Prédication du 11 juin 2023

d’Hervé Oléon-Perrin

« Je viens bientôt… »

Lecture biblique

Apocalypse 22, 6-21

6 Et il me dit : Ces paroles sont certaines et véritables ; et le Seigneur, le Dieu des esprits des prophètes, a envoyé son ange pour montrer à ses serviteurs les choses qui doivent arriver bientôt. –
7 Et voici, je viens bientôt. -Heureux celui qui garde les paroles de la prophétie de ce livre !
8 C’est moi Jean, qui ai entendu et vu ces choses. Et quand j’eus entendu et vu, je tombai aux pieds de l’ange qui me les montrait, pour l’adorer.
9 Mais il me dit : Garde-toi de le faire ! Je suis ton compagnon de service, et celui de tes frères les prophètes, et de ceux qui gardent les paroles de ce livre. Adore Dieu.
10 Et il me dit : Ne scelle point les paroles de la prophétie de ce livre. Car le temps est proche.
11 Que celui qui est injuste soit encore injuste, que celui qui est souillé se souille encore ; et que le juste pratique encore la justice, et que celui qui est saint se sanctifie encore.
12 Voici, je viens bientôt, et ma rétribution est avec moi, pour rendre à chacun selon ce qu’est son œuvre.
13 Je suis l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin.
14 Heureux ceux qui lavent leurs robes, afin d’avoir droit à l’arbre de vie, et d’entrer par les portes dans la ville !
15 Dehors les chiens, les enchanteurs, les impudiques, les meurtriers, les idolâtres, et quiconque aime et pratique le mensonge !
16 Moi, Jésus, j’ai envoyé mon ange pour vous attester ces choses dans les Églises. Je suis le rejeton et la postérité de David, l’étoile brillante du matin.
17 Et l’Esprit et l’épouse disent : Viens. Et que celui qui entend dise : Viens. Et que celui qui a soif vienne ; que celui qui veut, prenne de l’eau de la vie, gratuitement.
18 Je le déclare à quiconque entend les paroles de la prophétie de ce livre : Si quelqu’un y ajoute quelque chose, Dieu le frappera des fléaux décrits dans ce livre ;
19 et si quelqu’un retranche quelque chose des paroles du livre de cette prophétie, Dieu retranchera sa part de l’arbre de la vie et de la ville sainte, décrits dans ce livre.
20 Celui qui atteste ces choses dit : Oui, je viens bientôt. Amen ! Viens, Seigneur Jésus !
21 Que la grâce du Seigneur Jésus soit avec tous !

Prédication

C’est un étrange épilogue, énigmatique, symbolique, loin du dénouement classique d’un récit, qui clôture à la fois l’Apocalypse rédigée par Jean de Patmos à la fin du Ier siècle, et, de fait, le Second Testament et tout le corpus biblique chrétien tels qu’ils ont été finalisés au IVe siècle… Au-delà de son apparente et hermétique complexité, ce qui peut nous déranger avec cette finale, c’est peut-être bien que, contre toute attente, il s’agit en réalité d’une sorte de « non conclusion »… ce qui, certainement, nous surprend, voire nous frustre, mais peut aussi susciter notre plus vif intérêt, dès que nous nous efforçons d’en explorer la substance.

Naturellement, il y a tout le récit fantastique qui précède, dont nous connaissons plus ou moins certains éléments : le trône et l’Agneau immolé, le livre et ses sept sceaux, les fléaux successifs, les quatre cavaliers, le combat de la femme, de l’enfant et du dragon, le jugement de Babylone la grande prostituée, et enfin la victoire de l’Agneau sur Satan, suivie de  l’apparition de la Jérusalem céleste, cité parfaite où le fleuve de la vie prend source sous le trône de Dieu et de l’Agneau, où l’arbre de la vie nourrit désormais sans fin l’humanité fervente, dans l’éclatante lueur de la grâce inconditionnellement proclamée… Jean transpose dans cette description foisonnante, non pas, comme certains ont pu le penser, une indignation face aux persécutions des premiers chrétiens, encore rares et non systématisées à son époque, mais bel et bien la vive contestation du système conformiste et enfermant qu’est la Pax Romana qui régit alors l’Empire. De facto, de sa première à sa dernière ligne, l’Apocalypse est une invitation à vivre autrement, à la lueur de la Parole et du Christ ressuscité.

Mais concentrons-nous ce matin sur la finale, et tâchons d’en éclairer la signification…

Apocalyptique, le premier verset l’est incontestablement. Il contient tous les ingrédients du genre, ou presque : une révélation de Dieu faite à un homme, par l’intermédiaire d’un ange, en paroles et en images. Et surtout l’annonce de ce qui doit arriver bientôt. Ce retour du Messie victorieux, c’est dans le registre d’une attente plutôt statique qu’il est le plus souvent exprimé dans la tradition apocalyptique juive. Est-ce aussi le cas dans ce texte ? Rien n’est moins certain. « Je viens bientôt… », trois mots formant une clef qui nous sera tendue à trois reprises, dans la traduction littérale du grec, « je viens vite ». Celui qui les prononce avec insistance, le Christ, indique peut-être davantage qu’une venue imminente. Peut-être veut-il nous signifier sa présence, du moins sa disponibilité déjà effective pour nous et pour nos vies ? Ce qui soulève, par effet de réciprocité, la question de notre capacité à l’entendre et à aller à sa rencontre, activement, au cœur même de nos existences.

Le même message, finalement pas si subliminal que cela, revient un peu plus loin, sous une autre forme : « Ne scelle point les paroles de la prophétie de ce livre. Car le temps est proche ». Littéralement, « ne tiens pas secrètes » ces paroles, autrement dit, fais les connaître. Car, oui, le temps est proche, il est accessible, à portée de main, à portée de marche… Cette invocation pose pour nous l’objectif d’une distance à franchir et d’un mouvement à enclencher.

Mais alors, me direz-vous, le verset suivant ne tombe-t-il pas à côté ? « Que celui qui est injuste soit encore injuste, que celui qui est souillé se souille encore ; et que celui qui pratique la justice pratique encore la justice, et que celui qui est saint se sanctifie encore »… Un appel à continuer à vivre comme si de rien n’était, finalement ? Un appel à continuer à vivre, tout simplement ? Peut-être parce que l’humain ne peut fondamentalement changer sa nature ? Si, dans l’absolu du règne de Dieu, injustice et souillure n’auront plus de raison d’être, en attendant, dans l’absolu présent de l’humanité, elles sont là. Ce qui change en revanche radicalement, avec la vérité révélée de Jésus, par la foi seule, c’est le don de la grâce. Toute échelle de valeur perd alors sens et toute tentative de justification de l’humain est inutile, dans cette ère nouvelle qui s’ouvre à nous, croyants.

« Voici, je viens bientôt, et ma rétribution est avec moi, pour rendre à chacun selon ce qu’est son œuvre ». Prenons d’abord l’aspect positif de cette déclaration, car il y en a bien un, d’emblée : pour la seconde fois, le Christ nous annonce sa venue imminente, son élan déjà engagé vers nous. Là où nous risquerions en revanche de perdre à nouveau le fil, c’est à l’évocation d’une rétribution et d’une distribution à chacun selon ses œuvres. Cet aspect mérite d’être réfléchi en deux temps. D’abord, cette rétribution dont il est question, ce n’est pas un salaire que le Christ va donner aux hommes, il le dit clairement, textuellement « le salaire de moi avec moi », c’est son salaire, celui qu’il a reçu, par sa mort sur la croix. Ensuite, quant à récompenser chacun selon son œuvre, ce qui pourrait nous faire bondir et d’ailleurs a fait bondir Luther en son temps, prudence, rien ne dit pour l’instant de quelle façon… La réponse viendra… plus loin, donc pas d’emportement hâtif…

En admettant que nous soyons tirés d’affaire avec cette histoire de rétribution, fallait-il encore que revienne la question de la justification et du mérite ? « Heureux ceux qui lavent leurs robes, afin d’avoir droit à l’arbre de vie et d’entrée par les portes de la Ville »… De quoi faire frémir, ceux qui, comme Paul, dénoncent la falsification de la Loi au service du péché. Sauf qu’ici, ce « ceux » désigne tous les habitants de la Cité céleste, membres de l’Église universelle qui, sans distinction, lavent leurs tuniques à l’eau du fleuve de la vie. Nulle auto-justification à visée purificatrice, donc classante, dans ce geste symbolique, mais l’affirmation d’une harmonie universelle, rendue possible par le don de Dieu et de l’Agneau. Ne tombons pas non plus dans le piège du verbe « avoir droit », qui n’a pas ici le sens commun que nous lui donnons aujourd’hui. En grec ancien, l’exousia, c’est le fait d’être possible, d’avoir la capacité de choisir, la liberté d’agir. Cette notion de droit pour soi-même n’a donc aucun caractère méritoire. Elle nous permet, par la foi qui libère, de connaître l’inconditionnalité de la grâce de Dieu et d’en porter le message.

« Dehors les chiens, les enchanteurs, les impudiques, les meurtriers, les idolâtres, et quiconque aime et pratique le mensonge ! »… A l’annonce d’une universalité répondrait aussitôt l’exclusion ? En réalité, cet exo caractérise ceux qui sont déjà à l’extérieur, et ne peuvent entrer comme tels dans la Cité céleste. Je dis bien entrer « comme tels ». Car à frange infréquentable des humains, les portes restent ouvertes – le chapitre précédent nous l’indique d’ailleurs. Sinon, où serait la place de ceux que Jésus a tant côtoyés : publicains, prostituées, païens… Autrement dit, par l’entrée possible dans la communion de Dieu et de l’Agneau, l’humain se transforme, retrouve sens, et ce qui existait dehors n’existe plus désormais dedans. C’est la possibilité et même l’évidence d’une existence radicalement nouvelle, une fois les portes de la ville franchies qui est révélée ici, en d’autres termes, l’évidence d’une résurrection.

« L’Esprit (de Dieu dans le cœur des humains) et l’épouse (l’Église entière du Sauveur) disent : Viens ! Et que celui qui entend dise : Viens ! » Ce « Viens ! », c’est notre appel au Christ, immédiatement suivi d’une invitation à l’humanité toute entière : « Et que celui qui a soif vienne ; que celui qui veut, prenne de l’eau de la vie, gratuitement ». C’est l’expression d’une double espérance, celle placée en nous par le Christ, et la sienne, à lui, en notre capacité à l’entendre et le suivre, dans l’acceptation du don de la grâce…

« Si quelqu’un ajoute quelque chose dans ce livre, Dieu le frappera »… « Si quelqu’un retranche quelque chose des paroles de cette prophétie, Dieu retranchera sa part de l’arbre de la vie et de la ville sainte »… Encore une douche froide… Comment, à l’appel libérateur du Christ et son écho parmi l’humanité peut donc répondre une menace de châtiment ? C’est à y perdre son latin… pardon, son grec ! Ce n’est pas pour rien que cette seule formule faisait douter Luther de l’authenticité de l’Apocalypse. Mais au fait, à cet instant précis, qui parle ? Eh bien, ni le Christ, ni l’ange, encore moins Dieu, mais manifestement le rédacteur lui-même. Son intervention vise de toute évidence à défendre son écrit comme œuvre inaltérable de Dieu et à prévenir quelque relâchement de l’Église, assoupie dans une attente statique – et donc mal comprise – du Christ. Cette insistance pour le moins maladroite, voire brutale, est en tout cas bien humaine, et rien d’autre !

Nous arrivons au terme de ce texte, et c’est bien le Christ Sauveur qui nous parle : « Oui, je viens bientôt ». Affirmation renforcée par la demande redoublée de l’auteur, et par extension, de l’Église universelle : « Viens, Seigneur Jésus » ! Une promesse, une espérance, un double mouvement, là encore. Il y a deux mille ans, Jésus s’est mis en marche, son chemin, il l’a parcouru par la vie qu’il a menée et donnée pour servir l’évidence paradoxale de Dieu à travers la croix, pour nous inviter à l’amour fraternel. De notre côté, s’agit-il seulement de l’attendre, passivement ? Il n’est sans doute pas inutile de redire encore aujourd’hui que non. C’est le caractère spécifiquement chrétien, pour ne pas dire christologique, du message transmis ici. Car la nouvelle de la venue du Christ déjà initiée au cœur de nos existences établit par elle-même notre propre dynamique de mouvement, vers le Christ, et à sa suite. Elle signe le bouleversement du temps, de l’histoire et de l’espace du monde, pas seulement par une croyance attentiste, mais par la participation effective de chaque chrétien au salut apporté par le Christ, dès à présent, chaque jour.

C’est pourquoi la toute dernière formule de cette finale n’est pas qu’un souhait poli. C’est la réponse stupéfiante, éclatante, à notre questionnement posé plus haut à la lecture du verset 12, souvenez-vous : « Voici, je viens bientôt (…) pour rendre à chacun selon ce qu’est son œuvre ». Au critère « selon ce qu’est son œuvre », qui nous froissait, critère qui est celui de la Loi, Jésus répond par un don inconditionnel, celui de la grâce pour tous.

Cette finale de l’Apocalypse, loin d’évoquer la fin d’un temps, ouvre au contraire la perspective d’un renouveau permanent à l’écoute de la Parole, au cœur de nos vies, au cœur de notre agir. Elle met en lumière différentes dimensions de la foi qui doit demeurer la nôtre, par-delà les obstacles, les doutes, la tentation des conformismes et de la normalisation. La foi comme don de Dieu, en Christ et par le Christ, à tous les hommes et femmes. La foi qui rend vivant et libre. La foi comme démarche active de notre existence, à la rencontre du Christ qui vient déjà à nous, pour mieux se rencontrer soi-même et mieux rencontrer les autres. La foi couronnée, si l’on peut dire, par la grâce inconditionnelle de Dieu offerte à chacun, dans la voie de l’amour fraternel. Ce souffle créateur qui doit sans cesse nous animer, c’est non seulement dans le futur mais surtout dans l’ici et maintenant de nos vies qu’il faut le mobiliser. Bernard van Meenen écrivait que l’Apocalypse est « traversée par un ‘pas encore’ dont le croyant doit assumer les conséquences au cours de sa vie, pleinement, dès maintenant, dans la foi ». Cette finale, jusqu’au dernier de ses mots, questionne la posture dynamique du chrétien et de l’Église dans le monde et avec le monde. Quelle place peuvent-il et doivent-il y trouver ?

« Je viens bientôt… »
Oui, Jésus vient à nous, déjà, porteur de la bonne Nouvelle de la grâce… Son message, condensé dans ces quelques lignes conclusives de l’Apocalypse, brise la temporalité, rompt les cadres et ouvre devant nous un horizon infini… Dès lors nous pouvons faire nôtre cette parole…
Par le Christ, je viens à moi-même, je viens à eux, à nous, ils viennent aussi vers moi…
La fin d’un monde ? Non, car plus rien ne s’achève, tout commence.