusalem ; la pauvreté y est croissante ; les chrétiens sont chassés des synagogues et en situation d’extrême précarité.
Aujourd’hui, nous savons bien quel est l’état du monde déchiré de multiples conflits, de notre société durement affectée par les différentes crises. Nous savons aussi que la logique du monde considère plutôt comme heureux ceux qui sont aux antipodes de ce qu’évoque Jésus. Aujourd’hui c’est plutôt :
Heureux les riches ;
heureux les gagnants, les chefs, les leaders ;
heureux ceux qui rendent coup pour coup,
heureux ceux qui méprisent les faibles,
heureux ceux pour qui la fin justifie les moyens,
heureux ceux qui ont l’allure, la célébrité, l’influence…
Le pouvoir leur appartient, le monde est à eux.
Tout le contraire des paroles de Jésus sur la montagne.

Des paroles sur la montagne : cela n’est pas sans rappeler d’autres paroles sur une montagne, dix paroles de vie reçues par Moïse et qui, déjà, contestaient un certain nombre de croyances et les comportements associés : édicter sa propre loi, se laisser aller à ses envies et à sa convoitise, considérer autrui comme un ennemi ou comme une proie…
Vu de notre siècle, vue sur notre siècle, rien de nouveau sous le soleil dirait Qohelet !
Les Béatitudes viennent jeter une lumière crue sur le monde dans lequel nous vivons, interrogeant ce qu’est le bonheur et ce qui rend heureux, et d’anaphore en oxymores et en paradoxes, mettant en question les apparences et les évidences.
Les Béatitudes provoquent en posant le bonheur sur des situations qui ne correspondent pas vraiment à l’idée communément répandue du bonheur, car ce sont des situations de manque et d’humilité.
Les Béatitudes provoquent en faisant du bonheur non le résultat d’une construction ni celui de l’examen d’une situation, ni un sentiment personnel, mais une déclaration sur autrui. C’est dire que le bonheur dont il est question dans les Béatitude ne se reconnaît pas selon la logique du monde pour laquelle le bonheur est lié au plein, à la suffisance et pas au manque.
Les Béatitudes provoquent à penser, mais penser autrement, à regarder, mais regarder autrement, à comprendre, mais à comprendre autrement, à vivre, mais à vivre autrement, selon une autre logique que la suite du discours de Jésus sur la montagne va déployer longuement, et c’est la logique de l’Évangile.

Ainsi le bonheur des Béatitudes n’est pas l’objet d’une quête, d’une construction, d’un effort, d’une volonté. Il n’est pas le fruit de conditions particulières.
Celui qui pleure, affligé d’un deuil, ne se dit pas heureux, celle qui est persécutée ne se dit pas heureuse, et il encore moins question de leur dire : « tu pleures donc tu es heureux », ou « tu es persécutée donc tu es heureuse ».
Le pauvre en esprit ne revendique pas : « Le royaume des cieux est à moi ! »
Celui qui a le cœur pur ne clame pas : « Moi, je verrai Dieu ! »
Le bonheur des Béatitudes est déclaré, il n’est pas un bien, il n’est pas un dû. Il est déclaré sur ceux qui ne cherchent pas à l’être. Comme dans le psaume 23, le psalmiste qui confesse à la fin du psaume que le bonheur l’accompagnera pour la durée de ses jours ne cherche pas le bonheur, mais veut dépendre de Dieu et de Dieu seul, Dieu berger, Dieu hospitalier.
Les Béatitudes provoquent en interrogeant la quête du bonheur, ce que l’humain croit devoir avoir pour être heureux. Ce n’est pas l’esprit de la mondaine quête du bonheur qui permet d’entendre ces paroles de Jésus dans leur profondeur et leur radicalité.
Et pourtant tant de nos contemporains cherchent le bonheur et cela paraît légitime, même si l’aspiration est parfois transformée en injonction. Mais autant l’amour du commandement d’aimer ne correspond pas au sentiment d’amour, autant le bonheur des Béatitudes est décalé du bonheur à chercher, à fabriquer.

Les différentes traductions de cette parole de Jésus dans l’évangile de Matthieu vont de heureux, à bienheureux, à magnifique ou Joie pour. D’autres vont chercher du côté de l’hébreu dont le terme désignant le bonheur renvoie à la marche, à l’élan, et comporte une forte dimension dynamique. Ainsi André Chouraqui traduit non pas heureux, mais en marche, ce qui aujourd’hui résonne de manière particulière à nos oreilles… Nous pouvons lire ailleurs Debout avec une dimension d’engagement, de protestation, peut-être un écho de révolution…
Nous pourrions oser Bénis dans un regard tout aussi paradoxal que positif sur les affligés ou les artisans de paix, un regard qui signale l’extériorité par rapport à la logique du monde.
Le professeur Elian Cuvillier propose dans son commentaire du discours sur la montagne de traduire le mot grec par Vivants, non dans le sens de la vie biologique, mais dans le sens de la vie psychique et spirituelle, en écho du souffle insufflé par Dieu en chaque humain. Ainsi ce bonheur des Béatitudes désigne une ouverture à la vie, la vie qui est, la vie qui vient, une ouverture à la vie d’autrui, une ouverture à la vie de l’humanité et ainsi, une ouverture à la vie divine. L’énumération des Béatitudes met l’accent sur la dimension relationnelle de ceux dont il est question. Et ces relations, toujours dans l’existence sont d’une part affectées de manques et sont d’autre part façonnées par ce que l’on croit profondément. C’est cela être vivant, dans les textes bibliques : toujours vivant avec.
Ceux qui sont pauvres en esprit se reconnaissent comme n’étant pas auto-suffisants.
Ceux qui pleurent, et ce sont des pleurs de deuil, sont affectés par la perte d’un être cher, important.
Ceux qui sont doux n’usent pas de violence dans leurs relations ;
Ceux qui ont faim et soif de justice ne le cherche pas pour eux seuls ;
Ceux qui sont compatissant se rendent proches de ceux qui souffrent ;
Ceux qui ont le cœur pur sont intègres envers tous ;
Les artisans de paix travaillent pour d’autres qu’eux ;
Ceux qui sont persécutés pour la justice œuvrent pour tous ;
Ceux qui sont persécutés à cause du nom du Christ se sont mis au service pour un autre monde.
Ce dont parle Jésus, c’est d’une nouvelle manière d’être humain, d’être vivant dans le monde. Et vivre ainsi, de cette manière nouvelle, dans cet esprit nouveau, oui c’est être vivant, vivant selon la vocation, l’appel de tout humain par le Dieu de la vie. Être ainsi vivant, c’est être heureux, du bonheur du royaume, du bonheur des enfants du Père puisque c’est ainsi que Jésus désigne ceux qui l’écoutent. Comprendre le bonheur comme le sentiment profond, puissant d’être vivant le met à l’abri de toute recette et de toute injonction et accueille les épreuves, les renoncements, non comme des défauts ou des échecs mais comme faisant partie de la vie, ce qui fait qu’on est vivant même dans le manque ou la souffrance. Les Béatitude porte en elle un véritable encouragement à plonger dans l’existence, surtout à ne pas fuir, à ne pas vouloir échapper à ce qui éprouve, à ne pas vouloir céder à la facilité du nombre, de la ruse, de l’égoïsme.

Bien des échos de textes de la bible hébraïque résonnent dans les Béatitudes, les Psaumes, les prophètes. Cette résonance pointe la difficulté de l’être humain à faire sien ce regard nouveau, à entrer dans cette vie nouvelle puisqu’en nous et autour de nous s’exerce la poussée, la pression de l’agressivité, de la convoitise, de la violence, avec leur cortège d’injustices, de rapports de force, de médisances, de malfaisances.
A bien lire, Jésus n’énonce pas avec les Béatitudes une loi nouvelle, il interprète les 10 anciennes paroles reçues par Moïse en une poésie qui ouvre une autre vie. Il interprète des situations dévalorisées dans le monde comme signes du Royaume et de la présence divine.
Il n’y a là aucun éloge de la résignation, du laisser-faire ou de la fuite, aucune complaisance envers la souffrance. Ceux qui ne sont pas ouverts aux autres, ceux qui ne manquent de rien se mobilisent difficilement, au contraire : que rien ne bouge ! Au contraire, travailler pour la paix et pour la justice, être compatissant, cela participe à la lutte contre le mal et ses effets, ainsi que Jésus l’a mise en œuvre. Heureux, vivants, c’est imaginer, inventer, créer, partager, découvrir, un élan vivifiant et vitalisant.

Des neuf Béatitudes, je voudrai en déployer une en particulier. Non pour l’extraire de l’ensemble, car elles sont toutes profondément reliées. Une qui a pris un relief particulier ces derniers temps, la troisième béatitude : Heureux les doux car ils hériteront la terre.
Lorsqu’il est question des doux, il y a bien des sourires condescendants, méprisants, agacés de la part de ceux qui confondent doux et mous, doux et lâches, voire doux et incapables.
Mais après ce que nous savons, voyons, entendons de ce qui se passe dans le monde, loin ou tout près de nous, de l’Arménie à l’Éthiopie, des États-Unis à la Chine, de Nice à Paris, heureux les doux car ils hériteront la terre nous rappelle de quel esprit était animé Jésus, lui qui disait de lui-même : je suis doux et humble de cœur, après que le prophète Zacharie eut parlé d’un roi assis sur un âne, un roi plein de douceur qui rend les armes inutiles.
La Béatitude nous appelle à considérer ce qu’est une vie dédiée aux rapports de force, soumise à l’amertume et à considérer que cette vie-là a besoin de la lumière de l’Évangile. C’est la douceur qui permet de se rendre compte de la rudesse, de l’âpreté, de la brutalité du monde, s’en rendre compte et les trouver toujours insupportables, douceur sœur de la compassion et de la quête de justice. Car les doux se soucient d’autrui et ne se mettent pas au centre, laissant la place à l’autre en eux et avec eux, ce qui n’est ni négation ni oubli d’eux-mêmes. Les doux n’humilient pas, ils n’ont pas besoin d’écraser autrui pour se sentir meilleurs et ils choisissent avec détermination la non-violence. Ils renoncent à s’imposer, préservant toujours la liberté d’autrui, comme à se poser en modèles de vertus, de foi ou de sainteté. La douceur sait la fragilité, la faiblesse, là où le cœur bat, là où la vie palpite ; elle sait que cette fragilité est humanité et elle y est attentive, pour ne pas écraser, pour ne pas étouffer, pour ne pas éteindre les petites braises.
C’est ainsi que les doux hériteront la terre, contre toute apparence, car en vérité, il n’y a qu’eux qui puissent en hériter, c’est-à-dire la recevoir, alors que ceux qui ne sont pas doux, les violents, les manipulateurs ne peuvent que se déchirer pour en arracher une part aux autres, ils ne peuvent que réclamer et accaparer, au nom d’une généalogie, d’une tradition, ou d’une histoire.

En ce temps de l’Avent qui commence aujourd’hui, allant vers Noël, vers ce qu’une naissance promet d’un monde nouveau, nous pouvons comprendre que ceux qui sont doux sont habités de cet esprit qui ne s’attache ni aux guirlandes ni aux sapins mais à la vie toute neuve d’un nouveau-né. Car l’Éternel est le Dieu de la veuve, de l’orphelin, de l’étranger, Dieu des fragiles, des insignifiants et de ceux qui ont besoin d’être restaurés. Il est le Dieu de ceux qui ont besoin de vie et de vivre.

Ce qui nous arrive dans ce temps d’Avent, dans ce Noël tout proche, oui même en cette année 2020, c’est une douceur particulière, une divine douceur sur les blessures, sur les déceptions, sur les inquiétudes, une divine douceur qui n’efface rien mais qui encourage, pas à pas et un jour après l’autre. Et c’est l’occasion, la bonne occasion de laisser se développer et cultiver notre douceur, peut-être à partir de ce qu’éveille en nous la présence d’un tout petit enfant. C’est la bonne occasion de l’offrir dans le monde, comme un cadeau de Noël, mais pas seulement à Noël. Aujourd’hui déjà !

Amen