Prédication du 26 juillet 2020

de Dominique Hernandez

Jette ton pain à la surface des eaux

Lectures bibliques

1 Corinthiens 1, 17-29

17 Car le Christ ne m’a pas envoyé pour baptiser, mais pour annoncer la bonne nouvelle ; non pas dans la sagesse du langage, afin que la croix du Christ ne soit pas vidée de son sens.

18 En effet, la parole de la croix est folie pour ceux qui vont à leur perte, mais pour nous qui sommes sur la voie du salut, elle est puissance de Dieu.
19 Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, j’anéantirai l’intelligence des intelligents.

20 Où est le sage ? Où est le scribe ? Où est le débatteur de ce monde ? Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ?
21 En effet, puisque le monde, par la sagesse, n’a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est par la folie de la proclamation qu’il a plu à Dieu de sauver ceux qui croient.
22 Les Juifs, en effet, demandent des signes, et les Grecs cherchent la sagesse.
23 Or nous, nous proclamons un Christ crucifié, cause de chute pour les Juifs et folie pour les non-Juifs ;
24 mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, un Christ qui est la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu.
25 Car la folie de Dieu est plus sage que les humains, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les humains.

26 Regardez, mes frères, comment vous avez été appelés : il n’y a pas parmi vous beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles.
27 Dieu a choisi ce qui est fou dans le monde pour faire honte aux sages ; Dieu a choisi ce qui est faible dans le monde pour faire honte à ce qui est fort ;
28 Dieu a choisi ce qui est vil dans le monde, ce qu’on méprise, ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est,
29 de sorte que personne ne puisse faire le fier devant Dieu.

Ecclésiaste 11, 1-6

1 Jette ton pain sur l’eau, car avec le temps tu le retrouveras ;
2 donne une part à sept, et même à huit, car tu ne sais pas quel malheur peut arriver sur la terre.
3 Quand les nuages sont remplis de pluie, ils la déversent sur la terre ; si un arbre tombe, vers le sud ou vers le nord, c’est au lieu où l’arbre est tombé qu’il restera.
4 Qui observe le vent ne sème pas ; qui regarde les nuages ne moissonne pas.
5 De même que tu ne sais pas comment le souffle ou les os se forment dans le ventre de la femme enceinte, de même tu ne connais pas l’œuvre de Dieu qui fait tout.
6 Dès le matin sème ta semence, le soir ne repose pas ta main ; car tu ne sais pas ce qui réussira, ceci ou cela, ou si l’un comme l’autre sont également bons.

Prédication

Jette ton pain à la surface des eaux, plus tard, tu le retrouveras. Voici une exhortation bien étrange parmi tant d’autres paroles bien étranges de Qohelet, l’Ecclésiaste, celui que Luther appelait le prédicateur, et dont le nom hébreux, Qohelet, n’est pas tant un nom qu’une fonction : le rassembleur, mot auquel fait écho celui d’Ecclésiaste, mot grec celui-ci qui ne signifie pas ecclésiastique, mais celui qui appelle, qui réunit.
Y a-t-il donc un risque ou une situation de dispersion, de séparation, de fragmentation ?
Il n’est certes pas question de l’éparpillement des uns et des autres pendant la période estivale ! Il suffit certainement de regarder autour de nous, d’écouter pour constater les déchirures, les repliements sur soi ou sur ses semblables, combien la société est divisée, non pas diverse ce qui est une bonne chose, mais divisée dans des oppositions qui ne dialoguent pas, ne débattent pas, s’ignorent ou s’invectivent entre rapports de force ou indifférence. Et il semble bien que la crise provoquée par le coronavirus et les conséquences du confinement, crise sanitaire, crise économique, crise sociale déjà vive, ajoutée à la crise écologique, exacerbe les divisions et les crispations des postures.
Devant l’avenir, ses risques et ses incertitudes, y compris à court terme, l’angoisse monte pour nombre de nos contemporains. De quoi pouvons-nous être certains ? Sur quoi s’assurer afin de prévoir un minimum pour demain ? Entre aléas de la nature et conséquences de décisions humaines que nous n’avons pas toujours prises, ou que nous avons suivies sans en discerner les implications, beaucoup sont désemparés et inquiets, plus qu’inquiets, en proie à une appréhension sourde ou manifeste.
Nous avons fait si brutalement l’expérience de la fragilité de notre condition, à la fois tous ensemble et séparément chacun chez soi, abreuvés d’hypothèses, parfois, souvent assénées comme des certitudes, d’informations et d’injonctions parfois, souvent, contradictoires. Et la science ne résout pas tout, la technologie ne suffit pas, la puissance qui faisait la fierté des humains s’est trouvée ébranlée. Nous ne dominons pas ce qui arrive, nous ne connaissons pas tout d’aujourd’hui en encore moins de demain, et il a fallu se le dire, le regarder en face, même si le désir de domination remonte vite en surface, déni ou rassurance, théories du complot ou recroquevillement sur un tout petit espace, pour avoir le sentiment de maîtriser quelque chose, pour se sentir un peu humain, un peu vivant.

Jette ton pain à la surface des eaux, plus tard, tu le retrouveras. Alors quoi ? A quoi Qohelet engage-t-il ses lecteurs ?
Du gaspillage ? Certainement pas.
Une sorte de pari positif ? Je jette le pain sur l’eau pour le retrouver plus tard quand j’en aurai besoin… Il y a de beaux contes sur ce thème, mais s’il en est un qui ne raconte pas d’histoire et qui ne se fait pas d’illusions, c’est bien Qohelet.
Un calcul de prévoyance ? Je donne du pain pour que quelqu’un m’en donne plus tard… Une sorte de placement dans l’espoir d’un retour sur investissement en quelque sorte, un vague cousinage avec le gérant malhonnête de la parabole qui se fait des amis avec l’argent de son maître afin qu’ils lui viennent en aident quand il aura perdu son travail (Luc 16)… Sauf que Qohelet ne dit pas de donner son pain aux pauvres ni à personne mais de le jeter à la surface des eaux.

L’angoisse de l’avenir, la fragilité de l’humain, le désir de tout dominer, Qohelet les connaît bien. Ce sont des attitudes et des sentiments intemporels. Il écrit dans une période pleine de perturbations et d’effondrements. La dynastie des Ptolémée qui domine en Judée suite à l’héritage d’Alexandre le Grand est à bout de souffle. Le dernier roi se prend pour un descendant du dieu Dionysos, enchaîne les orgies, se défie de tous sauf de quelques très proches et lorsqu’il meurt subitement, il ne reste qu’un enfant de 5 ans placé sur le trône par des tuteurs sanguinaires qui amplifient la répression violente, jusqu’à ce que la population et l’armée se soulèvent contre eux. Il n’y a plus d’autorité, seulement des armes, et un enfant de 5 ans absolument impuissant. Alors bien sûr, le royaume voisin des Séleucides, autres héritiers d’Alexandre, n’attend que l’occasion de s’emparer de la Judée pour agrandir son territoire et sa puissance, ce qu’il ne tarde pas à mettre en œuvre.
L’angoisse de l’avenir, la fragilité de l’existence humaine, le désir de domination et le non-savoir, Qohelet les connaît très bien. Il les exprime avec des images très ordinaires et même évidentes, presque des banalités dirait-on, du genre proverbes d’un bon sens commun et accessible à tous.
Tu ne sais pas ce qui sera malheur sur la terre. Nous pouvons connaître certaines réalités, certaines constantes, mais nous ne savons pas ce qui va advenir. Nous ne pouvons pas prédire l’avenir, entre adversités, injustices et paradoxes.
Tu ne sais pas la route du vent ni l’ossification dans le ventre de la femme enceinte. Même si aujourd’hui nous ne savons un peu plus sur les processus de formation d’un fœtus, nous ne savons toujours pas de quel manière le souffle de la parole passera en lui, ou en la femme qui le mettra au monde, pour qu’il devienne un humain, pour qu’elle devienne une mère. En nous souvenant que Jésus dit aussi à Nicodème en parlant de l’Esprit saint : tu ne sais d’où vient le vent ni où il va. La métaphore est persistante.
Tu ne sais pas ce que Dieu fait : sauf à se prendre pour Dieu. Nous avons médité sur cette tentation dimanche dernier. Se déprendre d’un savoir sur Dieu est plus délicat que d’engranger et de s’accrocher à ce savoir qui n’en est jamais un, mais on ne dira jamais assez à quel point ce non-savoir est libérateur !
Tu ne sais pas ce qui sera bon, ceci ou cela ou les deux à la fois. Alors quoi ? ne rien faire ? au cas où cela tournerait mal même avec la meilleure intention du monde ? Renoncer devant la complexité de l’existence et ses ambiguïtés constitutives ? Non, non.

En situation d’angoisse, d’incertitude, de vulnérabilité, face à ce que nous ne pouvons modifier : là où l’arbre est tombé, là il reste, Qohelet ne prêche pas l’abandon, le défaitisme, l’inaction. Il ne prêche pas non plus l’activisme, qui n’est qu’une autre face de l’angoisse. Jette ton pain à la surface des eaux, plus tard, tu le retrouveras. Il y a là un appel au courage et à l’engagement.
Mais que veut dire jeter son pain à la surface des eaux ?

Si Qohelet avait un livre de chevet, ce devait être le livre de la Genèse. Tout son livre est adossé aux premiers chapitres de la Genèse ; nous connaissons tous ce petit refrain de Qohelet : vanité des vanités, tout est vanité. Vanité, ou buée ou fumée, ou vapeur, ou… Abel, le frère de Caïn à l’existence si brève, tué par son frère et qui ne laisse rien sur terre sinon son sang qui crie. Abel se nomme littéralement buée, fumée, vapeur, qui ne demeure pas, qui ne se retient pas, éphémère, transitoire, fugace, insaisissable, et même vain ou futile comme la traduit la NBS, et même, parfois, rien. De nombreux textes de la Bible hébraïque comme du Nouveau Testament exhortent à discerner ce qui est vain, afin de ne pas y accrocher, y confier nos existences.
Ces quelques versets du chapitre 11 sont quant à eux imprégnés du vocabulaire du premier chapitre de la Genèse, le chant de la Création. C’est là que nous lisons la mention de la surface des eaux, c’est à dire ce qui n’est pas ordonné, différencié et nommé par la Parole créatrice. La surface des eaux, c’est le chaos, le lieu de tous les dangers, face auquel, au milieu duquel l’humain est toujours trop vulnérable, trop démuni s’il n’y a pas la Parole qui fait sens. Ce sens, Qohelet l’exprime à sa manière, comme il l’a comprise dans son monde bouleversé :Jette ton pain à la surface des eaux. Dans ce chaos, ce désordre, cette agitation d’angoisse et d’incertitudes, jette ton pain, lance ton pain. Pas le pain de farine. Le pain, c’est ce qui nourrit, c’est ce qui fait vivre.
Et ce qui nous nourrit, ce qui qui nous fait vivre, ce qui nous fait vivants comme humains, nous le savons avec un peu de lucidité, nous l’éprouvons : c’est la confiance, la bonté, l’amour, la compassion, la solidarité, la grâce. Tout ce que nous avons reçu et recevons d’autres personnes, et aussi ce que nous recevons aussi par le souffle divin, dons de Dieu qui nous rendent capables à notre tour d’être confiant, aimant, compatissants, solidaires. Cela n’est pas à nous, si nous le considérions comme possession, tout disparaîtrait comme buée, fumée, vanité. Cela n’est pas de nous, si nous pensions en être à l’origine ce ne serait qu’éphémère, dérisoire, vanité. Mais cela est en nous, véritablement, don et promesse inconditionnels.
C’est cela que nous sommes appelés à jeter, à lancer dans le monde agité, complexe, labouré d’injustices et de douleurs. Nous sommes appelés à ne pas garder pour nous ce qui nous fait vivre, mais à le faire passer et c’est cela même être vivant. Faire passer, faire circuler ce qui fait vivre. Ce passage, cette circulation, cette dynamique, c’est la vie même. C’est à cette action délibérée et obstinée que Qohelet exhorte ses lecteurs, ce que nous pouvons comprendre dans ce texte. Ne pas savoir et pourtant vivre, agir ainsi et si du bon advient, il advient ainsi, dans cette persévérance de la générosité de laisser passer, de jeter, de semer sans relâche, sans calculer et sans parcimonie ce que nous avons reçu de vitalité, de vital.
Et nous n’en sommes pas privés, rien de ce que nous laissons passer à travers nous ne nous manqueras en le jetant dans le champ du monde, à la surface de l’eau. Si rien de cela n’est jeté, lancé, il n’y a pas de vie, il n’y a que vanité, buée, vapeur, fumée qui ne nourrissent personne.
Donne part à sept et même à huit, Qohelet excelle à faire place à Dieu dans son texte Dieu sans avoir besoin de répéter un nom ou un titre. Part à sept et même à huit : plénitude et au-delà, à l’image de Dieu qui œuvre pendant 7 jours chante la Genèse, et dont l’œuvre est aussi de faire place à ce qui est créé. Dieu qui œuvre encore au-delà du septième jour, avec un huitième jour que le Christ vivant inaugure au matin de Pâques quelle que soit la date de ce jour où un humain, par la confiance est relevé de l’emprise de la mort sur son existence qui devient, en actes et en paroles, même modestes, célébration de la puissance de vie.

Malgré l’ignorance, la fragilité, l’angoisse et en assumant aussi les échecs, les paroles de Qohelet tracent encore pour aujourd’hui un optimisme de vie vivante. C’est un peu fou, c’est complètement fou, mais pas plus que la folie de Dieu que Paul affirme dans la communauté de Corinthe empêtrée dans la vanité de disputes de préséance et d’autojustification.
Même sans assurance, même sans savoir, même sans maîtrise de l’avenir, il y a un maintenant, il y a un présent, un présent d’être, reçu par grâce, par bonté, par bienveillance divine un présent qui est dynamique de grâce, de bonté, de bienveillance.
Nous ne perdrons pas nos vies à jeter le pain à la surface des eaux, à semer, du matin au soir écrit Qohelet, ce qui nourrit la vie des vivants. Nous ne perdrons rien à prendre part à une œuvre de lumière, une douce lumière, celle qui, première créée chante la Genèse, éclaire cœur, âme, esprit, l’être et permet de discerner la vanité ou le sens, ce qui est bon ou ce qui est malheur, dans ce qui est apparent sous le soleil.
Nous pouvons faire cela pour nos contemporains, semer parmi eux, semer pour eux ce qui permet d’être vivant : la confiance, la bonté, l’amour, la compassion, la solidarité, la grâce, la part divine qui est en nous. Nous pouvons le faire, c’est notre vocation. Et même si certains n’en veulent pas, continuer, persévérer, car ce n’est pas l’efficacité, cette vanité, qui nous motive et nous met à l’ouvrage, mais la confiance, la confiance que là seulement se tient le sens par lequel les êtres et le monde reçoivent leur forme, leur densité, leur plénitude.
Il y aura des jours de ténèbres, parole de Qohelet, mais chaque jour, réjouis-toi d’être cet homme, cette femme vivant et capable de partager ce qui te fait vivre.

Amen